mercredi 11 mai 2022

Héritage et milieu ★★★★★ de Vigdis HJORTH

Une fratrie de quatre enfants, dont deux, Astrid et Åsa qui sont proches de leurs parents. Bård et Bergljot, les aînés, quant à eux, ont eu une enfance très différente avec leurs parents,  ont un vécu avec eux différent des benjamines. Bergljot a fini par couper complètement les ponts, pour la tranquillité de son âme, pour  «  ne plus avoir à faire semblant, [...] échapper aux larmes, aux reproches, aux menaces, [..] ne plus avoir à trouver des excuses, [à se] défendre et [...] expliquer sans relâche pour au bout du compte ne pas être comprise ».
« C'est la rue de l'enfance, ... celle qui t'a appris à haïr, qui t'a appris la dureté et les moqueries, qui t'a donné tes meilleures armes, tu dois apprendre à en faire bon usage. »
Une sombre et tragique histoire de famille, de non-dits. Le choix des parents de privilégier deux des enfants dans l'héritage va faire remonter à la surface les traumatismes enfouis, attiser les flammes, les rancœurs. 
Comment réussir à ne pas se nier soi-même, quand personne ne vous croit, quand l'affaire qui vous concerne, celle qui vous a dévasté, saccagé, ravagé est, pour vos proches, une simple histoire de fabulation, inventée, une bête invention car impossible à croire tout simplement pour eux. Quand aux yeux de vos parents, frère et soeurs vous n'êtes qu'une menteuse, une traitresse, une égoïste,  comment ne pas se sentir renier ? Comment ne pas devenir cinglée ? Comment ne pas être rongée par la culpabilité aussi ? Quel cheminement possible pour arriver à les considérer insignifiants et se transformer en guerrière ? Comment vivre avec les traumatismes liés à l'enfance ? Et comment garder un soupçon de lien avec sa famille pour ses propres enfants, se forcer un peu, pour eux, pour qu'ils tissent des liens avec leurs grands-parents, leurs cousins, .leurs oncle et tantes, même si le mal a été dit, fait, qu'il a creusé un fossé. Des enfants malgré eux emprisonnés dans l'histoire de leur mère, qui fatalement devenait aussi leur histoire. 
« Celui qui a été lâche ne doit pas être félicité d'avoir avoué sa lâcheté avant que le désespoir, le chagrin et la colère de la personne blessée soient reconnus. Sans cela, les regrets tombent au sol comme une pierre. C'est une loi naturelle, écrivait-il, elle est inscrite dans notre moelle, nous ne pouvons pas faire fi de la chronologie. »
Petit à petit, on comprend toute la mécanique qui s'est mise en place dans cette famille. Comment les liens se sont brisés ? Comment en sont-ils arrivés à rendre toute réconciliation quasiment impossible ?  
Le regard des autres, la commisération et la bienveillance d'autrui ont prévalu pour une partie de cette famille, ont compté  davantage que protéger et aider son propre enfant. Nier, refouler ... ce n'est pas sain, n'amène rien de bon dans une relation.
C'est intelligemment écrit et construit. Nous sommes clairement dans la tête de l'auteure. La psychologie des protagonistes est affinée avec précision et beaucoup de pudeur. 
J'ai refermé ce livre le souffle court. 
« Selon le philosophe Arne Johan Vetlesen, la faiblesse des commissions de vérité, de tous les processus de réconciliation après les guerres est qu'en générale ils exigent autant des victimes que des bourreaux et qu'il y a là une injustice. »

« Faire comme une action voulue ce que tu es obligé de faire. »
Slavoj Žižek, cité en exergue

« [...] les mails nocturnes en colère étaient les plus vrais, et je les regrettais seulement parce que j'avais appris que je n'avais pas le droit de dire la vérité, que dire la vérité me coûterait cher. »

« Tout est lié. Aucune phrase n'est innocente pour celle qui avance, les oreilles dressées, pour comprendre. »

« [Elle]écrivait que père et mère pouvaient commettre des erreurs comme tout un chacun. Là était l'erreur, l'erreur d'Astrid. Qu'elle affirme être neutre, mais ne l'était pas dans la réalité, car parler en bien de tout le monde n'est pas de la neutralisation, quand une partie s'est rendue coupable envers une autre, mais elle n'en tenait pas compte, ou alors n'y croyait pas. Elle ne semblait pas comprendre ou ne voulait pas reconnaître que certains conflits ne se résolvaient pas de la manière qui lui aurait plu, qu'il est des contradictions qu'on ne peut pas lever, recouvrir de belles paroles, contourner, où il faut choisir son camp. »

