mercredi 30 novembre 2022

Une déchirure dans le ciel ★★★★★ de Jeanine Cummins

Magnifique témoignage de ce que la violence gratuite peut anéantir, de ce que l'amour peut aussi permettre de reconstruire.
Un bel hommage à deux femmes, les deux cousines de l'auteure, Julie et Robin, qui portaient en elle de si belles intentions, intelligentes, brillantes, pour qui le chemin s'est brutalement, horriblement arrêté. Un soir de partage avec leur cousin. Un dernier soir avant la séparation. Un dernier soir ...
De beaux mots aussi pour son frère, Tom, qui, rescapé, a été accusé...injustement, violemment, arbitrairement.
Double combat pour la famille. Combattre la douleur de la perte, tenter tant bien que mal de continuer à vivre. Et combattre le sentiment de culpabilité instillé par les méthodes douteuses et sans scrupule des forces de l'ordre et de la justice. La vérité leur importe peu, aux journalistes non plus. Leurs méthodes, à eux tous, sont inacceptables.
C'est explosif. Tendu. Dur. Éprouvant. Émouvant. Déchirant. Glaçant.
Un récit qui donne à réfléchir. La violence entraîne la violence. Qui a subi, enfant, la violence, reproduit fatalement ce qui lui a été donné d'endurer. Certaines victimes devenues bourreaux ont conscience d'être du mauvais côté, de flirter avec le malin... mais c'est incontrôlable.

Constat accablant. Pourtant ... le cercle familial semble incontrôlable. Les dénonciations, les plaintes se font rares, et quand elles le sont, il est malheureusement déjà trop tard.

Perturbante lecture. Drastiquement bien construite. Humainement poignante.
« À Robin : mon amie fidèle, mon sang, ma faiseuse de rires. Et à Julie : mon soleil, ma source d'inspiration et mon éveilleuse d'âme.
Que Dieu nous donne la force et la sagesse de rendre à vos existences un soupçon de justice grâce à ce récit.
Nous vous aimerons à jamais
et vous nous manquez chaque jour.
Baisers et Révolution. »

« Le fleuve gémit et soupire 
Engloutit mes souvenirs
Et recrache des courants de regrets 
Pour noyer les regret nageurs imprudents
À l'abri d'un bouclier en pelure d'oignon 
Elle verse des larmes dépourvues de sel 
Hurlant à la lune

Le pont s'est effondré depuis longtemps 
Et le fleuve se vante désormais de ses dangers De peur de me noyer
Je ne traverse plus pour te rejoindre
Je reste debout sur les rives boueuses à te faire signe
Mais sans te voir clairement 
Mes rêves m'entraînent vers le bas
Jusqu'aux rochers et au courant froid au-dessous
Et je me suis perdue
Dans le bourdonnement plaintif de l'eau 
Qui me berce vers le sommeil.
Julie Kerry »
« Vous n'êtes que des malades. Comme vous n'avez pas assez d'images sur le pont ni de cadavres à montrer au journal de 18 heures, vous venez accoster une gamine sur la pelouse devant sa maison alors qu'elle est en train d'essayer d'appréhender la tragédie la plus dévastatrice qui puisse jamais s'abattre sur une famille. Nous sommes effondrés, là. Laissez-nous tranquilles. Partez, partez, foutez le camp d'ici maintenant ! »

« Dans son article intitulé « La persuasion coercitive et le changement d'attitude» cité au début de ce chapitre, Ofshe affirme:

Dans des circonstances inhabituelles, les méthodes d'interrogation modernes de la police peuvent comporter certaines des propriétés d'un programme de réforme de la pensée [...]. Bien qu'ils surviennent rarement en même temps, les ingrédients nécessaires pour provoquer de faux aveux que l'on croit temporairement sont : des soupçons erronés de la police, l'utilisation de certaines procédures d'interrogation communément employées, et un certain degré de vulnérabilité psychologique de la part du suspect [...]. Les tac tiques employées pour obliger le suspect à changer de position et obtenir des aveux de sa part incluent des manœuvres conçues pour accentuer ses sentiments de culpabilité et de détresse émotionnelle [...]. »

« "La ruse et la tromperie sont par moments indispensables au processus de l'interrogatoire criminel. Comme nous l'avons souligné, elles ne présentent pas le risque d'induire de faux aveux."

Ce manuel, le même qui est utilisé dans tous les États-Unis pour former nos policiers à la bonne conduite d'un interrogatoire, explique en détail que la Cour suprême des États-Unis a autorisé l'utilisation de la ruse et de la tromperie dans ce cadre. Ce texte donne également divers exemples où les suspects ont été amenés par la ruse à faire des aveux recevables. De plus, le manuel incite effectivement les policiers à se servir de la ruse et de la tromperie pour provoquer des aveux chaque fois que c'est nécessaire, dans les limites de ce que l'on appelle la « décence ». »

« C'était étrange pour eux tous d'être là à rire, plaisanter et manger au Red Lobster alors que Julie et Robin étaient encore dehors quelque part dans le noir, portées disparues. Cet instant de légèreté fut donc bref, même s'ils en avaient tous énormément besoin. Et ils ne tardèrent pas à payer ces rires par ce terrible sentiment pesant de culpabilité qui est toujours le lot des survivants. Les visages momentanément souriants autour de la table redevinrent tous graves. Les miettes sur l'assiette de Tink furent mouillées de larmes, et son appétit s'évanouit de nouveau. »

« Plus tard dans l'après-midi, Hollee McClain, la meilleure amie de Julie, vint à la barre pour évoquer succinctement son amitié avec les deux sœurs. Sa voix tremblota au moment où elle commença à y lire tout haut le poème qu'elles avaient peint sur le pont, Faites ce qui est juste ». Pour les personnes présentes dans la salle d'audience à qui ce texte était encore inconnu, son contenu était d'une ironie à couper le souffle.

