mercredi 14 septembre 2022

Les nuits bleues ★★★★☆ de Anne-Fleur Multon

Des pages emplies d'un bel amour au féminin, au temps du confinement. Deux cœurs qui battent en harmonie. Etreintes, caresses, découvertes, partages, communions charnelles, nuits bleues, liberté, jaillissement, apothéose. Des pages délicates, poétiques, sensuelles qui souvent rappellent la fragilité de l'amour. La flamme ne s'éternise pas toujours. L'amour s'entretient. 
Ces nuits bleues ont aussi été pour moi un voyage. Il m'a fallu quelques mots dans le dernier tiers du livre pour sentir les embruns, me laisser aller à voguer sur l'océan, partir loin. J'ai quitté ma terrasse. Merci Anne-Fleur Multon !
Des passages ont résonné en moi. Ces wagons de disparus que l'on traîne et qui tout à coup nous font raccrocher le wagon de la réalité. Pour mieux repartir ailleurs encore et encore.
C'était beau. Un monde confiné témoin d'une belle histoire de conquête et d'amour. 
Une lecture qui m'a rappelé "Ça raconte Sarah", mais deux lectures bien distinctes.

« Que voulez-vous la porte était gardée 
Que voulez-vous nous étions enfermés 
Que voulez-vous la rue était barrée
Que voulez-vous la ville était matée
Que voulez-vous elle était affamée
Que voulez-vous nous étions désarmés 
Que voulez-vous la nuit était tombée 
Que voulez-vous nous nous sommes aimés. »
Paul Éluard (cité en exergue)

«  SARA SANS H

De près, elle ressemble à Emmanuelle Béart, jeune et les cheveux rasés.
Elle est attaquante au foot, son équipe s'appelle les Cacahuètes Sluts.
Une fois, elle a fichu un coup de boule à une fille qui avait rendu son amie triste. C'était il y a longtemps, mais elle s'en veut encore. Quand elle en parle, elle a la voix qui tremble. Elle s'était excusée.
Elle n'est pas très souple. Elle invente des plats qui n'existent nulle part. Asperges pochées au café soluble. Cappuccino avec sa crème chantilly chocolat blanc. Mayonnaise gingembre citron pois chiche. Salade braisée au beurre et au whisky. Ça la fait rire.
Elle a un tatouage guépard, et deux chats qui dorment avec elle la nuit.
Elle est architecte d'intérieur.
Elle fait de la photo. On pourrait dire Elle a un regard.
Elle s'inquiète pour les autres.
Elle a parfois un sourire qui rajoute du soleil au soleil. Elle trouve que Brest est une belle ville. Elle comprend pour quoi on peut aimer Le Havre. C'est une fille de l'Atlantique, aussi. 
Elle est gauchère contrariée. Elle est bretonne et elle mange ses tartines du matin avec plus de beurre que de tartine. Elle a des goûts de gosse genre steak haché méga cuit, pas manger le blanc de l'oeuf s'il est gluant.
Elle dit ce qu'elle pense, et aussi « une livre de beurre », et « souliers ». À l'écrit, elle n'oublie aucune négation.
Elle a été poissonnière, avant.
Elle ouvre la bouche quand elle est excitée. On dit parfois d'elle Il est mignon. Elle s'en fout. Et même, au contraire. »

« On s'est fait l'amour très vite. On s'est fait l'amour sans s'être jamais vues. On s'est fait l'amour sans s'être jamais senties. On s'est fait l'amour sans jamais avoir pris un verre, été à une expo, à un ciné. On s'est fait l'amour sans goûter nos langues, l'odeur de nos nuques, la sueur peut-être, sans voir le trouble dans les yeux. »

« Puis les shorts déboutonnés, puis les culottes arrachées, et cette jubilation d'avoir enfin le corps de l'autre entre nos cuisses, parfaitement nu, contenu dans notre corps à nous. Le doigt peut suivre la plante des pieds le mollet la cuisse la fesse le creux des reins le dos l'omoplate la nuque rapidement notre corps est liquide
  on accroche nos respirations organiques synchronisées on accroche nos respirations à ces milliers de peaux qui veulent être 
  goûtées senties palpées mordues frottées pincées caressées fessées griffées léchées pénétrées branlées tenues portées 
  on a une soif de la peau de l'autre de ses replis de ses secrets
de son poids même 
  on se manquait sans se connaître
dans la chambre qui est un monde dans le monde on oublie l'heure le jour la couleur du jour
  on baise
  on baise sept heures 
  et on dort
  emmêlées
  alors que se craquellent en séchant sur nos peaux sueur salive et cyprine »

