mercredi 21 septembre 2022

La nuit des pères ★★★★★ de Gaëlle Josse

Le papa de la narratrice a cherché toute sa vie le vide, le silence pour fuir son "Là-bas" prégnant et lourd à porter. Tellement lourd que sa fille semble être passée dans sa vie comme une ombre. 
Des années de mutisme. 
Des traumatismes.
Des non-dits.
Une famille écartelée.
Par ces non-dits justement.

Elle est troublante cette littérature qui résonne autant en son lecteur. 
Une auteure qui livre sa douleur, sa colère.
Et moi, troublée, émue, touchée, émerveillée par de nombreux passages.

J'aime beaucoup la plume de cette auteure qui évoque toujours avec tant grâce nos fragilités.

À lire , ou pas, c'est vous qui voyez ;-)
« Un jour, j'ai lu une histoire qui m'a fait trembler. Turin, le 3 janvier 1889, piazza Alberto. Le jour où Nietzsche s'est jeté à la tête d'un cheval de fiacre épuisé, frappé jusqu'au sang par son cocher, jusqu'à s'écrouler au sol, jambes brisées. Nietzsche a enlacé le cheval comme un frère humain, il l'a embrassé dans un geste de consolation impossible, désespéré. Ensuite, il s'est écroulé, a perdu conscience. La grande absence. Tout a lâché, le corps et l'âme, la maladie mentale ne l'a plus quitté, jusqu'à la fin, dix ans plus tard. Humain, trop humain, je crois que j'ai compris là ce que ça pouvait vouloir dire. »

« Et parce que la parole ne peut aller beaucoup plus loin, j'écris ce silence qui ira seul ouvrir le chemin. »
Pierre CENDORS, Minuit en mon silence. 
En exergue 

« Tes mots terribles, qui blessent, entaillent, écorchent, tailladent au sang, au cœur, à l'âme. Mais quelle famille? Je n'ai pas de famille ! Tu as dit ça, oui, tu as dit ça, un jour où j'étais venue. J'avais commis l'erreur de prononcer ce gros mot, ce mot de famille, pour je ne sais plus quelle raison, me rassurer, peut-être, faire sonner ces deux syllabes comme pour en faire surgir une réalité qui m'échap pait, comme on bat deux silex pour en faire jaillir une étincelle, prémices d'un feu. Et toi tu nous reniais, tout simplement. C'est bien toi, ça. Lancer tes explosifs aux moments les plus inattendus et te désintéresser des dégâts. On a beau savoir, on ne s'y fait pas. »

« Et maintenant, mon père, mon père terrible, te voilà qui entres dans la brume, à petits pas et sans retour. Tu arrives au temps des sables mouvants. Te voilà à l'orée de l'oubli, de tous les oublis, te voilà au seuil de la pénombre, je suis ta fille absente, ta fille invisible et pourtant je tremble à l'idée qu'un jour tu ne connaîtras plus ni mon nom ni mon visage. Aurai-je traversé toute ta vie comme une ombre ? »

« La mémoire des lieux. Je n'y peux rien, je porte ça en moi depuis toujours. J'ai la mémoire monstrueuse, oui, monstrueuse, hémorragique, débordante. Parfois, un visage s'efface ou un nom s'évapore. Un lieu, jamais. »

« On ne sait jamais quoi faire du chagrin des autres. Et toi, mon père, qu'as-tu fait du nôtre? Y a-t-il un lieu en toi pour le perdre, pour l'égarer, pour l'oublier, un lieu où tu ne vas jamais ? »

« C'est une photo d'Amarcord, de Fellini, l'apparition du Rex, le paquebot triomphal, éclairé comme pour une fête somptueuse, dans la nuit, un peu flou, beau comme un songe, avec les hommes, les femmes qui s'en approchent dans des barques et le saluent à grands gestes, comme une divinité qui nous ferait l'aumône d'un bref passage sur terre. Et l'apparition s'évanouit. Plus tard, j'ai regardé mille fois cette scène, elle m'étreint, je ne sais pas dire pourquoi. Ce rêve qui passe, proche et lointain, cette ferveur, suivie de cette disparition. Le surgissement de quelque chose qui nous porte. Plus loin, plus haut. Comme ta montagne, père. »

« J'ai ajouté les miennes et je me suis tenue debout. Sans mots et sans pensées, là, simplement, près de toi, maman. Toi qui as passé ta vie à détourner la colère du père, maman paratonnerre, un arbre qui absorberait la foudre en souriant, consumé mais debout. Je suis partie lorsque j'ai entendu grincer la grille. Je ne voulais pas croiser d'autres vivants que toi, maman, dans mon cœur. »

« Je ne comprenais pas le monde. J'avais peur de la nuit à la maison, je haïssais la montagne qui m'empêchait de voir la vie au loin. Là, dans ce musée, on enfermait des créatures vivantes pour se repaître de leur beauté. Pourtant, c'est grâce à cela que j'ai découvert ma voie, même si ce mot peut sembler présomptueux. Ce paradoxe me perturbait. Plus tard, j'ai haï le cirque, tous les dressages, les spectacles, les exhibitions d'animaux sous des prétextes divers, c'était quelque chose de viscéral, d'irraisonné. Laissez-les tranquilles. »

« Un jour, j'ai lu une histoire qui m'a fait trembler. Turin, le 3 janvier 1889, piazza Alberto. Le jour où Nietzsche s'est jeté à la tête d'un cheval de fiacre épuisé, frappé jusqu'au sang par son cocher, jusqu'à s'écrouler au sol, jambes brisées. Nietzsche a enlacé le cheval comme un frère humain, il l'a embrassé dans un geste de consolation impossible, désespéré. Ensuite, il s'est écroulé, a perdu conscience. La grande absence. Tout a lâché, le corps et l'âme, la maladie mentale ne l'a plus quitté, jusqu'à la fin, dix ans plus tard. Humain, trop humain, je crois que j'ai compris là ce que ça pouvait vouloir dire. J'ai eu envie de faire un film, un court-métrage avec cette histoire, et c'est resté une envie. Je crois que quelqu'un d'autre l'a fait. Je n'ai pas regardé, mes images sont dans ma tête, je ne suis pas capable de les partager. Cette scène m'obsède. Je me suis revue à douze ans, en larmes, près des requins. »

