vendredi 12 août 2022

Blizzard ★★★★☆ de Marie Vingtras

La lecture est un voyage. Elle a cette magie de nous transporter d'un lieu à un autre. J'ai navigué des Alizés vers le grand Nord, sauvage, battu par son puissant blizzard. 

Un voyage dans l'intimité des âmes de quelques habitants de ce confins du monde.
Sur le chemin de leurs âmes, des événements ont laissé des empreintes indélébiles. Qui tiraillent. Qui tourmentent. 
Qui bâtissent, conditionnent une vie.

Émue aux larmes, Blizzard m'a transportée bien loin, étreinte par tout l'amour que je porte aux miens. Les vivants. Les absents. Les disparus.

Un livre salué par les Libraires. Une évidence pour moi.

Allez je retourne apprécier la douceur des Alizés ;-)

« Bess

Je l'ai perdu. J'ai lâché sa main pour refaire mes lacets et je l'ai perdu. Je sentais mon pied flotter dans ma chaussure, je n'allais pas tarder à déchausser et ce n'était pas le moment de tomber. Saleté de lacets. J'aurais pourtant juré que j'avais fait un double noeud avant de sortir. Si Benedict était là, il me dirait que je ne suis pas suffisamment attentive, il me signifierait encore que je ne fais pas les choses comme il faut, à sa manière. Il n'y a qu'une seule manière de faire, à l'entendre. C'est drôle. Des manières de faire, il y en a autant que d'individus sur terre, mais ça doit le rassurer de penser qu'il sait. Peu importe, j'ai lâché sa main combien de temps ? Une minute? Peut-être deux ? Quand je me suis relevée, il n'était plus là. J'ai tendu les bras autour de moi pour essayer de le toucher, je l'ai appelé, j'ai crié autant que j'ai pu, mais seul le souffle du vent m'a répondu. J'avais déjà  de la neige plein la bouche et la tête qui tournait. Je l'ai perdu et je ne pourrai jamais rentrer. Il ne comprendrait pas, il n'a pas toutes les cartes en main pour savoir ce qui se joue. S'il avait posé les bonnes questions, si j'avais donné les vraies réponses, jamais il ne me l'aurait confié. Il a préféré se taire, entretenir l'illusion, prétendre que j'étais capable de faire ce qu'il me demandait. Au lieu de cela, dans cette terre de désolation qui suinte le malheur, je vais ajouter à sa peine, apporter ma touche personnelle au tableau. Il faut croire que c'est plus fort que moi. »

« Mais un gosse et une bonne femme perdus dans le blizzard, autant que je m'en sou vienne, c'était pas encore arrivé. Et Benedict savait bien pourquoi. Parce que ça n'a pas de sens, et qu'ici tout a un sens, parce que chaque geste vous coûte un effort et que Dame Nature, elle vous fait jamais de cadeaux. C'est ça le deal. Vous voulez vivre ici? Profiter de l'air pur, du gibier, du poisson? Être libre de vos actes, ne rendre de comptes à personne et peut-être ne croiser aucun être humain pendant des semaines? Libre à vous. Mais le jour où vous vous retrouverez nez à nez avec un kodiak ou que votre motoneige ne voudra plus démarrer alors que vous êtes à des miles de votre piaule, il faudra accepter l'idée que personne vous viendra en aide, à part vous-même. »

« Chez nous, tu réfléchis pas pour savoir si t'es beau en t'habillant ; tu t'habilles juste pour pas te geler les roubignoles et pour qu'on soit pas obligé de te couper des orteils gelés. Et même en faisant attention, ça arrive parfois, comme à Moses qu'avait plus qu'un seul orteil au pied gauche ou Hanson le Suédois - qui soit dit en passant n'avait plus grand-chose à voir avec la Suède – à qui il manquait deux doigts à cause de sa tronçonneuse grippée par le froid qui lui avait échappé des mains. Ici, il faut pas attendre d'avoir les doigts gelés pour s'en soucier. »

« Ma vie a vraiment changé quand j'ai été appelé pour combattre au Vietnam. J'avais le profil pour y être envoyé, disaient mes sœurs, trop pauvre pour pouvoir refuser, trop stupide pour me rebeller. Ce qu'elles ne parvenaient pas à concevoir, c'est que j'avais trouvé cela parfaitement normal. Je n'ai pas cherché à être réformé et je n'aurais même pas su comment faire, à vrai dire. J'étais d'accord pour tout ce qui pourrait me faire devenir un homme, tout ce qui me permettrait de ne plus être le petit dernier d'une famille de filles. Je rêvais de partir, même si j'allais devoir me battre, moi qui étais si calme par nature et si réservé. Évidemment, je ne savais pas vraiment ce que cela impliquait de deve nir un soldat, j'avais une idée si lointaine de la violence. Il faut me voir sur la photo de mes dix-neuf ans, tout sourire, comme un jeune homme à peine sorti de l'enfance. J'étais tout simplement incapable d'imaginer ce qui m'attendait. »