FAITES CE QUI EST JUSTE 
L'Union Fait la Force
La Division Nous Affaiblit
Rien N'est tout Blanc ni tout Noir Nous, la Nouvelle Génération
Devons Prendre Position Nous Unir pour ne Faire qu'Un Il faut K on
ARRÊTE
De s'Entre-tuer
Pas Besoin d'être Blanc ou Noir
Pour Ressentir les Préjugés
Pour Tomber Amoureux 
Connaitre la Douleur 
Engendrer la Vie 
Pour Tuer 
Pour Mourir 
Il faut simplement être Humain 
Faites ce qui est Juste. »

« Tom, il faut que tu arrêtes de te fustiger avec ça, lui conseilla Frank tandis qu'ils mangeaient leurs steaks. Le noeud du problème, c'est que tu as survécu. Et c'est une bonne chose, sinon personne n'aurait jamais su ce qui était arrivé à Julie et Robin. Ces quatre monstres se baladeraient encore en liberté quelque part. Tu as survécu au fleuve. Tu as survécu aux médias. Et c'est ton témoignage qui va envoyer ces quatre mecs à leur véritable place. Tu devrais être sacrément fier de toi. »

« La pire chose que peut jamais faire un oppresseur à une victime est de lui inspirer une telle haine que la victime devient capable du même genre de monstruosités que celles qui l'oppressent. Cette menace d'altération de l'âme de la victime en elle-même est bien plus terrifiante à mes yeux que n'importe quelle brutalité physique potentielle. Si je laisse ma révulsion pour les meurtriers de mes cousines me condamner à être assoiffée de sang, les voyous de ce monde ont gagné. Et les Julie et les Robin ont perdu. »

« Je ne peux pas prendre position contre la peine de mort par compassion pour ces hommes parce que je n'ai pas ressenti une once de compassion envers eux à ce stade. Ce serait peut-être le cas si je pensais qu'ils regrettaient - s'ils exprimaient un quel conque remords véritable pour leurs actes. Je peux simplement dire que la peine capitale n'a rien résolu pour moi. Elle ne m'a pas aidée à cicatriser mes plaies, et je ne m'attends pas à ce que cela arrive.
Néanmoins, je suis frustrée par cette éternelle rhétorique. Nous concentrons toujours notre attention au mauvais endroit. Peut-être que la peine de mort est mauvaise, pas uniquement d'un point de vue humanitaire, mais parce qu'elle aliène encore davantage des familles qui ont déjà tant souffert. Parce qu'elle retourne le couteau dans la plaie. Parce qu'elle minimise le rôle des personnes qui devraient avoir le plus d'importance. Parce qu'elle donne aux meurtriers l'opportunité de porter un insigne qu'ils ne méritent pas - celui de la victime. »

Quatrième de couverture

Un soir d'avril 1991, à la faible lueur de leurs briquets, deux sœurs, Julie et Robin Kerry, font découvrir à leur cousin Tom Cummins les poèmes et graffitis inscrits sur l'Old Chain of Rocks, le pont qui enjambe le Mississippi à la sortie de St. Louis. Au même moment, quatre jeunes de la région trompent leur ennui en arpentant ce vieux pont, depuis l'autre rive. Lorsque leur route croise celle du petit groupe, on assiste brusque ment à un terrible déchaînement de violence. Tom, qui réussit à en réchapper, ne peut pas imaginer que pour lui, sa sœur Jeanine et toute la famille Cummins, une interminable épreuve commence.

Dans ce récit haletant, Jeanine Cummins raconte et ana lyse les effets dévastateurs d'un crime sur les victimes et leurs proches. Des méthodes policières douteuses aux déborde ments de journalistes fascinés par le meurtre, de la difficile impartialité de la justice à l'épineux débat sur la peine de mort, ce livre bouleversant explore les ombres de la société améri caine. Le lecteur suit le combat de Tom et de sa famille au fil des années, et leur émouvante reconstruction, dont le pilier reste la fidélité à leurs disparues.

« L'histoire saisissante d'un meurtre célèbre dont les répercussions n'en finissent pas d'affecter la vie des survivants... Un hommage très juste à la force d'une famille confrontée à une perte tragique. »
Kirkus Reviews

Éditions Philippe Rey, septembre 2021
367 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Christine Auché 

Deux femmes et un jardin ★★★★☆ d'Anne Guglielmetti

Interlude poétique, j'ai largué les amarres pour marcher dans les pas de Mariette, me nourrir de la nature, de la douceur de vivre au coeur d'un merveilleux petit jardin ou dans une bien jolie maison de poupée, au gré des saisons, poussée par l'envie de me tenir à la lisière du monde plus agité de la ville et assister à la naissance d'une belle amitié, en toute simplicité. 
« Jamais elle n'avait vu, comme sur ce plateau offert aux caprices de mars, un ciel plus immensément libre de toute attache terrestre. À peine effleuré par la pointe d'un lointain clocher ou par une sombre lisière forestière, il s'enlevait si haut et avec une telle ampleur qu'il repoussait la terre hors du champ visuel. D'immenses nuages s'y ruaient en une course éperdue, entrecoupée de trouées d'où jaillissaient tour à tour d'éclatants faisceaux de lumière et une averse. »
Apaisante lecture empreinte d'une immense sérénité, et de nostalgie. 

Au lecteur de s'approprier les silences, d'apprécier la lenteur, de saisir ces instants de bonheur, bercé par la douceur et la délicatesse de la plume d'Anne Guglielmetti.