« Ton père a une épine dans le coeur, Isabelle, ça l'empêche de vivre et ça le rend invivable, c'est tout. Il y a eu de la bonté en lui, j'en suis certain. Un jour tu feras la paix. Voilà ce que Vincent m'avait dit un jour sur toi. Il ne parvient pas à traverser sa propre nuit, avait-il ajouté. [...] On sait rien des autres, accepte-le ; Je n'ai jamais pu lui parler du cri. Le renard enragé continuait de me dévorer le ventre. »

« Et toi, mon père qui avance à pas lents vers les ombres qui vont t'ensevelir vivant, où en es-tu? Je m'aperçois que je ne te connais pas. Je me sens perdue moi aussi. Chacun dans sa pénombre. La tienne me fait une peine infinie. Je ne m'attendais pas à éprouver cela. Que puis-je faire pour te retenir parmi nous ? »

«  Maman, Hélène. D'où venait ton inlassable patience, ton inlassable attention pour cet homme qui te regardait si peu ? II m'a fallu du temps, il a fallu Vincent pour que je comprenne que tu l'aimais, et rien d'autre. »

« Les petits papiers dans tes poches. Nos noms. Ta dignité. Le Petit Poucet contre l'ogre de l'oubli. Alors, ce n'était pas toi, l'ogre, mon père ? »

« Apprendre à devenir un soldat. Un guerrier. Subir les corvées et les brimades sans broncher. Reconnaître les galons des gradés, saluer, courir au pas de gymnastique, toujours et sans raison, se mettre au garde-à-vous, tirer, démonter et remonter un fusil d'assaut, courir avec un paquetage, obéir, quel que soit l'ordre et quoi qu'on en pense, bien secouer ses chaussures le matin avant de les enfiler. Les scorpions. Le médecin du camp nous avait mis en garde, dans son discours d'accueil, les dangers du soleil, des bestioles, de l'eau, des femmes et des maladies vénériennes, photos à l'appui, de quoi se calmer un moment. »

« La pacification, c'était un mot pour les politiques, pour ne pas effrayer les citoyens, les électeurs, les parents à qui on voulait faire croire que les voyages forment la jeunesse. Continuer à leur faire croire que ce beau pays était et resterait la France pour l'éternité, comme la Provence ou la Normandie. Mais c'était la guerre, et quand je regardais autour de moi, notre groupe, tablée, le dortoir, je me disais que certains ne rentreraient pas vivants, et que j'étais peut-être l'un d'eux. »
« Un nom. Un lieu. Palestro. Une date, le 18 mai 1956. Dix-neuf morts, deux disparus. Des atro cités, des corps de soldats torturés, éviscérés, mutilés, des visages figés dans la souffrance, des yeux ouverts sur l'horreur, des bouches tordues, langues arrachées, pétrifiées dans des cris muets, des images qui vous empêchent de dormir pendant un paquet de nuits. L'ennemi prenait corps, on comprenait qu'on était venus faire la guerre et qu'on pouvait y rester. Oui, c'était la guerre, pas les événements. On nous disait que tout cela serait bientôt fini. L'Algérie, la belle Algérie aux villes blanches et aux immenses domaines agricoles tenus d'une main de fer par les colons, resterait française, et l'on rentrerait chez nous, fier d'avoir pris part à l'écriture de cette page de l'Histoire. On allait aider à la pacification. On nous disait que c'était ça, notre mission. »

« En arrivant, je suis allé me laver, j'étais dans un état pitoyable. J'ai demandé à voir le capitaine, j'ai raconté. Enfer promis ou pas, je ne pouvais faire autrement. J'ai demandé à faire un rapport écrit. Ecoutez, Erard, foutez-nous la paix avec ça. C'est la guerre, ce n'est pas une cour de récréation, ici, il faut vous y faire. Tous les jours, des nôtres y laissent la peau. Dites-moi, de quel côté êtes-vous ? Allez, rompez. 
Le soir même, nous avons perdu trois hommes dans une embuscade. Les corps déchiquetés par une mine, un magma de sable, de sang, de tissus. J'ai pris mon tour de garde au milieu de la nuit, grelottant de peur, de honte, de fièvre. Puceau de l'horreur. J'ai compris ce que ça voulait dire. »

« J'étais un fantôme en rentrant ici après vingt-huit mois de vie volée. Plus de deux ans. On parlait encore des événements, un drôle de mot pour dire l'horreur des deux côtés, pour dire un peuple que ne peut arrêter lorsqu'il a décidé de reprendre sa liberté.

À la radio, on entendait du rock, du twist, Johnny Hallyday, Sylvie Vartan, Françoise Hardy, on allait au cinéma voir Brigitte Bardot, Alain Delon. Je n'appartenais plus à ce monde-là. J'ai tenté de reprendre le cours de mes études. Un naufrage. J'étais un étudiant trop âgé, j'avais vécu des choses qui ne peuvent se raconter et que personne ne voulait entendre ni ne pouvait même soupçonner. Je ne pouvais plus écouter les professeurs en costume étriqué pérorer sur leur estrade, ça n'avait plus de sens de s'inquiéter pour un examen ou de s'exciter sur une soirée étudiante dans un café. »

« Vendredi 1" janvier 2021

Je suis le fils, celui qui n'est jamais parti.

Celui qui est resté vivre dans l'ombre de la montagne.

Celui qui parle maintenant, au seuil franchi d'un an nouveau.

Celui qui vient d'enterrer un père.

Celui demeuré près d'un homme sur le point de chuter, près d'un silence que j'ai fini par accepter. À la mort de maman, j'ai compris qu'il allait tomber, dévoré par ses monstres, et qu'il fallait quelqu'un pour les tenir encore un peu à distance. J'ai accepté d'en être le pauvre dompteur sans cravache ni costume de cirque. J'ai accepté d'être là, et rien d'autre. Ça n'a pas été un sacrifice héroïque et vertus, je ne suis pas un héros, et j'ai toujours aimé, contrairement à Isabelle, vivre ici

J'aime ces racines puissantes et paisibles, j'aime vivre près des arbres, des torrents, des rochers, dans un paysage que je redécouvre chaque jour, sculpté par les saisons, par les nuages, par le vent et la lumière, Isabelle, mon Isabelle, la flamboyante, ma soeur, ma soeur sauvage, ma sœur rétive, a toujours eu le départ dans la peau. L'impatience des ail leurs, dès l'enfance je crois. Elle a la curiosité des mondes de l'océan et le talent de les montrer dans leur splendeur et leur fragilité.

