lundi 8 août 2022

Paris-Briançon ★★★★☆ de Philippe Besson

♫ « La nuit je mens
Je prends des trains à travers la plaine
La nuit je mens
Je m'en lave les mains ...» ♫ 

Un train de nuit, une douzaine de passagers, 2 contrôleurs, 2 conducteurs... Des rencontres inévitables, des échanges et autant de prétexte pour aborder plusieurs sujets : la violence conjugale, la monoparentalité, le deuil, la jeunesse et leur avenir dans la société d'aujourd'hui, les différences intergénérationnelles, la maladie, la nostalgie, la dangerosité des réseaux sociaux, la différence... parce que dans un train, on a plus de repères alors on se lâche. C'est Catherine une des voyageuses qui le dit. Elle et son mari viennent de taper le carton avec 2 jeunes de la bande du compartiment d'à côté. Manon, la plus mature du groupe de jeunes et Enzo, le mélenchoniste.
Il règne une bonne ambiance dans ce wagon. Chacun fait connaissance avec son voisin, son partenaire de compartiment. Chacun s'épanche, se raconte. Des rencontres improbables. Touchantes. « [...] tout garder pour soi c'est le meilleur moyen que ça nous dévore. » Ça c'est Manon qui le dit. Quand je vous disais qu'elle était mature. Et pour cause...
Ils ne le savent pas en montant dans ce train, mais ils vont être confrontés à un cas extrême.

Des vies ordinaires, évoquées avec beaucoup de sobriété et qui ont rendez-vous avec la fatalité (ou le hasard). 
Une lecture sensible, fluide, une écriture simple, des émotions, des sensations fortes au rendez-vous. 
J'ai beaucoup aimé cette lecture dont les dernières pages m'ont coupé le souffle.

« La vie c'est si peu de choses, et ça passe si vite. »

« Pourtant, il a connu son heure de gloire. Qui ne se souvient de l'Orient-Express, du Train Bleu, de la Flèche d'or ? Rien que les noms nous transportaient. Même sans les avoir jamais empruntées, on imaginait sans peine des berlines profilées trouant l'obscurité, traversant la vieille Europe, et on avait vu dans les magazines les photos des cabines en bois d'acajou, des banquettes rouge bordel, des serveurs en habit, on pouvait rêver de se réveiller sur la Riviera ou à Venise. »

« La réalité était plus prosaïque ; comme souvent. À côté de ces vaisseaux de luxe, les convois modestes, les omnibus, les tortillards étaient la règle mais qu'importe, on pouvait aussi trouver du plaisir à tanguer sur des rails au beau milieu de la nuit comme on flotte sur une mer sombre, à passer d'un wagon à l'autre en ouvrant des soufflets pour enjamber un attelage mouvant, à slalomer entre des garçons jouant aux cartes assis par terre et des militaires rentrant de garnison encombrés de leur barda, à respirer des effluves de tabac et de sueur, on s'étonnait de faire des haltes dans des gares improbables, plantées au milieu de nulle part, et même les crissements qui sciaient les oreilles participaient au charme.
Et puis le train à grande vitesse est arrivé, c'était au commencement des années 80, il a comblé notre obsession du temps et de la célérité, notre besoin maladif de réduire les distances, il a soudain rendu obsolètes ces transports nocturnes, trop longs, trop lents, il a démodé ces Corail malgré la livrée carmillon ou le bandeau bleu qui tentaient de cacher la misère. Alors, l'argent s'est tari, le renoncement a gagné, les lignes ont presque toutes été supprimées. Pour celles qui ont miraculeusement échappé au grand ménage, les rames ont vieilli, les locomotives diesel se sont épuisées, les perpétuels colmatages sur les voies ou l'abandon des wagons-bars ont découragé même les plus motivés. Tant et si bien qu'on se demande si les cent et quelques qui prennent place à bord ce soir sont de doux rêveurs, d'incurables nostalgiques, ou tout simplement des gens qui n'ont pas eu le choix. »

« Hugo, Dylan et Leïla pourraient se dire : cette société ne nous attend pas, elle ne nous fera pas de cadeaux, l'époque est même hostile, on va galérer à trouver notre place, on ne nous proposera pas de CDI, peut-être même pas de CDD, peut-être même pas de stages. Ils pourraient ajouter : la planète est foutue, les ouragans, les inondations, les incendies se multiplient, la fonte des glaces s'aggrave, la viande est industrielle, les pesticides sont partout, on s'empoisonne chaque jour. Ils pourraient surenchérir : ce monde est fou, les guerres prolifèrent, des dingues dirigent des empires, des terroristes décapitent des innocents à la machette, des dieux méchants gouvernent les esprits. En réalité, ils se disent tout cela, ils y pensent même régulièrement, mais pas ce soir, pas maintenant, pas dans cette nuit printanière, pas dans ce compartiment mouvant. Non, ce soir, ils ont juste envie d'osciller au rythme du train qui les conduit vers des sommets, vers des ailleurs. »

« C'est à ce moment que la porte des toilettes s'ouvre. Leila en sort. Elle a défait ses cheveux, elle est très belle. Catherine et Julia devraient le lui faire remarquer, à elle qui est convaincue qu'elle ne peut pas plaire. Mais vous savez ce que c'est, il faut s'avancer pour pousser la porte que l'autre retient et prendre sa place, il faut s'écarter un peu pour la laisser se faufiler afin qu'elle regagne sa couchette, et on ne dit rien, le compliment ne sera pas formulé, ça lui aurait fait du bien pourtant à Leila, ça l'aurait rassurée, l'occasion sera manquée, la vie quelquefois c'est des occasions manquées. »