« Elle n'y avait prêté aucune attention. La condescendance, elle connaissait: nuance éphémère dans une indifférence épaisse ou pâle variante d'un apitoiement agacé, elle n'avait jamais entendu que ce ton de voix durant toute son existence, quand une voix daignait s'adresser à elle. Habituée, oui, et par l'habitude peut-être cuirassée, la moindre inflexion d'intérêt véritable ou de gentillesse l'aurait, au contraire, sans doute prodigieusement embarrassée. »

« Pas de doute, vérification faite, La Gonfrière était bien situé sur la commune de Saint-Évroult-Notre-Dame-du-Bois. Et elle ne pensa pas qu'il pouvait s'agir. sur la carte de l'Atlas, d'un homonyme, parce qu'un demi-noyé qui voit une main se tendre ne pense pas que cette main est destinée à un autre. »

« Jamais elle n'avait vu, comme sur ce plateau offert aux caprices de mars, un ciel plus immensément libre de toute attache terrestre. À peine effleuré par la pointe d'un lointain clocher ou par une sombre lisière forestière, il s'enlevait si haut et avec une telle ampleur qu'il repoussait la terre hors du champ visuel. D'immenses nuages s'y ruaient en une course éperdue, entrecoupée de trouées d'où jaillissaient tour à tour d'éclatants faisceaux de lumière et une averse. »

« Après quelques mots à propos bicyclette, elle m'assurant qu'elle comprendrait très bien et moi lui assurant que je n'en avais pas besoin, nous ne trouvâmes plus rien à nous dire. Je n'arrivais pourtant pas à la quitter. Pour aller où, pour retrouver qui? Dans l'ombre grandissante, tournées vers un marronnier dont le faîte s'empourprait dans le crépuscule, nous nous tenions côte à côte sur la passerelle d'un navire qui avait, à notre insu, largué les amarres et entamé un voyage qui durerait plusieurs années, dure toujours, en réalité, même si Mariette n'est plus là pour le partager. Mariette m'a transmis son goût immodéré, presque enfantin dans son admiration invétérée, pour les arbres, les fleurs, tout ce qui fait un jardin et y vit, mais j'avoue qu'en ces jours où se nouait notre amitié, c'était elle et non pas son jardin qui m'attirait, m'intriguait. »

« Heureusement le jardin ne s'encombrait pas de pensées et encore moins d'hésitations. Chaque matin. il s'éveillait aux sonores roulades des merles, avec un invincible appétit de conquête. Les pluies, il en gorgeait toutes ses racines, le vent d'ouest, il en gonflait ses frondaisons comme des voiles de vaquelotte, et le froid qui le reprit pendant quelques jours à la mi-avril décupla ses forces au lieu de les freiner. Quant à ses émotions, en admettant qu'un jardin en ait, elles avaient peut-être l'écarlate du rhododendron subitement éclos dans l'ombre d'un noisetier.

En tout cas, il entraînait Mariette dans sa foulée. Ou plus exactement elle courait sur ses pas pour can- tonner au mieux l'expansion des orties, des chardons. d'un carré de framboisiers, ôter le chiendent ressurgi au pied des rosiers et des hortensias, enlever le bois mort dans la ramure des arbres fruitiers ou d'un châtaignier dont grand âge, prudemment, retrouvait une enfance de feuilles nouvelles. Devant la maison, l'herbe, à présent, dissimulait les étroits passages où elle prenait soin de remettre ses pas et, au-dessus de cette prairie, le marronnier ouvrait ses candélabres roses dans le vert sombre de son feuillage. D'une haie à l'autre, lilas et seringas en fleurs embaumaient, et leurs lourdes senteurs portées par un souffle de vent étaient soudain fouettées par le parfum poivré d'une touffe de menthe piétinée par mégarde. Oh, du matin au soir, il y avait de quoi s'occuper, de quoi oublier ! »

« Il y avait, au plus haut des après-midis, comme une paresse après l'énorme insurrection menée à son terme, mais aussi l'assurance du chemin ouvert, du chemin à suivre, et la volonté bienheureuse de le parcourir dans un élan qui était loin d'être épuisé. Et il y eut bientôt la floraison des rosiers les plus précoces, et celle, insoupçonnée, de plusieurs pieds de pivoines qui avaient dardé, au secret de l'herbe, des pousses charnues d'un rouge sombre, puis déplié le vert de leurs tiges, étagé leurs feuilles en bordure de cette même herbe coupée par Louise, et ouvert enfin les opulents ruchés de leurs têtes blanches, aux innombrables pétales dissimulant un cœur d'étamines safran. »

« Le temps des conquêtes avait passé. La lumière n'avait plus à gagner sur l'obscurité et encore moins à en Les longues soirées de juin semblaient au contraire courtiser la nuit à laquelle elles offraient la senteur sucrée et insistante d'un chèvrefeuille, et les petits matins la laissaient fuir dans une gloire de pourpre humide, sans se donner la peine de la poursuivre. Mariette se réveillait à l'aube. Non que le temps lui manquât pour ce qu'elle voulait accomplir avant l'arrivée de Louise mais parce que depuis peu, deux journées d'une nature étrangement contraire commençaient et s'achevaient de part et d'autre d'une sieste. »

« Venait alors le temps des songes. Non pas ceux qui pénètrent comme par effraction, la nuit, dans un sommeil à poings fermés, et sous lesquels ces mêmes poings tantôt se crispent, tantôt s'ouvrent pour les laisser filer comme du sable et n'en rien retenir, mais les songes très flous, presque transparents, qui visitent les siestes et leur survivent en vagues pensées, en mouvements hésitants. Il aurait fallu, une dernière fois, battre le tapis dehors, et une dernière fois décrocher des fenêtres les lourds rideaux de velours pour leur faire prendre l'air sur le fil à linge. Mais ces tâches réclamaient une résolution que Mariette pas, et elles étaient reportées au lendemain, au lendemain matin. »

« [...] et comme elle penchée, absorbée par un travail de couture. Et aucun chat, alors, n'aurait pu distraire son attention d'une femme qui chantonnait, reprenait et reprenait encore le même air, un peu languissant de n'être pas tout à fait conscient, tandis qu'une enfant, à peine plus haute que la table, retenait son souffle, écoutait de tout son être, se perdait en ravissement, puis sentait monter en elle le désir de bondir sur les genoux et entre les bras de celle qui cousait. Et savait briserait ainsi l'enchantement, et ne pouvait cependant réfréner ce désir de plus en plus impérieux, presque qu'elle douloureux dans son élan réprimé, de boire à même les lèvres murmurantes l'étonnante et poignante douceur inaccessible. Au plus fort d'une tension qui la faisait se dandiner d'un pied sur l'autre, l'enfant s'accroupit soudain sur le linoléum, se glissa entre les pieds de la table et se recroquevilla dans la pénombre d'une grande nappe à carreaux bleu et blanc. « Mariette, ma fille, qu'est-ce qui te prend, vas-tu sortir de là-dessous ?! » »