« ... et puis on se surprend à ne rien dire encore   
  car les mots n'existent pas
  les mots pour montrer pour expliquer 
  trop fort trop brut la peau en sensation
 ils ne comprendraient pas et l'amour et l'aventure, ils ne comprendraient pas comme le monde tourne différemment désormais, ils ne savent rien de l'amour on se dit (prétentieuses comme tous les amoureux)
  alors on garde pour soi juste une heure puis une autre
  on sait ça ne durera pas
  on garde pour soi l'amour intact
  qu'il n'y a pas eu encore à partager »
« Elle argumente, elle cherche à se convaincre, elle répète comme si sa voix pouvait, comme si en parlant trop Elle voudrait que ça soit possible. C'est la seule lacune, ce laissé en blanc, ce trou noir

l'enfant

hiatus entre chacune de nos respirations, non dit qui creuse nos baisers nos étreintes, accroc unique-deux femmes qui s'al ment et qui veulent un enfant.

Qu'il est facile de ne pas aimer un homme, comme il est naturel de s'en passer. Mais s'il est possible d'avoir un enfant sans lui, nous ne pourrons jamais avoir un enfant d'elle,

- On n'aurait plus besoin d'aller en Belgique, elle reprend fiévreusement, plus besoin de ces tuyaux poussés en nous par des inconnus dans des salles stériles, à regarder des plafonds beigeasses en dalles polystyrènes, plus besoin de fabriquer un petit sous des néons trop blancs, plus besoin de se battre pour convaincre les autres, non mais, tu imagines ? »

« Et je ne lui dis pas, mais je pense
quand nous jouissons ce n'est jamais pour quelque chose.
c'est simplement parce que 
C'est le pouvoir de deux femmes qui s'aiment 
notre plaisir n'existe que pour lui-même.

  Et puisque nous sommes là, enfermées là pour ce qui semble être pour toujours, 
  alors faisons sans fin l'amour mon amour, nous qui savons nous aimer si bien. »

« Et moi si je viens de Paris? Ah non mais pas du tout, alors là pas du tout parisienne, non, bretonne, et même finistérienne une vraie de vraie haha De Brest même, non mais cette ville - je te ressers un gin? - c'est l'océan, c'est brut tu vois, les gens comment dire ça les gens C'est une ville de marins bon ça picole pas mal mais je sais pas c'est rude rude climat rude vie rudes gens voilà on se serre les coudes - du tonic ou pur? - ça me manque les odeurs de marées le bruit des mouettes ce genre de trucs vivre sur un port Comme toi Tu dois voir ce que je veux dire Grandir à la mer c'est autre chose, quand même Nouvelle-Calédonie dingue - cul sec? - Non mais je vois trop moi aussi j'en peux plus les ambulances sur les avenues qui te réveillent le matin les gens pressés pour rien Exactement trop de gens trop de Mais oui ! Moi j'attends que ça retourner là-bas l'espace la mer pour les gamins c'est d'enfer Nous on faisait des cabanes tout le temps avec mes cousins on pêchait les coques avec les grands-parents sur les rochers ce genre de trucs enfin tu dois connaître du coup Non bénitiers jamais entendu nous c'est plutôt bigorneaux mais ça doit être le même délire C'est fou - A la tienne, à nos enfances marines ! - c'est fou je disais J'ai l'impression que jamais personne ne comprend personne ne veut jamais partir d'ici Bon c'est vrai on a les expos on a le milieu aussi oui tu as raison c'est vrai que gouine dans le Finistère. enfin bon à force de se dire ça on part jamais, Moi j'ai besoin de vert de bleu d'horizon Ah ouais hanlala pouvoir se baigner tous les jours enfin tous les jours elle est froide chez nous pas comme sur ton île haha - un autre petit ? dans le shooter ? - oui donc respirer moi j'étouffe ici Et puis tu te vois faire des gosses franchement faire des gosses dans cette ville de fous furieux ? »
« FINISTÈRE

  Et finalement elle rentre par le train de tard le soir celui qui arrive à Montparnasse vers vingt-trois heures trente et qui fait clignoter les fenêtres des maisons qu'il dépasse très vite
  Guirlandes lumineuses dans la nuit noire de vies entr'aperçues derrière d'autres fenêtres où d'autres gens s'aiment comme nous sans penser que quelqu'un les regarde peut-être

Je t'ai tellement attendue je lui dis dans l'oreille ses affaires sentent une autre lessive et la fin des vacances
Elle me serre dans ses bras elle me fait tourner Je t'aime mon amour tu m'as manqué manqué !