« Mais j'étais loin, à Copenhague, je prenais un verre avec Klara au café Eiffel, le pub préféré d'Anton Vindskev, pleine de gratitude que Klara existe et qu'il existe aussi des pubs sombres où l'on pouvait se saouler, car si tout devait être éclairé en permanence, on serait obligé de porter cette obscurité au fond de soi et ce serait insupportable. »

« Père avait évité et craint ses deux enfants aînés parce qu'ils lui rappelaient la monstruosité de ses actes. »

« Ma douleur n'était pas malade, mais absolue. Je partis chez Klara et Anton Vindskev à Copenhague, eux savaient ce qu'ils devaient dire à des gens comme moi, ce qui remontait le moral. Être au fond du trou vous donne une compétence. Perdre quelqu'un vous donne une compétence. Manquer d'argent vous donne une compétence, avoir des problèmes avec le percepteur vous donne une compétence, être opprimé vous donne une compétence. Si l'on a la chance que ma vie vous sourie quand même, on ne doit pas oublier les compétences que l'on a acquises du temps où l'on était malheureux. »


« [...] chaque victime est un bourreau potentiel, alors il ne faut pas être trop généreux avec la compassion. »


« [...] cela fait mal si on veut faire que ça aille mieux. »

« Ils buvaient et se querellaient : un jour mère eut un bras cassé, elle était tombée dans l'escalier. Un jour elle eut un oeil au beurre noir, elle s'était pris une porte. Un jour elle s'était cassé une dent, elle avait glissé sur du verglas. Beaucoup de gens trouvent que ton père est amusant, dit mère.
[...]
Que devais-je dire, que tout alors est OK, père est amusant, père a de grandes connaissances, alors oublions le reste ? »

« [...] comment irait le monde si des gens se comportaient comme la famille à Bråteveien et échappaient à toute justice. »

« Selon le philosophe Arne Johan Vetlesen, la faiblesse des commissions de vérité, de tous les processus de réconciliation après les guerres est qu'en générale ils exigent autant des victimes que des bourreaux et qu'il y a là une injustice. »

« On ne devient pas gentil d'avoir eu mal. En règle générale, on devient méchant d'avoir eu mal. Se quereller pour savoir qui a le plus souffert est infantile. En règle générale, les opprimés sont estropiés et ont une vie affective détruite, en règle générale, les opprimés reprennent à leur compte la pensée et les méthodes des oppresseurs : c'est la conséquence la plus infâme de l'oppression qu'elle détruit les opprimés et les rend moins en mesure de se libérer. Il faut effectuer tout un travail pour que cette souffrance soit utile à quelqu'un, en particulier pour la personne elle-même en souffrance. »

« Et comment aurait-elle pu me comprendre quand elle ne faisait pas son propre examen de conscience ? »

« [J'étais] furieuse contre mère, car qu'avait-elle fait ? Rien. C'était ce "rien" qu'elle avait fait. »


« Pauvre mère peu claire, pauvre Astrid si ensorcelé durant toutes ces années par son langage de bonté qu'elle se croyait une âme charitable. Ce qu'elle était sans doute, tout au fond, à l'image des autres. Astrid transgressait mes frontières, c'était ce que je ressentais quand elle voulait me pousser à une réunion de famille où leur trahison serait passée sous silence, c'était cela qui était insupportable, son insistance à croire que tout pouvait être normal était précisément ce qui était anormal du début à la fin. »

« Celui qui a été lâche ne doit pas être félicité d'avoir avoué sa lâcheté avant que le désespoir, le chagrin et la colère de la personne blessée soient reconnus. Sans cela, les regrets tombent au sol comme une pierre. C'est une loi naturelle, écrivait-il, elle est inscrite dans notre moelle, nous ne pouvons pas faire fi de la chronologie. »


Quatrième de couverture

Quatre frère et sœurs. Deux chalets. Un secret épou­vantable. Lorsque la dispute autour d’un partage d’héritage s’envenime, Bergljot est rattrapée par le maelström familial qu’elle avait fui vingt ans plus tôt. Ses parents ont décidé de laisser les chalets à ses sœurs cadettes, la privant ainsi que son frère de la partie la plus significative de l’héritage. Vu de l’extérieur, c’est une simple histoire d’argent, une question de favori­tisme et de jalousie. Mais Bergljot, qui porte un terri­ble secret depuis son enfance, interprète ce geste d’une tout autre manière : pour elle, c’est une ultime tenta­tive d’occulter la vérité et une insulte suprême aux victimes déjà profondément meurtries.
D’une sincérité impitoyable, Héritage et milieu est une méditation déchirante sur le traumatisme et la mémoire. C’est aussi le récit furieux du combat d’une femme pour survivre et être entendue. Un tour de force littéraire qui a marqué les esprits et divisé une famille, mais aussi tout un pays.

Éditions Actes Sud, novembre 2021
397 pages
Traduit du norvégien par Hélène Hervieu
Nominé au National Book Award 2019

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