« Apprendre demande du temps, et faillibles, mal dégrossis, apeurés, harcelés de fantômes ou de prétendues raisons, nous le demeurons jusqu'au bout. »

« Avec tout cela, juillet avait franchi le gué de la fête nationale et poursuivi sa route. L'été célébrait le jardin, et inversement, dans des cascades de roses épanouies. L'herbe s'abreuvait suffisamment à l'humidité du sol pour ne pas jaunir mais ne poussait plus guère. Les pommes et les prunes, en abondance, avaient atteint leur taille adulte et, lentement, se gorgeaient de soleil et de sucs. La corbeille d'hortensias moutonnait de ses énormes et têtes rondes d'un tendre rose sur le vert de leur feuillage. Dans un creux tapissé de lierre, des anémones sylvestres, se hasardant enfin, lançaient leurs hautes tiges grêles, couronnées de quatre pétales blancs. »

« [...] elle avait peur, oui, avait toujours eu peur des gens et de leur aisance brutale, de leur bon droit qui n'était jamais le sien, de leurs voix si promptes à commander, interdire ou se moquer, de leur supériorité affichée de mille manières et, pis encore, de leurs regards sur elle, subitement gênés. Elle s'y risqua pourtant. [...] Mais en définitive parce qu'elle retrouva des mots entendus elle ne savait où et remémorés elle ne savait comment, des mots qui disaient sans tout dévoiler, des mots honorables: « elle ne s'était jamais sentie à l'aise en société... » »

« Il y avait près de deux mois que je fréquentais Mariette quotidiennement et je m'étais habituée à ses silences, à ses coqs-à-l 'âne, à ses commentaires apparemment sans lien avec la situation présente et autres réponses à retardement, semblables à des résurgences au terme de je ne savais quel cheminement souterrain. Sa désinvolture avec ce que mon père appelait le « Verbe »  (et le ton de sa voix suffisait alors à suggérer l'obligatoire majuscule) ne choquait pas ma jeunesse. Mariette n'était pas un discours, elle était un monde ! »

« L'orage avait passé. Le ciel roulait encore des nuages, mais entre ces grandes masses ténébreuses se pressaient des étoiles qui avaient l'éclat du diamant. La pluie avait avivé toutes sortes d'odeurs, pénétrantes et fraîches, la terre depuis longtemps assoiffée embaumait et soupirait. Une nuit sans lune. »

« Sa vie d'avant, oui, mais plus tout à fait la même, puisque constellée de souvenirs comme les branches des pommiers et du prunier étaient alourdies de fruits. Et des souvenirs assortis de la promesse de se revoir en novembre, durant les vacances de la Toussaint. D'un passé tout proche à un futur pas trop éloigné, il y avait de quoi peupler une tranquillité que Mariette, au demeurant, n'était pas mécontente d'avoir retrouvée. « Pour ainsi dire, reprendre son souffle », marmonnait-elle. »

« Assise là, dans la corbeille d'or tressée par les rayons obliques du soleil d'octobre, avec sous les yeux le marronnier et le châtaignier mais aussi un pan de la maison, les dernières roses de l'année et un énorme bouquet d'asters aux innombrables petites têtes parme. À bayer aux corneilles, auraient dit les fantômes d'antan, s'ils n'avaient, semblait-il, définitivement renoncé à dénigrer ses faits et gestes, compris cette façon qu'elle avait, et dont il n'y avait plus à espérer qu'elle se départît jamais, de parler toute seule. Preuve en étaient les commentaires à voix haute qui avaient accompagné les bougies ressorties d'un tiroir et de nouveau allumées à la nuit tombée. « La pauvre Notre-Dame, reléguée dans son église fermée d'un bout à l'autre de l'année, il fallait bien lui montrer que l'on pensait à elle ! » Quant au saint, Mariette ne lui en voulait plus d'avoir pris la fuite: « Après s'être tenu si longtemps en marge de la vie et de la Création, il n'avait sans doute plus rien à dire aux hommes. » Pas plus que le reste, ces élucubrations n'avaient fait réagir les fantômes. Et lorsque Mariette s'asseyait sur le banc et s'adressait à Louise, c'était en toute liberté et en toute conscience de cette liberté que rien ni personne ne venait plus lui contester. Mais de Louise à une autre, il n'y avait qu'un pas, et le jour où Mariette murmura: « Bon, finalement, comment tu les trouves, toi, ce jardin et sa maison de poupée ? », ce fut la voix de cette autre qui répondit: « Mariette, ma fille, c'est beau, ce que tu as réussi faire ici. » »

Quatrième de couverture

Entre trois personnages solitaires, une femme simple d'un certain âge que le hasard, ou le destin, a conduite dans une petite maison au fond de la Normandie, une adolescente boudeuse qui s'ennuie pendant des vacances solitaires, et un jardin à l'abandon attendant les secours d'une main amie, va se créer par-delà les mots une complicité subtile et profonde.

