lundi 15 août 2022

Clara lit Proust ★★★★☆ de Stéphane Carlier

D'aucuns diront que Proust c'est somnifère, direct. Clara ne l'entend pas de cette oreille. Les mots de Proust l'emporte à Balbec ou ailleurs, bien loin de son quotidien et du salon de coiffure dans lequel elle exerce.
Proust sera sa libération, son salut, son bonheur. 
Un petit livre de cette rentrée littéraire fort appréciable. Proust vu sous un autre angle, révélant les touches d'humour qui parsèment ses écrits. De nombreuses citations inspirantes.
Jamais lu un Proust en entier, alors merci à Babelio Masse critique privilégiée, aux éditions Gallimard, à vous Stéphane Carlier. Grâce à Clara, mes livres de Proust vont cesser de prendre la poussière ;‐)

« L'affaire est de se libérer soi-même : trouver ses vraies dimensions, ne pas se laisser gêner.  » VIRGINIA WOOLF

« Une phrase a été soulignée au bille bleu. Vous avez une jolie âme, d'une qualité rare, une nature d'artiste, ne la laissez pas manquer de ce qu'il lui faut. »

« Elle a lu quoi, douze pages, et elle sait déjà comment ça va marcher entre eux. A elle de s'accrocher, de continuer à avancer, souvent dans le brouillard, parfois dans le noir, de ne pas se formaliser de ses phrases à tiroir et de ses imparfaits du subjonctif, de se munir de patience et, s'il le faut, d'un dictionnaire. À lui, en retour, à intervalles réguliers, chaque fois qu'elle s'y attend le moins, de l'éblouir. »

« Plus elle le lit, mieux elle le comprend. Il n'emploie pas de mots compliqués, c'est juste que ses phrases, souvent, vont voir ailleurs. Une fois qu'elle le sait, qu'elle a compris qu'il ne l'abandonne pas mais reviendra la chercher, ça va tout seul. En fait, ce qui le rend si particulier, c'est sa sensi bilité. On n'a pas l'habitude, dans la vie courante, d'éprou ver les choses de cette façon. Et c'est se hisser à ce degré de finesse qui demande un effort à celui qui le lit. Qui requiert toute son attention. Qui fait qu'il ne peut pas lire Du côté de chez Swann avec Rage Against the Machine en fond sonore. Bon, c'est un exemple. »

« [...] son esprit est ailleurs, dans un village du nom de Combray, à la fin du dix-neuvième siècle. Là, dans une chambre d'enfant, à l'étage d'une maison à colombages, se joue un drame poignant. Marcel, qui a décidément des problèmes de sommeil, n'attend qu'une chose, une fois couché : que sa mère vienne l'embrasser. Ce soir-là, la visite impromp tue de Swann, un ami de la famille, retarde encore le moment du baiser maternel. Comme il n'imagine pas attendre tout ce temps, Marcel a l'idée d'écrire à sa mère un mot dans lequel il dit avoir besoin de la voir d'urgence et qu'il fait porter par Françoise, la bonne. Celle-ci vient de le quitter, la missive à la main, il attend fébrilement la venue de sa mère... »

« - C'est très organique, À la recherche du temps perdu. Ça parle beaucoup de corps, de peau. Si Proust décrit les vêtements avec autant de précision, c'est pour qu'on sente les corps en dessous. Les corps travaillés par le désir. C'est pour ça que ses personnages ont souvent le visage rouge. 
Clara se fige, saisie par ce qu'elle entend de la bouche d'une conductrice de car scolaire, qui continue: 
- Il va partir à Balbec, vous allez voir, ce sont des pages merveilleuses...»

« Proust, ce n'est pas difficile, c'est différent.

Mais bon, il pourrait quand même aller à la ligne plus souvent.

En attendant, entre son trajet en bus, sa pause déjeuner et son coucher, elle lit ses trente pages tous les jours. Proust n'est pas Harlan Coben et, compte tenu du rythme qu'impose sa lecture, on peut parler d'un exploit, surtout pour une personne active. »

« - Elle ne voit en lui qu'un écrivain mondain, dit Claudie. J'ai beau lui répéter qu'il ne l'est pas...
- Ce qui me dérange, c'est qu'il soit resté bien au chaud dans son lit à raconter ses histoires de duchesses pendant que toute une génération se faisait faucher dans les tranchées.
- Il était asthmatique, il pouvait à peine se traîner de son lit jusqu'en bas de chez lui! Et je ne parle pas de son hypersensibilité. Enfin, Michèle, le tintement d'une cuillère contre un verre pouvait le faire défaillir, comment voulais tu qu'il soit mobilisé? Au lieu de ça, il a rendu service à l'humanité en écrivant un chef-d'œuvre de la littérature mondiale.
Clara les regarde, l'une puis l'autre, comme au tennis.
- Il aurait pu au moins en parler, dit Michèle. -De ?
- La guerre. Et des conditions de vie des ouvriers à l'époque, des enfants qu'on envoyait à l'usine.
- La guerre, il en parle ! Il n'y en a que pour elle dans Le Temps retrouvé. Et pour les conditions de vie des ouvriers, tu as Zola ou Louise Michel qui font ça très bien. Cela dit, je crois que si Proust avait été pauvre, il n'aurait pas écrit un livre très différent. Je pense qu'il aurait hypocrisie. »

« Se peut-il que tout ne soit chez l'homme que mensonge, hypocrisie, médiocrité ? Que la vie ne soit qu'une comédie des apparences à peine plus plaisante qu'un reflux gas trique? Que rien ne soit jamais à la hauteur du désir qui le précède? Que le seul salut possible, la seule expérience envisageable de bonheur se trouve dans les ceuvres d'art ? »

« La meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l’odeur de renfermé d’une chambre ou dans l’odeur d’une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-mêmes ce que notre intelligence, n’en ayant pas l’emploi, avait dédaigné. »

« Dernières réflexions portées dans son carnet:

Souvent, dans ce livre, les gens ne savent pas qu'on les regarde (Charlus, la duchesse de Guermantes, la grand mère).

Sublime, quand il parle à sa grand-mère au téléphone (c'est comme lui parler dans l'au-delà).

Livre sensuel et généreux comme un fruit, comme une pêche.

Et ces citations:

Les traits de notre visage ne sont guère que des gestes devenus, par l'habitude, définitifs.
La vérité n'a pas besoin d'être dite pour être manifes tée [...] on peut peut-être la recueillir plus sûrement sans attendre les paroles et sans tenir même aucun compte d'elles, dans mille signes extérieurs, même dans certains phénomènes invisibles, analogues dans le monde des caractères à ce que sont, dans la nature physique, les changements atmosphériques.
Le trottoir encore mouillé, changé par la lumière en laque d'or. »

Quatrième de couverture

« Proust. Avant, ce nom mythique était pour elle comme celui de certaines villes - Capri, Saint-Pétersbourg... - où il était entendu qu'elle ne mettrait jamais les pieds. »

Clara est coiffeuse dans une petite ville de Saône et-Loire. Son quotidien, c'est une patronne mélancolique, un copain beau comme un prince de Disney, un chat qui ne se laisse pas caresser. Le temps passe au rythme des histoires du salon et des tubes diffusés par Nostalgie, jusqu'au jour où Clara rencontre l'homme qui va changer sa vie : Marcel Proust.

Tendre, ironique et attachant, ce récit d'une éman cipation est aussi un formidable hommage au pouvoir des livres. Clara lit Proust est le huitième roman de Stéphane Carlier, auteur notamment du Chien de Ma dame Halberstadt (Le Tripode, 2019).

Éditions Gallimard, août 2022
180 pages

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