vendredi 5 août 2022

La patience des traces ★★★★☆ de Jeanne Benameur

Il suffit d'un bol qui vous glisse entre les mains. Et l'histoire ancienne resurgit, harponne.
La mémoire qui vous rattrape. La nostalgie.
« Il sait si bien la reconnaître chez chacun de ses patients. On y arrive toujours, au paradis perdu. Combien de pas faut-il et quel épuisement pour enfin comprendre. »
Pour Simon Lhumain, psychanalyste, il est venu le temps de désencombrer sa vie. 
Parce que c'est le moment.
Le temps d'une pause, une coupure.
La vie qui va, une autre qui vient, qui se présente, à saisir...pas une vie nouvelle, comme il le dit lui-même, il trouve ça un peu niais même. À la confluence de ses chemins de vies, il décide d'emprunter celui qui lui permettra de se confronter à son passé. 
Un analyste qui, à son tour, à l'instar de ses patients, va chercher l'écoute au pays du soleil levant. Point de divan. Mais un décor qui amène à la paix. Et un couple bienveillant et adorable.
« Retrouver l'état sauvage d'avant l'alphabet. Ce moment où la pensée sait, d'un savoir archaïque, qu'elle est du corps. Avant tout du corps. Il est en train d'en faire l'expérience. Et il éprouve par son propre corps ce que c'est. Un état précieux. Celui d'avant toute chose désirée. La matrice de tous les désirs, elle est là. »
Jeanne Benameur a l'art de distiller, de captiver, de donner l'envie de découvrir, de comprendre, de dénouer les intrigues subtilement évoquée. J'ai imaginé des réponses, le livre ouvert, le regard ailleurs, perdu, attiré par ces paysages maritimes et artistiques dans lesquels Jeanne Benameur nous convie, nous lecteurs. Du grand art !
Embarquée. Harponnée. 
Une lecture tout en délicatesse, apaisante, lumineuse. 
À savourer.

« Il est libre. Presque. C'est dans le "presque" que tout se joue. Toujours.
Il suffit parfois d'un bol qui échappe. Ça va s'accélérer.
Il regarde ses mains.
Les mots, ça suffit. »

« Tant d'années de sa vie à écouter le mystère de toute vie. À s'en approcher. »

« Tant d'années pour accepter qu'au fond de toute clarté, l'opaque subsiste. C'est le plus difficile. Pour l'analysant comme pour l'analyste.
On lève une à une les choses tues qui bordent chaque enfance, on traverse les secrets inutiles, on peut à nouveau caresser une cicatrice. Et pour autant on n'a rien résolu. On se retrouve toujours devant le même mystère, le même pour tous, on n'y échappe pas.
Son métier, c'est pour ceux qui ne s'en débarrassent pas en invoquant Dieu ou quelque transcendance bien pratique. Il a été ce serviteur discret qui fait approcher l'énigme de vivre, en se sachant mortel, au plus près. Celui à qui on se confie pour accepter de faire le chemin jusqu'à l'inconnu. »

« Un verre sur le port et filer dans l'ile. Un remède éprouvé. Il laisse tout en plan et dégringole les marches. Les années lui ont laissé des jambes rapides. À la porte, il marque un arrêt. Il regarde sa propre plaque.
S'appeler Lhumain quand on est psychanalyste, c'est un comble. Et pourtant, combien de gens ont appuyé sur ce bouton de cuivre, juste sous ce nom gravé.
Il passe légèrement la main dessus, comme pour en balayer une invisible poussière et il se demande quand il va l'enlever. Redevenir simplement Simon Lhumain. Simon Lhumain, c'est tout.
Il marche dans la rue et il ne peut s'empêcher de jeter un œil à son propre reflet dans une vitrine. Ça va se dit-il. Toujours la silhouette bien droite, haute. Les analystes n'échappent pas à la sensation du temps qui passe et se rassurent aussi. Moi c'est avec mon corps de "jeune homme".
On a besoin du reflet de sa jeunesse.
Il s'installe à "sa" terrasse, sur le port, commande son whisky préféré, même si ce n'est pas l'heure. Il laisse son oeil capter ce qu'il voudra, une tasse, une main, les pages ouvertes du journal abandonné sur une autre table. L'oeil dessine. Puis il laisse son regard se perdre dans le paysage des vivants. Sa façon de se préparer pour l'île. »