Il suffit parfois d'un rien pour que se nouent des liens qui paraissaient improbables, que la nature serve de pont entre des êtres, et que leur vie acquière dans le silence des saisons un sens et une profondeur qui les marquent pour toujours.
« Dans l'ombre grandissante, tournées vers un marronnier dont le faîte s'empourprait dans le crépuscule, nous nous tenions côte à côte sur la passerelle d'un navire qui avait, à notre insu, largué les amarres et entamé un voyage qui durerait plusieurs années, dure toujours...»
Anne Guglielmetti est l'auteur de plusieurs romans parus aux éditions Buchet-Chastel et Actes sud, et a fondé avec Vincent Gille la revue Mirabilia

Éditions Interférences, 2021
95 pages
Sélection Prix Cezam 2022

L'inventeur ★★★★★ de Miguel Bonnefoy

Augustin Mouchot, oublié des manuels scolaires, m'était totalement inconnu, avant de me plonger dans ce livre de Miguel Bonnefoy.
J'ai découvert un homme courageux, persévérant, loin des standards, attachant. A. Mouchot inventa le premier moteur solaire, l'héliopompe, au milieu du XIXème siècle. L'auteur nous conte les aventures et mésaventures de ce personnage, ses rencontres, ses tourments, les hasards qui ont jalonné sa vie. Un être solitaire, à la santé fragile, qui atteint pourtant l'âge de quatre-vingt-sept ans. 
De Tour à Paris, en passant par l'Algérie et le mont Chelia, je me suis laissée emporter par ce récit rythmé et surprenant.
Superbe moment de lecture, comme toujours avec Miguel Bonnefoy ;-) tant il est un conteur incomparable !

« Archimède, après l'achèvement d'un calcul sur la force d'un levier, disait qu'il pourrait soulever le monde. Moi, je prétends que la concentration de la chaleur rayonnante du soleil produirait une force capable d'arrêter la terre dans sa marche. »
Augustin MOUCHOT

« Dans ses veines coulait un sang tiède mais tenace. Son legs n'était pas celui d'une lignée de géants travailleurs de la terre, qui bâtissent et meurent jeunes, ou de génies de l'art, qui sont comme des comètes fugitives. Ses racines frêles se plantaient dans une dynastie de têtus, d'incassables, courbés pendant des siècles sur des poignées de fenêtres et des plis de clapets, dont chaque génération vit cent ans, résiste à tout, s'use sans rompre, reste impérissable sans être prodigieuse. »

« [...] comme tous les savants d'une seule idée, Mouchot ne dévia pas sa trajectoire. Il s'obstina à creuser le même trou, profondément, jusqu'à trouver un trésor. Il ne faisait pas partie de ces inventeurs capables d'imaginer cent projets à la minute, de se laisser entraîner par des pensées inspirantes à chaque découverte, de voir se presser dans son esprit pêle-mêle des innovations fabuleuses. Mouchot était de ceux qui choisissent une direction à l'aube de leurs travaux et s'y tiennent jusqu'à la fin. Il comprenait maintenant pourquoi il s'était entêté à survivre, à résister à tout, pourquoi il s'était agrippé à la vie avec autant de ténacité et de persévérance : il était un homme de l'ombre tourné vers le soleil au milieu d'un siècle lumineux tourné vers le charbon. »

« Au milieu de l'été, il emménagea dans une mai- son, rue Bernard-Palissy, à quelques mètres de la gare, derrière le jardin du musée des Beaux-Arts où était planté le plus grand cèdre de France. C'était une construction à la mode tourangelle avec une cour intérieure qui lui donna plus d'espace pour ses travaux. En bras de chemise, les mains couvertes de blessures, il faisait des va-et-vient torrides et furieux, portant sur son dos de grosses chaudières peintes en noir. Il se lança dans une série d'expérimentations sur plusieurs miroirs différents, avec un désordre de platine, de lattes d'or et d'acier qu'il avait fait construire sur mesure par un miroitier tchèque. Habité par des forces inconnues, il recommençait les mêmes opérations, en marmonnant dans sa moustache un rosaire de calculs incompréhensibles, combattant farouche- ment pour ériger du néant cette machine lourde comme une statue grecque que la France, quelques années plus tard, lors de l'Exposition universelle, devait bientôt admirer. »

« Selon lui, c'était uniquement la science qui devait pousser au combat, à la lutte pour la justesse, pour les villes de demain, pour la connaissance, c'était uniquement la science qui avait le droit à la guerre. Le reste n'était qu'événements fortuits, accidents de l'humanité, embûches. Mouchot ferma les yeux devant cette bataille contemporaine, si bien que ce 19 septembre, alors qu'une terreur étouffée envahissait la ville, comme le calme qui précède une catastrophe, il descendit depuis Grenelle, prit la rue de Vaugirard en direction de la Sorbonne, pour vérifier si les librairies avaient mis son livre en vitrine. »

« L'énergie naturelle de son âge dilatait, par contraste, la sérénité de sa maturité. »

« Émile Zola était dans le public. Il fut si impressionné que vingt ans plus tard, quand il publia Travail, il pensa à cette innovation et lui rendit hommage en évoquant « ces savants qui sont parvenus à imaginer de petits appareils qui captaient la chaleur solaire et la transformaient en électricité ». Bien que le soleil ne fût pas très ardent ce jour-là, et que la radiation fût gênée par quelques nuages, la presse fonctionna toute la journée. Gaston Tissandier, chimiste et physicien, éditeur de la revue "La Nature", annonça comme une prophétie : « Quand l'heure funeste aura sonné, quelque génie, sortant des rangs, saura féconder le champ des grandes découvertes. » »

Quatrième de couverture

Voici l'extraordinaire destin d'Augustin Mouchot, fils de serrurier, professeur de mathématiques, qui, au milieu du XIX siècle, découvre l'énergie solaire. La machine qu'il construit, surnommée Octave, finit par séduire Napoléon III. Présentée plus tard à l'Exposition universelle de Paris en 1878, elle parviendra pour la première fois, entre autres prodiges, à fabriquer un bloc de glace par la seule force du soleil.
Mais l'avènement de l'ère du charbon ruine le projet de Mouchot que l'on juge trop coûteux. Dans un ultime élan, il tentera de faire revivre le feu de son invention en faisant « fleurir le désert » sous le soleil d'Algérie.

Avec la verve savoureuse qu'on lui connaît, Miguel Bonnefoy livre dans ce roman l'éblouissant portrait d'un génie oublié.

Miguel Bonnefoy est l'auteur de plusieurs romans très remarqués, dont Le voyage d'Octavio (prix de la Vocation), Sucre noir et Héritage (prix des Libraires 2021). Son œuvre est traduite dans une vingtaine de langues.