Je me contente de soulager, comme je le peux, les corps souffrants qui viennent à moi, d'être celui qui est disponible pour les écouter. Cela me comble. Que mes mains soient des instruments qui apaisent. Je n'en ai guère demandé plus à la vie. Pour le reste, rien de très glorieux. Des jours mats, qui se suivent. Et une vraie grande blessure qui se ravive avec bien trop de facilité. Je n'ai pas su garder la femme que J'ai aimée, j'ai manqué pour elle de l'attention et de la patience que j'ai réservées à d'autres.

Un jour, elle s'est lassée. J'ai retrouvé un soir ses clés sur la table et les armoires vidées. Je n'imaginais pas que l'on puisse finir ainsi une histoire de plusieurs années. On peut. Parfois, je me demande si ce n'est pas cette manière de partir qui m'a blessé plus encore que le départ. L'abandon, le silence, l'orgueil peut-être aussi, mais la peine, la vraie peine, celle qui vous cloue le cœur et les mâchoires, celle qui ferme l'horizon et qui alourdit les pas. À croire que je ne méritais même pas un mot dit en face et qu'il n'y avait rien à tenter, rien à sauver. Peut-être. J'avais laissé glisser notre histoire sans en prendre soin, il n'y avait sûrement rien d'autre à en dire. Quand je me regarde en face, je reconnais que je me suis souvent montré coléreux, ombrageux sans raison, prompt à m'emporter. Le sang du père. Il est en moi, je le tiens à distance, mais parfois il me déborde. Je ne me supporte pas ainsi, avec cette espèce de malédiction sous la peau, capable de bondir sans avertissement. Silvia n'en a plus voulu, j'ai éteint la gaieté en elle. Et ce n'est même pas pour un autre qu'elle est partie. »

« J'ai aimé, et puis le temps a effiloché une histoire qui n'était pas armée pour faire face. Il faut beau coup d'amour pour résister à toutes les érosions, je n'en ai pas donné assez, c'est tout. Isabelle aussi a aimé, et cet amour lui a été repris. À l'heure où les ombres s'allongent, nous avançons tous les deux comme nous pouvons. »

« Il y a des lieux qu'il faut laisser à l'espace, au silence. »

« Le jour où nous avons porté notre père en terre, peu avant Noël, c'était une matinée claire, froide, comme il les aimait, la montagne éternelle et obstinée veillait au-dessus de nos têtes, et pour la dernière fois, pour cet ultime accompagnement, nous avons encore été ses enfants. Au cimetière, sous le ciel vif, Isabelle a lu un poème, Chacun de sa larme secrète, arrose une fleur connue de lui seul. Moi, j'ai choisi de faire entendre la dernière prière de Johnny Cash, Help Me, des paroles qui me retournent à chaque fois, c'est ce que je pouvais lui offrir de mieux. C'est Isabelle qui m'a porté tout au long de ce jour-là. »

Quatrième de couverture


Éditions Notabilia, août 2022
173 pages

jeudi 15 septembre 2022

Le soldat désaccordé ★★★★★♥ de Gilles Marchand

Comment s'accorder avec la guerre ? Avec les ordres venus d'en-haut qui vous envoient en patûre ? Tout droit vers l'enfer ? Comment s'accorder avec cette guerre quand elle vous éloigne des êtres chers ? De l'amour ? Quand celle-ci ne promet que glaise alors que c'est de dentelle que vos instants d'amour commençaient à se parer ? La douceur éjectée ; le visage de la guerre n'est qu'horreurs. 
Avec l'aide de la poésie ? 
Grâce au soutien d'un copain (interchangeable bien évidemment, parce que le copain, il lui arrive si vite une bricole, qu'il disparaît sans crier gare) ? 
Grâce aux rêves, aux souvenirs, aux images que l'on trimballe avec soi ?
Grâce aux histoires entendues de-ci, delà ? Des histoires semées au gré du vent, inventées peut-être, édulcorées, il faut bien ça, pour apporter le soupçon de beauté dans un paysage qui en est totalement dénué.
Grâce à la fille de la Lune ?

Le soldat désaccordé m'a appris les silences de la guerre, ceux qui suivent les tirs d'obus, ceux qui sont là pour le constat du bras en moins, ou du trou béant à la place du ventre, ceux qui tiennent les comptes avec la mort.
J'ai appris la beauté de l'amour dans la mort.
J'ai réappris le combat des familles, de ces hommes et femmes, en-dehors mais pourtant bien en-dedans de cette guerre, attendant l'homme parti au front. Attendant. Espérant. Bien après la fin. Demain. Après-demain. Après-après demain... « Pas de corps, pas de deuil. » Ou luttant pour la réhabilitation (la beauté de l'amour dans la mort, justement...). 
J'ai recompris qu'il n'y avait jamais de fin. 
Pas de fin à la douleur de la perte. 
Pas de fin. La guerre recommence indéfiniment. Douloureusement. 
N'est-ce pas ?

Je me suis accordée avec Gilles Marchand. 
Avec sa poésie, sa plume, ses mots qui m'ont poussée à la réflexion. 
Qui m'ont confrontée, de nouveau, aux traumatismes d'une guerre. De toutes les guerres. 
Qui font poser la question de l'Alsace. « On a tué votre mari... Mais, bonne nouvelle : vous êtes de nouveau française, madame ! » Est-ce que c'était juste ? « La grande majorité, l'écrasante majorité des Alsaciens en âge de combattre étaient nés allemands. »
Ses mots qui m'ont fait aimer cette belle histoire d'amour à en pleurer. Ça raconte les larmes, il faut dire ...