« C'est bien une idée de môme, ça, s'inquiéter de briser le cœur de quelqu'un. »

« Thomas avait éclaté de rire en lui disant que, chez nous, notre père aurait préféré noyer un psychanalyste au fond du lac avec une pierre attachée à ses chevilles plutôt que d'envisager de lui confier un seul membre de la famille. Plutôt qu'une fuite, Thomas voulait des images nouvelles, des paysages jamais vus auparavant, pour offrir à son esprit un succédané du premier plaisir, quelque chose qui pour rait remplir l'espace libre avec tant de force que le reste, le sombre, tout ce que la vie avait d'odieux se trouverait confiné dans un coin, terrassé par le beau. Tout ce que Faye m'a raconté de cette soirée me paraissait trop abstrait pour que j'y reconnaisse mon propre frère, mais peut-être ne connaît-on jamais les gens. Aujourd'hui encore je ne sais toujours pas s'il fuyait quelque chose. Tout ce que je sais, c'est que ni cette ville ni ses occupants ne sont parvenus à le retenir. »

« Fermer les yeux. Ne pas voir. C'est confortable, j'imagine. J'en rêverais. Moi, j'ai assisté à tour, à la chute, à la dégringolade, à la déchéance, jusqu'au moment où il faut dire adieu à celle que l'on a connue, telle qu'on l'a connue, puisqu'elle ne ressemble plus à rien de familier. Dans ses moments de lucidité, elle me disait qu'elle voulait que je parte, le simple fait de me voir lui était insuppor table. Je n'étais pas la bonne fille, quelqu'un s'était trompé de numéro, quelqu'un avait commis une erreur en me laissant en vie plutôt qu'elle. Je suis partie, puisque c'était ce qu'elle voulait. J'avais dix-huit ans. J'ai arrêté mes études, je n'avais pas un sou en poche. »

« Ce n'était pas la même époque ni le même décor, les conflits étaient moins meurtriers pour les soldats. Mais, quelle que soit la technologie utilisée, l'homme trouvera toujours un moyen inédit de blesser, de trancher, d'amputer ses frères à n'en plus finir, c'est dans sa nature. La guerre reste la guerre. Elle terrifie et galvanise en même temps. Elle banalise le fait que vous puissiez tuer d'autres êtres humains, juste parce qu'on vous a dit que vous aviez une bonne raison de le faire, que vous étiez le tenant du bien contre le mal. Il y a toujours une bonne raison pour justifier que nos enfants se fassent sauter sur des mines, pour qu'ils reviennent écharpés, silencieux comme des ombres, incapables de mettre des mots sur ce qu'ils ont vu. »

« La guerre nous avait pris notre fils et elle ne nous avait restitué guerre que le négatif de la photo, juste une ombre blanche sur un fond désespérément sombre. »

« Avant les enfants, vous croyez que votre vie est pleine et palpitante, que les événements insignifiants qui la rythment suffiront à vous rendre heureux. Après, vous mesurez ce que sera le vide quand ils seront partis, quand il n'y aura plus rien qui vaille tout à fait la peine d'être vécu, rien qui vaille plus que le bonheur de les avoir vus grandir, changer de statut, d'enfants hésitants à jeunes adultes qui contestent la moindre de vos décisions. »

« Je voulais lui montrer qu'un vide, même vertigineux, pouvait être comblé par la chaleur humaine, rempli petit à petit, comme un verre gradué, millilitre par millilitre. »

« Les disparus occupent parfois plus de place que les vivants. »

Quatrième de couverture

Le blizzard fait rage en Alaska.

Au cœur de la tempête, un jeune garçon disparaît. Il n'aura fallu que quelques secondes, le temps de refaire ses lacets, pour que Bess lâche la main de l'enfant et le perde de vue. Elle se lance à sa recherche, suivie de près par les rares habitants de ce bout du monde. Une course effrénée contre la mort s'engage alors, où la destinée de chacun, face aux éléments, se dévoile.

Avec ce huis clos en pleine nature, Marie Vingtras, d'une écriture incisive, s'attache à l'intimité de ses personnages et, tout en finesse, révèle les tourments de leur âme.

Marie Vingtras est née à Rennes en 1972. Blizzard est son premier roman.

Éditions de l'Olivier, août 2021
182 pages
Prix des Libraires 2022

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