Éditions Payot-rivages,  août 2022
199 pages

Le colonel ne dort pas ★★★★☆ d'Émilienne Malfatto

Un colonel soldat
quelque part dans un pays en guerre
« passe de noires nuits blanches nuits atroces 
interminables 
avec ses ombres »
Il a tué, torturé. 
Au nom de la guerre. 
Pour la Nation.
On dit de lui qu'il est un « spécialiste ».
Aujourd'hui, au temps de la Reconquête, les fantômes de ses morts le hantent et à leur tour, le torturent, prennent possession de ses nuits et le soustraient au sommeil.
« mais après vous les Hommes-poissons 
qu'avais-je à perdre 
puisque le sort était déjà jeté 
puisque vous alliez revenir me hanter
blanchâtres et gonflés d'eau vaseuse 
c'est ainsi que je me rappelle de vous
que vous êtes restés derrière mes paupières 
dans ma tête 
si je m'arrachais les paupières et les yeux vous seriez

encore là »
Il est passé de bourreau à victime, devenu gris, maussade à l'instar du palais dans lequel il exerce « l’art qui consiste à ne pas faire mourir trop tôt »
Son teint sombre déteint petit à petit sur le décor. Le capitaine devient fou. Le navire prend l'eau en "absurdie". 
Une petite nouvelle qui nous plonge dans l'horreur de la guerre. 
Le soldat colonel déclame sa souffrance dans de longues tirades. 
Des tirades qui donnent à voir toute la noirceur que la guerre instille. 
Et apportent également la touche poétique qui rend ce livre puissant, saisissant.  
« qui d'entre vous viendra me tourmenter cette nuit ? 
toi, l'Homme poisson
le premier
le premier homme que j'ai fait poisson
dans cette eau 
empoisonnée
dans cette eau devenue mort 
toi, l'homme dont j'ai oublié le nom 
mais pas la vision du corps défait 
désarticulé
un corps quand il n'est plus un corps
ça ne ressemble plus à rien 
ça en devient presque
ridicule
grotesque
un corps qui n'est plus un corps savez-vous 
il faut un effort pour se rappeler que ce fut 
un être humain
une personne
avec des sentiments
des rêves
des
drames
une peau qui était une peau et non

une longue écorchure

plaie à vif plaie à sang 
difficile à croire ce qu'un homme peut souffrir vous ne le croiriez pas 
ce qu'il peut endurer de douleur 

de souffrance d'horreur de

déchirures

je ne le croyais pas non plus maintenant je le crois
je le sais je l'ai vu
de première main
de premier œil 
de première main qui guide la main du bourreau du 
tortionnaire ou
qui
parfois prend les choses en main
on n'est jamais aussi bien servi que par soi-même 
cela s'applique aussi à la torture
à l'art de l'interrogatoire 
briser un homme
le torturer
le rendre fou
le défaire de son corps
de sa peau
de ses membres
de ses dents
de ses ongles 
c'est un art savez-vous
je suis moi resté simple artisan mais j'ai connu
des esthètes
de ce processus
qui coupent en musique 
qui ne vomissent pas le soir
dont les yeux brillent quand ils arrachent
d'autres yeux 
j'en ai connu mais je n'en fus pas 
simple artisan jamais esthète 
même si pour toi l'Homme au corps désarticulé

défait déconstruit

au fond

ça n'a pas changé grand-chose

et c'est toi maintenant qui me tortures
et qui me brises 
toi et tes semblables mes victimes vous avez
chaque nuit
chaque soir
cela en commun
même si tous ne sont pas morts
de la même façon
j'ai un répertoire fourni 
le carnet noir de mon âme
que voulez-vous 
demandez
quelle mort quelle victime 
à qui dois-je m'adresser en premier »

« À moi le langage ténébreux des suppliciés sur la chaise électrique 
le vocabulaire ultime des guillotinés l'existence est un œil crevé 
Que l'on m'entende bien un œil qu'on crève à 
tout instant 
le harakiri sans fin 
J'enrage à voir le calme idiot 
qui accueille mes cris » 
Aragon

« Ô vous mes martyrs qui hantez mes ténèbres 
puisque je dois m'adresser à vous 
par lequel d'entre vous commencer? 
Je redoute la nuit comme la proie le chasseur chaque soir je me tourne vers le soleil 
dans l'espoir que ce soir-là il ne tombe pas

à l'horizon

il est le seul qui vous tienne à distance 
vous mes martyrs mes bourreaux 
vous mon tourment 
mais chaque soir il tombe 
il tombe il disparaît et alors vous prenez vie 
dans mes yeux
derrière mes paupières serrées

de toutes mes forces

vous apparaissez vous vous dressez dans le noir de ma chambre
et je vous vois de derrière

mes paupières serrées 

qui d'entre vous viendra me tourmenter cette nuit ? 
toi, l'Homme poisson
le premier
le premier homme que j'ai fait poisson
dans cette eau 
empoisonnée
dans cette eau devenue mort 
toi, l'homme dont j'ai oublié le nom 
mais pas la vision du corps défait 
désarticulé
un corps quand il n'est plus un corps
ça ne ressemble plus à rien 
ça en devient presque
ridicule
grotesque
un corps qui n'est plus un corps savez-vous 
il faut un effort pour se rappeler que ce fut 
un être humain
une personne
avec des sentiments
des rêves
des
drames
une peau qui était une peau et non

une longue écorchure

plaie à vif plaie à sang 
difficile à croire ce qu'un homme peut souffrir vous ne le croiriez pas 
ce qu'il peut endurer de douleur 