Donc finalement elle rentre pourtant elle n'est plus là est-elle jamais partie

De son Finistère qui est le bout d'un monde et le début d'un autre
  Son Finistère rentré rue Rampal par la porte comme n'im porte qui
  Pendant que la buée des pâtes étoile les fenêtres je regarde autour de nous je comprends
  tout ça la table basse ovale les chaises en Formica tout ça les tableaux de femmes nues la vue sur les toits de Belleville les pistaches de Franprix Capitaine Flam à l'heure du goûter sont les vestiges d'un monde déjà presque disparu »

«  Non non tu ne sens pas les épines tu sens les feuilles, tu sens cette odeur c'est fort c'est persistant un peu frais c'est vert foncé, et à côté plus léger un effluve de fruits rouges comme une tisane dont on aurait repassé le sachet imperceptible presque, plus amer que sucré, voilà c'est ça que tu, c'est ça que sent la mai son, et comme ton cou est chaud, ça me fait penser je visualise,
  Je visualise une petite table lourde ronde en fer forgé peut-être dans le fond d'un jardin fin d'une journée d'été, dans la tasse en porcelaine transparente laissée vide sur la table, il reste le fond rose et froid d'une tisane aux fruits rouges, quelqu'un. une femme peut-être, a laissé son livre ouvert, un vieux livre sorti de la grande bibliothèque de la maison derrière, pierres de parement noircies par les pluies d'hiver dans le jardin d'été, elle est partie refaire chauffer de l'eau certainement, il fait un peu froid après la chaleur de la journée, les mûres sur le roncier disparaissent dans les ombres les replis du muret, elle a allumé une bougie c'est pourtant un peu tôt

  c'est ça que sent ta nuque elle me dit, son nez niché dans mes creux,

  dans le cou désormais grâce à elle j'ai une femme qui lit. »
« ...il y a une plage éclairée par la lune

  Au bout de la rue Rampal la plage de Kermor quelques vêtements semés une chemise une guêpière un short une vareuse une paire de baskets une clef de camion des jupons quelques chaussettes une pipe en ivoire

  Au bout de la rue Rampal il y a l'océan et encore après il y a l'Amérique
  et au milieu des deux entre le violet du ciel et le violet de l'eau

  Nous hurlantes ébouriffées débraillées nous qui courons à perdre haleine les seins brinquebalants nous qui braillons mugissons les cuisses écorchées par les chevaux d'écume par les lames glacées nous qui plongeons dans le silence des vagues Nous corps couvert de sel cheveux crissant de sable dans le remous des vagues au milieu de la nuit aussi claire qu'un jour
  Nous pirates nous filles de mauvaise vie lesbiennes danseuses
   nous victorieuses
  nous on s'emmêle dans l'océan liquide comme le ciel et dans un rugissement de joie on »

Quatrième de couverture

Dans les rues d'un Paris déserté, la narratrice avance la peur au ventre et la joie au coeur: c'est chez Sara qu'elle se rend. pour la toute première fois. Les premières fois, les deux amantes les comptent et les chérissent. depuis leur rencontre, les messages échangés comme autant de promesses poétiques, le désir contenu, jusqu'à l'apothéose du premier baiser, des premières caresses, de la première étreinte. Leur histoire est une évidence.

Débute une romance ardente et délicate, dont les héroïnes sont également les témoins subjuguées. La découverte de l'autre, de son corps, de ses affects, l'éblouissement sensuel et la douce ivresse des moments partagés seront l'occasion d'apprendre à se connaitre un peu mieux soi-même.

Anne-Fleur Multon redonne ses lettres de noblesse et d'humanité au roman d'amour et nous entraîne dans les dédales d'une passion résolument joyeuse, souvent charnelle et parfois mélancolique, mais toujours étourdissante.

Anne-Fleur Multon est autrice pour la jeunesse. Elle a notamment publié la série Allô Sorcières (Poulpe Fictions, 2017-2018), illustrée par Diglee, et C'est pas ma faute (Pocket Jeunesse, 2020), coécrit avec Samantha Bailly. Avec Les Nuits bleues, elle signe son entrée en littérature adulte.

Les éditions de L'Observatoire,  janvier 2022
205 pages

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