« Elle lui avait dit il y a longtemps, la porte-fenêtre ouverte sur la terrasse aux bougainvilliers, Com ment tu veux qu'on fasse maintenant ? Il avait haussé les épaules. Elle avait quitté la chambre où ils avaient parlé. On ne devrait jamais parler dans les chambres. Les chambres, c'est pour les corps nus, les mains pour comprendre. Tout ce qui frémit, tout ce qu'on provoque, qu'on attise, qu'on apaise. Le plaisir brut. La peau sans rien pour faire barrière, ni tissu ni conversation. Les sexes qui, enfin, dans les moments de grâce, font resurgir la parole d'avant tout alphabet, celle qui s'accorde à la quête farouche des corps, aux reins cambrés, aux poitrines palpitantes, au sang battant au rythme des caresses les plus simples, les plus hardies. La seule parole qui vaille. Celle des corps enfin éveillés. Et le chant unique. Il avait connu ça. Oh, avec elle, il avait connu ça. »

« Il la revoit se tourner vers lui avant de franchir le seuil et trébucher, comme une enfant. Elle était là, sa bonté, dans ce corps qui perd l'équilibre, se reprend, puis repart. Il a continué à l'aimer sans le lui dire. Longtemps. Juste pour ça. Parce qu'elle avait trébuché. Cette chute retenue. Il était là, leur amour. Lui l'avait su à ce moment-là mais c'était trop tard. Les mots avaient fait leur sale travail. Ils le savaient tous les deux et ils étaient parvenus au bout. Si jeunes et déjà au bout. »

« À vouloir fuir on est toujours pris. »

« ...être analyste c'est abandonner l'impatience... »

« Il ne sait pas s'il va poursuivre la lecture pendant le vol mais de tenir le livre entre ses mains, déjà, c'est bien. Un peu de calme posé sur ses genoux.
On a les viatiques qu'on peut. Il pense au bol cassé au fond de l'armoire. Il a failli le glisser dans son sac, a renoncé en se traitant d'idiot. Il l'a quand même enveloppé de papier bulle comme s'il allait lui aussi voyager et d'un pull aux manches serrées autour. On prend dans ses bras comme on peut. »

« Il caresse la tasse rouge de la main très doucement. La vie est plus inventive que ce qu'on imagine, pour peu qu'on veuille bien la laisser faire. »

« Toute sa vie passée à écouter les autres. Il n'écoute plus personne. Il y a là une paix profonde et une tristesse. Aussi profonde l'une que l'autre. Il vient de déposer l'habit. Pas défroqué non, parce que sur sa route il n'y a ni dieu ni vœu éternel. Il s'éloigne simplement et il se sent de plus en plus nu. Parfois une question le saisit. Écouter et parler n'est-ce pas ce qui rend humain chaque être ? Est-ce qu'il n'est pas en train de trop s'éloigner ? »

« Le silence de l'écriture ne rompt rien. Il convient. Ce silence-là est le sien. Vraiment. Ce n'est pas le silence de la parole qui se cherche ou qui laisse l'interlocuteur parler. C'est un silence qui écoute aussi bien les morts que les vivants. Plus ample. Un silence qui n'est pas soumis au temps des horloges. Un abîme profond à l'intérieur de soi. Et ici, pour la première fois, il ose s'y laisser glisser. Il découvre. Ce courage-là. Sa pratique de psychanalyste l'a toujours maintenu sur le bord. Très près. Au plus près. Mais sur le bord. Il faut bien que l'un des deux reste sur le bord quand l'autre s'aventure. Lui il a choisi d'être celui à qui on s'arrime pour pouvoir aller au plus profond. Aujourd'hui il se dit que ça lui a bien évité d'y aller. »