de souffrance d'horreur de

déchirures

je ne le croyais pas non plus maintenant je le crois
je le sais je l'ai vu
de première main
de premier œil 
de première main qui guide la main du bourreau du 
tortionnaire ou
qui
parfois prend les choses en main
on n'est jamais aussi bien servi que par soi-même 
cela s'applique aussi à la torture
à l'art de l'interrogatoire 
briser un homme
le torturer
le rendre fou
le défaire de son corps
de sa peau
de ses membres
de ses dents
de ses ongles 
c'est un art savez-vous
je suis moi resté simple artisan mais j'ai connu
des esthètes
de ce processus
qui coupent en musique 
qui ne vomissent pas le soir
dont les yeux brillent quand ils arrachent
d'autres yeux 
j'en ai connu mais je n'en fus pas 
simple artisan jamais esthète 
même si pour toi l'Homme au corps désarticulé

défait déconstruit

au fond

ça n'a pas changé grand-chose

et c'est toi maintenant qui me tortures
et qui me brises 
toi et tes semblables mes victimes vous avez
chaque nuit
chaque soir
cela en commun
même si tous ne sont pas morts
de la même façon
j'ai un répertoire fourni 
le carnet noir de mon âme
que voulez-vous 
demandez
quelle mort quelle victime 
à qui dois-je m'adresser en premier »

« Mais il n'est pas mort. Il n'est pas mort et il en a été presque déçu. Ses martyrs ses bourreaux ne le laissent pas s'en tirer aussi facilement, après tout la mort en elle-même ne dure qu'un instant une infime seconde où elle monte dans le corps et chasse la vie et la vie s'échappe ce qui est long ce qui est interminable c'est tout ce qui précède c'est la torture comme il le sait lui-même puisqu'il existe un art qui consiste à ne pas faire mourir trop tôt, puisqu'une fois qu'on est mort tout s'arrête, puisqu'on ne peut plus faire souffrir un cadavre. »

« un écusson de tissu de 
rien du tout 
voilà à quoi tient l'ennemi »

« [...]
j'ai tiré presque sans le vouloir
ton fusil enrayé en face de moi 
tu ne t'es même pas acharné sur le mécanisme
comme font certains 
les doigts fous accrochés au métal
il avait plu est-ce pour cela
que tu n'as pas pu tirer 
moi mon arme était sèche
mes mains n'ont pas tremblé j'ai tiré comme
à l'entraînement
comme nous l'apprenaient ces hommes durs
en nous traitant de sous-hommes de moins que rien 
tu m'as fixé quand la balle t'a touché
au-dessus de l'estomac
visez le ventre disaient-ils à l'entraînement 
toi tes yeux fixes tes yeux comme étonnés
quand tu es tombé 
à genoux d'abord puis à la renverse
autour les canons grondaient toujours 
c'était la guerre
ça ne compte pas diraient certains 
tu ne comptes pas
c'était la guerre 
tuer ou être tué
la loi de la guerre
oui mais voilà depuis quelque temps toi aussi
tu reviens »

« Il survécut au changement de régime, aux purges, aux procès, parce qu'on ne pouvait pas se passer de son talent, et peut-être aussi parce qu'il n'avait jamais été un homme de cour, qu'il était déjà, depuis longtemps, gris et pour ainsi dire invisible, se fondant presque avec le paysage. 
(Qui se charge de limoger une ombre ?) »

« Après toi
mon premier mort 
mon premier bourreau 
le séisme fut lent à venir
c'est comme la surface d'un lac gelé 
il faut que la faille vienne du bord
que ça se craquelle en un point 
et quand vous la remarquez c'est déjà trop tard 
la faille est trop grande 
elle se répand elle s'allonge elle envahit 
tout l'espace
et sous elle le vide l'eau glacée
il en va de même pour 
les fissures de l'âme
après toi mon premier mort mort dans la boue 
dans cette guerre affreuse 
et absurde cette guerre dont je n'ai toujours pas

des années après

compris pourquoi nous l'avions faite 
même s'il paraît que nous avons gagné 
que cela fut 
une grande victoire pour la 
nation »

« Le colonel pense souvent que la nature humaine se révèle dans ces instants de nudité absolue, quand l'homme est précisément dépouillé de toutes les minces couches de vernis - appelez ça l'éducation, ou la sociabilité, ou l'amour, ou l'amitié - qui recouvrent sa nature profonde, homo sanguinolis, sa nature animale, viscérale, quand l'homme n'est plus qu'une masse organique. Arrachez la peau d'un homme et vous aurez une forme sanguinolente, vermeille, une forme cochenille écrasée pas si différente d'un chien écorché, se dit parfois le colonel. Pourtant, il est bien forcé de l'admettre, il y a souvent des surprises dans ce qui précède le dépouillement ultime. Le lâche se révèle le brave s'effondre et donne tous les siens, certains pleurent et supplient, d'autres restent muets jusqu'au bout. Ceux-là sont plus rares et le colonel éprouve pour eux une sorte de respect. »

« mais après vous les Hommes-poissons 
qu'avais-je à perdre 
puisque le sort était déjà jeté 
puisque vous alliez revenir me hanter
blanchâtres et gonflés d'eau vaseuse 
c'est ainsi que je me rappelle de vous
que vous êtes restés derrière mes paupières 
dans ma tête 
si je m'arrachais les paupières et les yeux vous seriez

encore là »

« [...] Ordre de Mobilisation ça disait en lettres noires grasses avec les deux majuscules, l'encre avait un peu bavé mais tu sentais quand même le poids de la Nation qui t'appelait et là encore tu sentais la majuscule et il se rappelle avoir eu la grande sensation qu'une main invisible et géante venait de mettre sa vie en pause stop ça suffit, assez vécu, la vie on verra après, la vie c'est pour plus tard si tu survis si tu reviens, pour plus tard les filles du village le soleil Maman la maison le vent tiède, plus tard qu'est-ce que ça veut dire plus tard, ça ne veut rien dire. »