Un soldat désaccordé, c'est une tuerie de poésie, c'est d'une puissance énorme, c'est un petit bijou de cette rentrée littéraire. 
La littérature au service de l'Histoire, de la mémoire... à mettre entre toutes les mains ;-)

« En 1925, la France fêtait sa victoire depuis sept ans. Ça swinguait, ça jazzait, ça cinématographiait, ça électroménageait, ça mistinguait. L'Art déco flamboyait, Paris s'amusait et s'insouciait. Coco chanélait, André bretonnait, Maurice chevaliait.
Malgré tout, je ne parvenais pas à m'abandonner à cette insouciance. J'étais loin d'être le seul. On avait beau faire semblant, on avait traversé l'enfer.
Cette histoire d'amoureux disparu, ça me permettait de me retourner sur cette guerre avec l'espoir de trouver un peu de beau dans tout ce merdier. »

« « À Verdun, une division, dans l'espace d'une relève, laisse en moyenne quatre mille hommes. La terre elle-même change de forme; les collines sous les coups de rabot des obus perdent leurs reliefs, leurs contours. Le paysage prend cet aspect jamais vu, cet aspect de néant, cette apparence croulante de fourmilière et de sciure, où des échardes, des fétus, des débris de choses mêlées comme de la paille dans du mauvais pain, rappellent qu'il y a eu des bois, des fusils, des brancards, on ne sait quoi de concassé là. On ne vit plus... on ne dort plus, on ne mange plus, on range les morts sur le parapet, on ne ramasse plus les blessés. On attend le moment fatal dans une sorte de stupeur, dans un tressaillement de tremblement de terre, au milieu du vacarme dément. »
Lettre hommage à Émile Gillet, exposée au fort de Douaumont. » En exergue 

« La guerre, quand tu y as goûté, elle est dans ton corps, sous ta peau. Tu peux vomir, tu peux te gratter tout ce que tu veux, jusqu'au sang, elle ne partira jamais. Elle est en toi. Alors j'y retournais. Ça sentait encore la cendre et la poudre. Les croix s'étendaient à l'infini. Et j'enquêtais, inlassablement. Durant toutes les années 20 et une bonne partie des années 30, j'ai fait ce drôle de boulot d'enquêteur.
On était quelques-uns à vivre de ça. Peut-être parce qu'on ne parvenait pas à tourner la page. Ou qu'on désirait un peu de justice après ces années d'injustice. On écoutait les histoires, on écoutait les légendes. »

« Pas de corps, pas de deuil. J'avais mené quelques enquêtes, étais même parvenu à débloquer certaines situations permettant de mettre un nom sur une tombe ici ou là. Mais retrouver un poilu vivant, cela ne m'était jamais arrivé.
Cette conviction en faisait tenir certaines. Elles avaient travaillé comme des damnées pendant quatre années de guerre en s'accrochant à cette idée: il reviendrait. Quand la guerre s'est achevée, la démobilisation a été un sacré bazar. Il ne faut pas croire que tous les hommes sont rentrés faire la fête le 12 novembre 1918. Leur retour a duré des mois et des mois. Des mois de chaos au cours desquels il fallut réorganiser le pays, établir des priorités, mettre en place des convois. Les femmes ont continué à attendre. S'il n'est pas là aujourd'hui, il le sera peut être demain. Ou après-demain. Et s'il a disparu, c'est qu'il peut réapparaître. »

« Ici, la guerre était enfermée à l'hôpital. Un concentré de peurs et de souffrances perdu dans le paysage le plus calme qui soit : il y avait les grands traumatisés, ceux qui ne bougeaient plus, ceux qui répétaient mille fois les mêmes gestes, ceux qui se blottissaient sous leur lit quand l'orage faisait claquer les volets. »

« ... j'ai marché jusqu'à un joli petit village qui venait d'inaugurer un joli monument aux jolis morts de la jolie guerre. Il en fleurissait partout. C'était à qui aurait le plus beau, le plus grand, celui avec le plus de noms. J'avais même entendu des histoires de villages qui se battaient pour savoir à qui appartenaient les morts. Des paysans qui avaient habité entre deux communes et qui étaient devenus importants grâce à leur dépouille patriote. »


« « Il y avait de la terre qui giclait jusqu'à nos pieds, qui recouvrait une partie de l'orgue. Et lui souriait. Et moi je pleurais. 
« Et ça explosait.
« On est restés là, comme ça, debout. Si un jour je me suis approché du divin, c'est ce matin-là. J'ai vu des arbres voler dans le ciel. Vous y étiez, vous savez que je ne plaisante pas, n'est-ce pas. Des arbres entiers qui passaient dans le ciel, les racines apparentes, obscènes. J'ai vu des animaux exploser, j'ai vu des hommes ramasser des morceaux d'eux mêmes, en nettoyer la boue et tenter de les recoller.
« Ce jour-là, j'ai touché du doigt le sacré, j'vous dis. Et vous savez pourquoi ? Parce que Joplain avait confectionné l'orgue le plus inutile qui puisse exister. Un orgue qui ne fonctionnait pas, bien évidemment. Un orgue qui brillait de mille éclats et qui se faisait recouvrir de terre, de boue et de sang à chaque seconde. Et lui riait de plus en plus fort. Et moi, je pleurais et je riais en même temps.
« Et ça explosait partout autour de nous. « On entendait des cris. Il y avait un sifflet qui stridulait quelque part. Et nous ne bougions pas, on regardait l'orgue se faire détruire, lentement mais sûrement. Sur le moment, j'ai pensé au Titanic.
« Et ça explosait de partout. 
« Un cheval est passé juste au-dessus de nous. Il avait le ventre ouvert, n'est-ce pas. Je me souviens que je m'étais demandé comment il pouvait aller aussi vite avec un trou aussi large. Il y avait des éclairs, des obus qui miaulaient au-dessus de nous. Des fracas de métal et de bois. Une partie du boyau dans lequel on se trouvait s'est effondrée. Faut dire que c'était complètement inondé, n'est-ce pas. Des jours qu'il pleuvait et que ça se mélangeait aux larmes des soldats.
« Et ça explosait de partout.
« Devant, derrière, au-dessus. Et nous, on craignait les gaz. On avait les mains qui tremblaient sur les masques. Mais ce jour-là, Joplain et moi on était les rois du monde. Ça pouvait bien exploser tout ce que vous voulez, on était à la fête. On avait notre orgue. Le plus beau que j'aie jamais vu. Et même que les obus explosaient en faisant des notes! Une vraie symphonie du massacre. J'étais persuadé que c'était la fin, qu'on ne se relèverait pas de tout ça, que c'était le début de l'enfer, qu'on avait trop tué pour mériter quoi que ce soit de mieux. Alors j'ai chanté. Ça explosait et je chantais. Je calais ma voix sur les bombes. Et je hurlais comme je pouvais.
« Et puis ça s'est calmé. Les explosions se sont espacées. Dans nos têtes, on les entendait tout pareil. Elles ont dû s'arrêter bien avant qu'on ne s'en rende compte. Pourtant nos cerveaux continuaient à se faire marteler, inlassablement. Seulement, à un moment, on s'est dit: "Tiens, ils ont arrêté de nous canarder." N'est-ce pas.
« C'est cette nuit-là qu'il m'a raconté son histoire d'amour. Une des dernières choses que j'ai entendues. » »