« La répétition du mot scande quelque chose. Il pense à Lacan. De la répétition naît la différence.
Il pense à Jésus qui tend l'autre joue. C'est quoi la différence entre la première gifle et la deuxième ? La main du centurion hésite-t-elle parce qu'elle est consciente du geste ? Ou Jésus se débarrasse-t-il de la peur par la répétition annoncée ?
Simon maintenant a fait une page entière de peur. Il se promet qu'il en fera à chaque fois que ce sera nécessaire. Peu importe. Personne n'est là à pour voir ce qu'il fait. C'est secret. Il faut le secret pour accepter de laisser les quatre lettres faire leur travail. Il attend. Se dire et accepter qu'il a peur. Il n'y a pas d'autre moyen pour affronter. Est-ce qu'il a toujours eu peur ? Est-ce qu'il y a toujours eu ça, tapi au fond de lui, à lui interdire de lâcher la barre ? »

« Il sait qu'il n'est pas au bout de sa peine comme on dit, mais ce soir, cette nuit, il désire juste la paix qu'on lui offre ici.
Cette nuit, il dormira sous les étoiles. Il refuse à son esprit d'aller plus loin.
Il aime la voix d'Akiko. Il veut en savoir plus sur l'art de Daisuke. Un jour au XVe siècle, lui raconte Akiko, un samouraï avait envoyé un bol cassé auquel il tenait très fort en Chine pour qu'il soit réparé. Simon sourit. On le lui a renvoyé, couturé de vilaines agrafes. L'objet pouvait servir à nouveau mais il était défiguré. Alors le samouraï demanda à ses plus fins artisans de trouver comment redonner à son bol toute sa beauté. Et l'art du kintsugi est né. Kin c'est l'or et Tsugi la jointure.
Simon se laisse emporter par l'histoire. Daisuke boit lentement l'alcool puis il repose ses deux mains sur ses genoux. Sa présence immobile et silencieuse donne à tout ce qui se passe ici sa densité. Simon s'appuie sur cette présence pour garder son attention rivée au présent. Kin l'or et Tsugi la jointure. Akiko raconte les différentes étapes, toutes aussi minutieuses les unes que les autres. Un processus long, patient. Simon écoute.
Coller les bords séparés.
Retirer ce qui de la colle est en trop.
Poncer.
Puis le trait fin de la laque. Et la poudre d'or.
Entre chaque étape, le patient séchage.
Alors Daisuke prend la parole et Akiko traduit Mon époux dit que c'est votre art à vous aussi. »

« ... toutes ces années lui ont appris que ce qui se passe dans le cœur et la tête de chacun n'appartient qu'à celui dont le souffle anime et ce cœur et cette tête. C'est le cœur de la plante. On n'est maître de rien. On peut juste accepter et mettre tout son art, toute sa vie, à comprendre ce qu'est le fil de l'eau, le sens du bois, le rythme des choses sans nous. Et c'est un travail et c'est une paix e de s'y accorder enfin. La seule vraie liberté. »

Quatrième de couverture

Psychanalyste, Simon a fait profession d'écouter les autres, au risque de faire taire sa propre histoire. À la faveur d'une brèche dans le quotidien - un bol cassé vient le temps du rendez-vous avec lui-même. Il lui faudra quitter sa ville au bord de l'océan et l'ile des émotions intenses de sa jeunesse, s'éloigner du trio tragiquement éclaté qui hante son ciel depuis si long temps. Aussi laisser derrière lui les vies, les dérives intimes si patiemment écoutées dans le secret de son cabinet.

Ce sera un Japon inconnu - un autre rivage. Et sur les iles subtropicales de Yaeyama, avec les très sages et très vifs Monsieur et Madame Itô, la naissance d'une nouvelle géométrie amicale. Une confiance. À l'autre bout du monde et au-delà du langage, Simon en fait l'expérience sensible: la rencontre avec soi passe par la rencontre avec l'autre.

Jeanne Benameur accompagne un envol, observe le patient travail d'un être qui chemine vers sa liberté dans un livre de vie riche et stratifié : roman d'apprentissage, de fougue et de feu; histoire d'amitié et d'amour foudroyés ; entrée dans la complexité du désir ; ode à la nage, à l'eau, aux silences et aux rencontres d'une rare justesse.

Romancière, et poète, Jeanne Benameur est notamment l'auteure, chez Actes Sud, de Profanes (2013, grand prix du Roman RTL/Lire), Otages intimes (2015, prix Version Femina 2015, prix Libraires en Seine 2016), L'Enfant qui (2017) et, plus récemment, Ceux qui partent (2019, prix des Lecteurs de Corse 2020).

Éditions Actes Sud,  janvier 2022
200 pages

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