« L’homme du train est un inconnu. Il est beaucoup plus facile de se confesser devant une personne qui ne sait rien de vous, qui ne vous jugera pas, qui n’osera pas, qui ne vous délivrera pas de conseils, qui ne s’y sentira pas autorisée, c’est comme parler au vent, ou parler à la mer du haut d’une falaise. »

« L'Intercités n° 5789 traverse le parc du Morvan et personne ou presque ne s'en rend compte. Parce que la nuit recouvre la petite montagne bourguignonne et parce que le sommeil a déjà gagné une grande partie des voyageurs. Ainsi, on ne verra rien de ces formes arrondies semblables à des ventres de femme enceinte, rien des vallées encaissées qu'alimentent d'innombrables cours d'eau, rien des étangs ni des lacs où d'aucuns aiment aller pêcher le dimanche, rien des forêts de résineux où serpentent des sentiers de randonnées, rien des prairies où paissent des vaches, rien de ces haies de bocage qui brisent le vent ou fournissent le bois de chauffage, certains peut-être, envoûtés par l'entêtante oscillation, imagineront des plaines sans se douter qu'enterrées profond, sous ce calme apparent, il demeure des roches volcaniques. »

« Le mensonge, parfois, est moins périlleux que la vérité nue. L'aveuglement, parfois, vaut mieux que la lumière crue. Les regrets sont moins corrosifs que les remords. Les accommodements moins coûteux que les bravades. »

« Mais la nuit, encore elle, fait son office, le lieu, décidément, a son mystère, sa réputation, ses injonctions irrésistibles. »

« L'Intercités nº 5789 poursuit invariablement sa route et passe à proximité de Saint-Donat, que fort peu de gens connaissent, sauf, peut-être, ceux qui s'intéressent à Louis Aragon et Elsa Triolet, lesquels furent cachés au cours de la Seconde Guerre mondiale dans ce haut lieu de la Résistance que les Allemands mitraillèrent pour punir les maquisards. Et sauf Hugo, que cet épisode, raconté en cours d'histoire, avait marqué. Probablement parce que l'amour et le désastre s'y rejoignaient. Il sait également que des amateurs de poésie se rendent en pèlerinage aux côtés de ceux à qui le devoir de mémoire importe en vue de se recueillir devant une maison aux volets bleus. Mais pour l'instant, Hugo pionce. »

« (C'est bien Manon, la même qui relève sa mère chaque fois qu'elle tombe, vaincue par l'alcool, et elle tombe souvent, et depuis longtemps, qui comble ses défaillances ou contre ses violences, ça dépend des soirs, qui tient la maison parce qu'il faut bien que quelqu'un la tienne, Manon qui sait gérer les catastrophes parce qu'elles ne l'effraient pas vraiment et parce qu'elle est capable de recouvrer ses esprits en un claquement de doigts, question de nature et d'habitude.) »

« Soudain, ça y est, on aperçoit l'éclat entêtant de leurs gyrophares dans le matin bleu et froid, on découvre leurs gilets fluorescents, leurs casques rutilants. Leur surgissement, dans la lumière rasante, parmi les débris éparpillés, a quelque chose de cinématographique, notamment parce que tout semble irréel, inconcevable, ça ne peut être qu'un film; un mauvais film. Mais cet irréel s'estompe vite car rien n'est fluide, agile ou simple, au contraire tout n'est qu'agitation, désordre, tout paraît décousu. Le professionnalisme de ces soldats a ses limites, fixées par l'ampleur des désastres et par la géographie. Et par leur propre humanité. Car, bien qu'aguerris, ils embrassent un environnement très dur, percevant des cris de détresse, des pleurs et repérant, au premier coup d'oeil, parce que c'est leur métier d'identifier ce qui exige de la diligence, ce qui induit de la complexité, de nombreux blessés, prisonniers de la bête agonisante. »

« Époque vulgaire, où plus rien n'est privé, où tout est spectacle, et surtout la souffrance, surtout la désolation, où la décence pèse si peu devant la prétendue « priorité à l'information », où le goût de l'immédiateté prive de tout discernement, où les dommages collatéraux constituent un détail dérisoire. »
 
« La vie c'est si peu de choses, et ça passe si vite. »

« « Avant de te rencontrer, j'avais une vie simple », poursuit-il. Ses mots cueillent Alexis à froid. Ils ont la sonorité de l'amertume, du remords.
Mais il veut dire : tranquille au moins en apparence, une vie sage, linéaire, modeste et décente. Alexis, de son côté, la qualifierait de prévisible, contemplative, inoffensive, propre sur elle et duplice. Et cela, Victor l'a bien saisi. »

Quatrième de couverture

Rien ne relie les passagers montés à bord du train de nuit n°5789. À la faveur d'un huis clos imposé, tandis qu'ils sillonnent des territoires endormis, ils sont une dizaine à nouer des liens, laissant l'intimité et la confiance naître, les mots s'échanger, et les secrets aussi. Derrière les apparences se révèlent des êtres vulnérables, victimes de maux ordinaires ou de la violence de l'époque, des voyageurs tentant d'échapper à leur solitude, leur routine ou leurs mensonges. Ils l'ignorent encore, mais à l'aube, certains trouveront la mort.

Ce roman au suspense redoutable nous rappelle que nul ne maîtrise son destin. Par la délicatesse et la justesse de ses observations, Paris-Briançon célèbre le miracle des rencontres fortuites, et la grâce des instants suspendus, où toutes les vérités peuvent enfin se dire.


Depuis 2001, Philippe Besson a publié une vingtaine de romans, dont Son frère, adapté au cinéma par Patrice Chéreau, L'Arrière-saison (Grand Prix RTL-Lire). La Maison atlantique,« Arrête avec tes mensonges et Le Dernier Enfant.

Éditions Julliard,  janvier 2022
203 pages

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