« On assassine un archiduc, on envahit un pays, on rétorque que ça ne se fait pas mais alors vraiment pas, on déclare la guerre, on met en branle le jeu des alliances, on crie, on s'exclame, on bombe le torse, on mobilise et on part soi-disant la fleur au fusil. Hop, hop, hop, plus vite que ça, agitez les mouchoirs et souriez pour la photo, vous serez gentils.
Si ce n'était pas exactement le plan que s'était fixé Émile, il ne rechigna pas à aller au combat. Après tout, ce n'était l'affaire que de quelques semaines, lui avait-on dit. Et surtout, cela permettrait à la famille de Lucie de retrouver sa vraie patrie. Vive la France, allons enfants et vogue la galère.

N'en déplaise à sa mère, j'ai le sentiment que c'est le 28 juillet 1907, soit précisément six ans et onze mois avant l'assassinat de l'archiduc François Ferdinand à Sarajevo, que l'histoire de la disparition d'Émile Joplain a débuté. »

« En 1925, la France fêtait sa victoire depuis sept ans. Ça swinguait, ça jazzait, ça cinématographiait, ça électroménageait, ça mistinguait. L'Art déco flamboyait, Paris s'amusait et s'insouciait. Coco chanélait, André bretonnait, Maurice chevaliait.
Malgré tout, je ne parvenais pas à m'abandonner à cette insouciance. J'étais loin d'être le seul. On avait beau faire semblant, on avait traversé l'enfer.
Cette histoire d'amoureux disparu, ça me permettait de me retourner sur cette guerre avec l'espoir de trouver un peu de beau dans tout ce merdier. »

« En sept ans à remuer cette merde de Grande Guerre, j'avais rencontré beaucoup d'insensibles, de butés. J'ignore la manière dont le Dr Robert travail lait avant 14. Je n'avais aucun moyen de savoir si c'était la guerre qui lui avait ôté son humanité en lui envoyant des blessés de plus en plus amochés. Je ne parvenais pas à me convaincre qu'il avait toujours été comme ça. Mais je me trompais peut-être. La guerre n'était pas la seule excuse à l'inhumanité.

Ce qui est certain, c'est qu'il avait oublié de prendre le train des avancées en matière de psychiatrie.

Depuis ma démobilisation, j'avais eu l'occasion de rencontrer beaucoup de spécialistes. Ils m'avaient confié à quel point ils avaient été désemparés par l'arrivée de ces patients qui souffraient d'hallucinations terribles, de tremblements irrépressibles, de ceux qui se levaient au milieu de la nuit en poussant des hurlements à réveiller les morts, de ceux qui étaient courbés en deux et qui ne parvenaient pas à se redresser, des dépressifs qui avaient perdu l'ouïe, la parole, la vue ou la mémoire sans aucune explication physiologique. C'est pour cela que l'on parlait d'obusite. On pensait que c'était le souffle des explosions qui provoquait des dégâts invisibles, une névrose de guerre, en somme. »

« Nombre de livres lus cette semaine : un. Et pas n'importe lequel, un Goncourt, mon bon monsieur ! Je dois avouer que je ne suis pas un grand lecteur. C'est le sujet qui m'a attiré. Le Feu, d'Henri Barbusse, je me suis dit que ça pouvait servir, tout le monde dit que la guerre y est racontée comme dans aucun autre livre. »

« Aller en Alsace, c'était toujours se confronter à une réalité extrêmement complexe. Entre ceux qui étaient nés français et ceux qui étaient nés allemands et s'étaient battus contre les Français, ça avait dû faire des ambiances qui sentaient la poudre et la bagarre de winstub. Mais la première fois que j'y étais allé, au printemps 1919, je m'attendais à trouver une terre en fête: après tout, on s'était battus quatre années pour leur redonner leur dignité. Évidemment, ce n'était pas le sentiment général. Parce que, premièrement, ils n'avaient jamais perdu leur dignité et, deuxième ment, tous n'avaient pas été ravis de devenir français. Pour une bonne partie, ils se sentaient avant tout alsaciens. Sans compter que, parmi les morts de chaque village, la plupart s'étaient pris des balles françaises. Allez expliquer à une veuve de guerre que c'était une balle pour la bonne cause. « On a tué votre mari... Mais, bonne nouvelle : vous êtes de nouveau française, madame ! »
Il ne faut pas oublier qu'en 1914, l'Alsace - et la Moselle, mais ce n'est pas le sujet qui nous intéresse - était allemande depuis quarante-trois ans. Suffisamment de temps pour prendre des habitudes germanophiles. À en croire la propagande française, les Alsaciens s'étaient sentis français et n'avaient revêtu l'uniforme impérial que sous la contrainte. J'avais dû me rendre à l'évidence: c'était un peu plus compliqué que cela. La grande majorité, l'écrasante majorité des Alsaciens en âge de combattre étaient nés allemands. »

« Moi qui avais l'habitude d'écouter les histoires des autres, voilà que je racontais la mienne. Ma mobilisation, les marches interminables, des jours entiers, des nuits entières. Ma blessure. Mon hospitalisation. Il me regardait, ému. Il a ouvert un tiroir de son bureau et en a sorti une photographie en me disant que son fils aussi avait fait la guerre. Il l'a posée à plat, face à moi. Un feldgrau, comme on disait. « Je ne sais pas pour qui mon fils est mort. On m'a dit qu'il était mort en héros. »

Je n'avais rien à répondre à cela. Le soldat avait une vingtaine d'années. Une fine moustache blonde que l'on devinait. Le regard clair et décidé. Il portait cet uniforme que j'avais tant haï. 
Il a fini par reprendre: « Pensez-vous que l'on puisse mourir en héros si l'ennemi d'hier devient la nation de demain ? »
Je lui ai répondu que l'on pouvait mourir en héros en sauvant ses camarades. Il a souri. Tristement, mais il a souri. »

« En sortant de son bureau, je me suis senti bête, j'ai pris conscience que je ne m'étais jamais réellement posé la question de l'Alsace. Jamais posé la question des Alsaciens. J'avais tué pour récupérer ces régions, j'avais estimé que cela était juste. Et j'avais obéi aux ordres. »
« Des bombes, du froid, des rats, des poux. J'tiens pas à ce que ma Georgette soit au courant de tout ça. Quand j'suis revenu, j'y ai pas raconté. Pas tout. On raconte pas les larmes. C'est pas un truc qu'on veut se souvenir. »

« Ces Indiens, c'étaient des code talkers, parfaits porteurs de messages incompréhensibles aux non-initiés. Depuis trois ans, on tirait des lignes téléphoniques dans les tranchées et les informations étaient interceptées. Et d'un seul coup: miracle. Il suffisait d'utiliser le savoir des Indiens d'Amérique. Ceux-là mêmes qui n'avaient plus le droit d'utiliser leurs langues dans leur pays, ceux qui n'étaient même pas considérés comme des citoyens à part entière. »

« J'ai compris que même après la mort, il restait de l'amour. On ne sait pas quoi en faire, mais ça vaut le coup de se battre et de le nourrir.
C'est pour ça que, quelques années plus tard, je me suis tant investi dans l'histoire d'Émile et Lucie. Parce que c'était un amour incroyable, magnifique, entier, sans concession, et que chaque histoire que je croisais contribuait à redonner vie à la mienne.
À chacun de mes pas dans cette affaire, le sourire d'Anna m'accompagnait. »

« Elle était quasiment nue, vêtue de glaise et d'un peu d'étoffe élimée. Elle était pieds nus, jambes nues, tête nue. Des larmes avaient laissé deux traînées sur son visage barbouillé de boue. Toussaint l'a trouvée magnifique, il s'est demandé s'il n'était pas mort. Il a pensé que c'était la Vierge Marie et s'est demandé quelle était cette guerre qui obligeait la Vierge Marie à se couvrir de boue et à se vêtir de lambeaux. Avant de fermer les yeux, il a eu la force d'enfoncer sa main dans la poche intérieure de sa veste pour en sortir une lettre, qu'il lui a remise. Il s'est endormi, croyant mourir. »

« Rampant dans les tranchées, les trois hommes s'avancent, 
Concentrés sur le front, pensant à leur défense. 
Le poète quant à lui, son carnet il noircit, 
Au milieu de la neige, sur l'amour il écrit. 
Ne gardant rien pour lui, il arrache les pages Et dispose ses mots au hasard du chemin 
Un vers ou deux trois lignes, perdus dans son sillage 
Des petits mots d'amour, même dans les souterrains. »

« Ses lettres déchirées, emportées par le vent De boue, de neige tachées, pour toujours effacées 
Bien sûr qu'il sait tout ça, il n'est plus un enfant. 
Avec ardeur il croit qu'il faut tout essayer. C'est cela le poète: il garde la lumière 
Il écrira toujours, sans courroux ni colère C'est un beau rêveur, persuadé comme avant Qu'elle trouvera ainsi la preuve qu'il est vivant. »
« Les émeutes et la guerre ont ceci de commun Qu'on y tue les enfants, qu'on y tue les gamins. C'est à cinq heures trente-cinq qu'un obus dans les airs 
S'élève tel un oiseau, un oiseau de malheur, Semblant choisir sa proie et son futur cratère. Il ralentit sa course et prépare ses douleurs 
Sa descente il amorce, en prenant tout son temps, [...] »

« Je repensais à un vieil officier qui m'avait dit un jour que les dates gravées sur une pierre tombale n'avaient pas de valeur en soi: que ce qui comptait, c'était le trait d'union. »

Quatrième de couverture

PARIS, ANNÉES 20, UN ANCIEN COMBATTANT EST CHARGE DE RETROUVER UN SOLDAT DISPARU EN 1917. ARPENTANT LES CHAMPS DE BATAILLE, INTERROGEANT TÉMOINS ET SOLDATS, IL VA DÉCOUVRIR, AU MILIEU DE MILLE HISTOIRES PLUS INCROYABLES LES UNES QUE LES AUTRES, LA FOLLE HISTOIRE D'AMOUR QUE LE JEUNE HOMME A VECUE AU MILIEU DE L'ENFER.

ALORS QUE L'ENQUÊTE PROGRESSE, LA FRANCE SE RAPPROCHE D'UNE NOUVELLE GUERRE ET NOTRE HÉROS SE JETTE À CORPS PERDU DANS CETTE MISSION DÉSESPÉRÉE, DEVENUE SA SEULE SOURCE D'ESPOIR DANS UN MONDE QUI S'EFFONDRE.

Éditions Aux forges de Vulcain,  septembre 2022
207 pages

mercredi 14 septembre 2022

Les nuits bleues ★★★★☆ de Anne-Fleur Multon

Des pages emplies d'un bel amour au féminin, au temps du confinement. Deux cœurs qui battent en harmonie. Etreintes, caresses, découvertes, partages, communions charnelles, nuits bleues, liberté, jaillissement, apothéose. Des pages délicates, poétiques, sensuelles qui souvent rappellent la fragilité de l'amour. La flamme ne s'éternise pas toujours. L'amour s'entretient. 
Ces nuits bleues ont aussi été pour moi un voyage. Il m'a fallu quelques mots dans le dernier tiers du livre pour sentir les embruns, me laisser aller à voguer sur l'océan, partir loin. J'ai quitté ma terrasse. Merci Anne-Fleur Multon !
Des passages ont résonné en moi. Ces wagons de disparus que l'on traîne et qui tout à coup nous font raccrocher le wagon de la réalité. Pour mieux repartir ailleurs encore et encore.
C'était beau. Un monde confiné témoin d'une belle histoire de conquête et d'amour. 
Une lecture qui m'a rappelé "Ça raconte Sarah", mais deux lectures bien distinctes.

« Que voulez-vous la porte était gardée 
Que voulez-vous nous étions enfermés 
Que voulez-vous la rue était barrée
Que voulez-vous la ville était matée
Que voulez-vous elle était affamée
Que voulez-vous nous étions désarmés 
Que voulez-vous la nuit était tombée 
Que voulez-vous nous nous sommes aimés. »
Paul Éluard (cité en exergue)

«  SARA SANS H

De près, elle ressemble à Emmanuelle Béart, jeune et les cheveux rasés.
Elle est attaquante au foot, son équipe s'appelle les Cacahuètes Sluts.
Une fois, elle a fichu un coup de boule à une fille qui avait rendu son amie triste. C'était il y a longtemps, mais elle s'en veut encore. Quand elle en parle, elle a la voix qui tremble. Elle s'était excusée.
Elle n'est pas très souple. Elle invente des plats qui n'existent nulle part. Asperges pochées au café soluble. Cappuccino avec sa crème chantilly chocolat blanc. Mayonnaise gingembre citron pois chiche. Salade braisée au beurre et au whisky. Ça la fait rire.
Elle a un tatouage guépard, et deux chats qui dorment avec elle la nuit.
Elle est architecte d'intérieur.
Elle fait de la photo. On pourrait dire Elle a un regard.
Elle s'inquiète pour les autres.
Elle a parfois un sourire qui rajoute du soleil au soleil. Elle trouve que Brest est une belle ville. Elle comprend pour quoi on peut aimer Le Havre. C'est une fille de l'Atlantique, aussi. 
Elle est gauchère contrariée. Elle est bretonne et elle mange ses tartines du matin avec plus de beurre que de tartine. Elle a des goûts de gosse genre steak haché méga cuit, pas manger le blanc de l'oeuf s'il est gluant.
Elle dit ce qu'elle pense, et aussi « une livre de beurre », et « souliers ». À l'écrit, elle n'oublie aucune négation.
Elle a été poissonnière, avant.
Elle ouvre la bouche quand elle est excitée. On dit parfois d'elle Il est mignon. Elle s'en fout. Et même, au contraire. »

« On s'est fait l'amour très vite. On s'est fait l'amour sans s'être jamais vues. On s'est fait l'amour sans s'être jamais senties. On s'est fait l'amour sans jamais avoir pris un verre, été à une expo, à un ciné. On s'est fait l'amour sans goûter nos langues, l'odeur de nos nuques, la sueur peut-être, sans voir le trouble dans les yeux. »

« Puis les shorts déboutonnés, puis les culottes arrachées, et cette jubilation d'avoir enfin le corps de l'autre entre nos cuisses, parfaitement nu, contenu dans notre corps à nous. Le doigt peut suivre la plante des pieds le mollet la cuisse la fesse le creux des reins le dos l'omoplate la nuque rapidement notre corps est liquide
  on accroche nos respirations organiques synchronisées on accroche nos respirations à ces milliers de peaux qui veulent être 
  goûtées senties palpées mordues frottées pincées caressées fessées griffées léchées pénétrées branlées tenues portées 
  on a une soif de la peau de l'autre de ses replis de ses secrets
de son poids même 
  on se manquait sans se connaître
dans la chambre qui est un monde dans le monde on oublie l'heure le jour la couleur du jour
  on baise
  on baise sept heures 
  et on dort
  emmêlées
  alors que se craquellent en séchant sur nos peaux sueur salive et cyprine »

« ... et puis on se surprend à ne rien dire encore   
  car les mots n'existent pas
  les mots pour montrer pour expliquer 
  trop fort trop brut la peau en sensation
 ils ne comprendraient pas et l'amour et l'aventure, ils ne comprendraient pas comme le monde tourne différemment désormais, ils ne savent rien de l'amour on se dit (prétentieuses comme tous les amoureux)
  alors on garde pour soi juste une heure puis une autre
  on sait ça ne durera pas
  on garde pour soi l'amour intact
  qu'il n'y a pas eu encore à partager »
« Elle argumente, elle cherche à se convaincre, elle répète comme si sa voix pouvait, comme si en parlant trop Elle voudrait que ça soit possible. C'est la seule lacune, ce laissé en blanc, ce trou noir

l'enfant

hiatus entre chacune de nos respirations, non dit qui creuse nos baisers nos étreintes, accroc unique-deux femmes qui s'al ment et qui veulent un enfant.

Qu'il est facile de ne pas aimer un homme, comme il est naturel de s'en passer. Mais s'il est possible d'avoir un enfant sans lui, nous ne pourrons jamais avoir un enfant d'elle,

- On n'aurait plus besoin d'aller en Belgique, elle reprend fiévreusement, plus besoin de ces tuyaux poussés en nous par des inconnus dans des salles stériles, à regarder des plafonds beigeasses en dalles polystyrènes, plus besoin de fabriquer un petit sous des néons trop blancs, plus besoin de se battre pour convaincre les autres, non mais, tu imagines ? »

« Et je ne lui dis pas, mais je pense
quand nous jouissons ce n'est jamais pour quelque chose.
c'est simplement parce que 
C'est le pouvoir de deux femmes qui s'aiment 
notre plaisir n'existe que pour lui-même.

  Et puisque nous sommes là, enfermées là pour ce qui semble être pour toujours, 
  alors faisons sans fin l'amour mon amour, nous qui savons nous aimer si bien. »

« Et moi si je viens de Paris? Ah non mais pas du tout, alors là pas du tout parisienne, non, bretonne, et même finistérienne une vraie de vraie haha De Brest même, non mais cette ville - je te ressers un gin? - c'est l'océan, c'est brut tu vois, les gens comment dire ça les gens C'est une ville de marins bon ça picole pas mal mais je sais pas c'est rude rude climat rude vie rudes gens voilà on se serre les coudes - du tonic ou pur? - ça me manque les odeurs de marées le bruit des mouettes ce genre de trucs vivre sur un port Comme toi Tu dois voir ce que je veux dire Grandir à la mer c'est autre chose, quand même Nouvelle-Calédonie dingue - cul sec? - Non mais je vois trop moi aussi j'en peux plus les ambulances sur les avenues qui te réveillent le matin les gens pressés pour rien Exactement trop de gens trop de Mais oui ! Moi j'attends que ça retourner là-bas l'espace la mer pour les gamins c'est d'enfer Nous on faisait des cabanes tout le temps avec mes cousins on pêchait les coques avec les grands-parents sur les rochers ce genre de trucs enfin tu dois connaître du coup Non bénitiers jamais entendu nous c'est plutôt bigorneaux mais ça doit être le même délire C'est fou - A la tienne, à nos enfances marines ! - c'est fou je disais J'ai l'impression que jamais personne ne comprend personne ne veut jamais partir d'ici Bon c'est vrai on a les expos on a le milieu aussi oui tu as raison c'est vrai que gouine dans le Finistère. enfin bon à force de se dire ça on part jamais, Moi j'ai besoin de vert de bleu d'horizon Ah ouais hanlala pouvoir se baigner tous les jours enfin tous les jours elle est froide chez nous pas comme sur ton île haha - un autre petit ? dans le shooter ? - oui donc respirer moi j'étouffe ici Et puis tu te vois faire des gosses franchement faire des gosses dans cette ville de fous furieux ? »
« FINISTÈRE

  Et finalement elle rentre par le train de tard le soir celui qui arrive à Montparnasse vers vingt-trois heures trente et qui fait clignoter les fenêtres des maisons qu'il dépasse très vite
  Guirlandes lumineuses dans la nuit noire de vies entr'aperçues derrière d'autres fenêtres où d'autres gens s'aiment comme nous sans penser que quelqu'un les regarde peut-être

Je t'ai tellement attendue je lui dis dans l'oreille ses affaires sentent une autre lessive et la fin des vacances
Elle me serre dans ses bras elle me fait tourner Je t'aime mon amour tu m'as manqué manqué !

Donc finalement elle rentre pourtant elle n'est plus là est-elle jamais partie

De son Finistère qui est le bout d'un monde et le début d'un autre
  Son Finistère rentré rue Rampal par la porte comme n'im porte qui
  Pendant que la buée des pâtes étoile les fenêtres je regarde autour de nous je comprends
  tout ça la table basse ovale les chaises en Formica tout ça les tableaux de femmes nues la vue sur les toits de Belleville les pistaches de Franprix Capitaine Flam à l'heure du goûter sont les vestiges d'un monde déjà presque disparu »

«  Non non tu ne sens pas les épines tu sens les feuilles, tu sens cette odeur c'est fort c'est persistant un peu frais c'est vert foncé, et à côté plus léger un effluve de fruits rouges comme une tisane dont on aurait repassé le sachet imperceptible presque, plus amer que sucré, voilà c'est ça que tu, c'est ça que sent la mai son, et comme ton cou est chaud, ça me fait penser je visualise,
  Je visualise une petite table lourde ronde en fer forgé peut-être dans le fond d'un jardin fin d'une journée d'été, dans la tasse en porcelaine transparente laissée vide sur la table, il reste le fond rose et froid d'une tisane aux fruits rouges, quelqu'un. une femme peut-être, a laissé son livre ouvert, un vieux livre sorti de la grande bibliothèque de la maison derrière, pierres de parement noircies par les pluies d'hiver dans le jardin d'été, elle est partie refaire chauffer de l'eau certainement, il fait un peu froid après la chaleur de la journée, les mûres sur le roncier disparaissent dans les ombres les replis du muret, elle a allumé une bougie c'est pourtant un peu tôt

  c'est ça que sent ta nuque elle me dit, son nez niché dans mes creux,

  dans le cou désormais grâce à elle j'ai une femme qui lit. »
« ...il y a une plage éclairée par la lune

  Au bout de la rue Rampal la plage de Kermor quelques vêtements semés une chemise une guêpière un short une vareuse une paire de baskets une clef de camion des jupons quelques chaussettes une pipe en ivoire

  Au bout de la rue Rampal il y a l'océan et encore après il y a l'Amérique
  et au milieu des deux entre le violet du ciel et le violet de l'eau

  Nous hurlantes ébouriffées débraillées nous qui courons à perdre haleine les seins brinquebalants nous qui braillons mugissons les cuisses écorchées par les chevaux d'écume par les lames glacées nous qui plongeons dans le silence des vagues Nous corps couvert de sel cheveux crissant de sable dans le remous des vagues au milieu de la nuit aussi claire qu'un jour
  Nous pirates nous filles de mauvaise vie lesbiennes danseuses
   nous victorieuses
  nous on s'emmêle dans l'océan liquide comme le ciel et dans un rugissement de joie on »

Quatrième de couverture

Dans les rues d'un Paris déserté, la narratrice avance la peur au ventre et la joie au coeur: c'est chez Sara qu'elle se rend. pour la toute première fois. Les premières fois, les deux amantes les comptent et les chérissent. depuis leur rencontre, les messages échangés comme autant de promesses poétiques, le désir contenu, jusqu'à l'apothéose du premier baiser, des premières caresses, de la première étreinte. Leur histoire est une évidence.

Débute une romance ardente et délicate, dont les héroïnes sont également les témoins subjuguées. La découverte de l'autre, de son corps, de ses affects, l'éblouissement sensuel et la douce ivresse des moments partagés seront l'occasion d'apprendre à se connaitre un peu mieux soi-même.

Anne-Fleur Multon redonne ses lettres de noblesse et d'humanité au roman d'amour et nous entraîne dans les dédales d'une passion résolument joyeuse, souvent charnelle et parfois mélancolique, mais toujours étourdissante.

Anne-Fleur Multon est autrice pour la jeunesse. Elle a notamment publié la série Allô Sorcières (Poulpe Fictions, 2017-2018), illustrée par Diglee, et C'est pas ma faute (Pocket Jeunesse, 2020), coécrit avec Samantha Bailly. Avec Les Nuits bleues, elle signe son entrée en littérature adulte.

Les éditions de L'Observatoire,  janvier 2022
205 pages