« Récemment l'ordonnance s'est rendu compte qu'il ne parvenait pas à saisir le visage du colonel. Bien sûr, il le connaît, le reconnaît, il sait immédiatement que c'est lui (garde-à-vous) mais il lui est impossible, après, de revoir ses traits, comme s'ils se dérobaient, comme s'ils étaient faits de fumée, Comme dans ces rêves - car l'ordonnance rêve encore - où des visages d'hommes lui échappent bien qu'il sache qui ils sont, avec cette certitude absurde et absolue propre au songe. Encore une pensée parasite, se dit-il. Mais il ne peut pas s'empêcher de craindre que le colonel soit, quelque part, contagieux. Ces choses-là ne se disent pas, encore moins à l'armée, essayez donc d'expliquer à votre supérieur qu'un gradé est en train de flouter les êtres et les choses autour de lui, de rendre le monde brumeux, de ramollir les opérations, Un coup à finir au mitard. Ou en première ligne. Ou pire, dans le cercle de lumière. »

« Vous me direz
il faut bien distinguer 
entre tuer à la guerre
et tuer pour tuer
c'est en tout cas ce qu'on nous disait à l'époque 
les morts de guerre ne sont pas des crimes
soldats 
nous disait-on
puisque vous avez tué pour une cause
noble
pour la défense de la Nation 
pour la Victoire
et dans leur voix tu sentais la majuscule 
alors que vie n'en prenait pas
si nous ne tuons pas si vous ne tuez pas
soldats
disaient-ils
l'ennemi nous envahira
nous annihilera
nous détruira
et avec nous notre pays nos enfants
nos femmes
dont les corps soldats n'oubliez pas les corps 
vous appartiennent

à vous seuls 
[..]

voyons soldat
il faut bien que quelqu'un tue pour éviter 
d'être tués
pour sauvegarder la Nation
que quelqu'un se tape le boulot 
mette les mains
dans
le cambouis dans le sang les entrailles
dans la merde
et vous voudriez après
vous voudriez
qu'on se remette en question
impossible soldat
impossible
suspect
après la guerre après les Hommes-poissons les
marécages
il n'y avait que le silence
et les médailles les décorations accrochées sur
les poitrines que les âmes
avaient désertées
du clinquant du doré sur une poitrine vide 
ça fait joli mais ça sonne creux »

« Qu'est-ce que vous croyez 
j'aurais aimé moi aussi
aimé
être heureux
avoir la sensation de
vivre
et mon de traverser l'existence comme
un champ de ruines 
des ruines j'en ai trop vu trop
provoqué
si bien que mon âme s'est mise à leur ressembler 
vous me direz cela vous est égal 
mon malheur je l'ai cherché 
et il n'est écrit nulle part que les victimes doivent avoir
de la sympathie

pour leur bourreau

j'ai depuis longtemps perdu toute prétention
à la sympathie
à l'amitié à
l'amour
à la pitié »

« Le général fait résonner ses bottes sur le marbre. Le buste décapité accroche son regard, il est terrible ce buste, le général ne s'en était encore jamais rendu compte, c'est comme une statue du commandeur, une présence tutélaire menaçante, comme pour rappeler à tous que les hommes, les puissants, les régimes passent, ne font que passer, et chuter, et que ce qui lui est advenu peut advenir à tous. Que lui-même chutera un jour, tôt ou tard, qu'il ne sera un jour pas plus vivant que ce socle de marbre sans tête, voilà ce que semble lui dire le buste décapité que le général regarde fixement il ne peut en détourner les yeux il est comme aimanté, comme si une étrange magie, magie noire magie ocre magie mandarine pistil de safran magie grise monochrome magie couleur de pluie l'empêchait d'arracher son regard de tourner les talons. Et il lui semble que le buste grandit, grandit, déborde de la niche, une étrange déformation de la matière, le marbre devient malléable et reste dur comme la pierre qu'il est, et le buste se répand hors de la niche et dans la pièce il envahit tout et alors qu'il s'approche du général qu'il s'apprête à le broyer avec sa cruauté de pierre alors le général parvient à rompre le sortilège et arrache son regard, il se précipite hors du hall désert et claque derrière lui la porte du grand bureau. »

« On murmure derrière moi que je ne suis 
qu'une ombre grise
c'est vrai
mais je m'en accommode
j'ai renoncé au monde des vivants 
je n'appartiens pas encore à celui des morts
je suis du monde des ombres 
et vous êtes mon peuple
vous mes ombres
mes visiteurs du soir 
mon peuple depuis si longtemps 
c'était après la Longue Guerre
je suis passé à l'ombre
déjà vous les Hommes-poissons et toi
mon premier mort
à la renverse
et vous autres tous ceux qui avez suivi
dans cette guerre abominable
déjà vous étiez mon peuple caché 
même si à l'époque il m'arrivait parfois encore 
de dormir
de vous échapper 
quelques heures
c'est déjà ça de pris
quelques heures de liberté
d'oubli »

« après les Hommes poissons mon lit resta vide
personne à qui 
chuchoter
peut-être qu'à cette époque vous mes ombres étiez 
déjà trop fortes trop envahissantes 
et impérieuses ombres de métal
de pierre
vous n'auriez laissé personne prendre votre place
bien au chaud au creux du lit
c'est après vous les Hommes-poissons
après la Longue Guerre
qu'on me demanda de tuer différemment
couper tailler sectionner rompre trancher
briser
arracher
enfin tous ces synonymes 
qui sont devenus mon métier ma

spécialité 

bien sûr on ne me les formula pas ainsi 
au départ
non
c'était plus subtil que ça
sécuriser 
protéger
et toujours la cause la noble cause noble forcément 
le capitaine qui me convoqua utilisa ces mots-là 
et il me souriait
on a besoin d'hommes comme vous d'hommes 
de votre trempe soldat 
pour consolider les acquis de la Victoire
il me souriait 
quand j'y pense il me semble qu'il était lui aussi 
un peu gris »

Quatrième de couverture

Dans une grande ville d'un pays en guerre, un spécialiste de l'interrogatoire accomplit chaque jour son implacable office. La nuit, le colonel ne dort pas. Une armée de fantômes, ses victimes, a pris possession de ses songes.
Dehors, il pleut sans cesse. La Ville et les hommes se confondent dans un paysage brouillé, un peu comme un rêve - ou un cauchemar.
Des ombres se tutoient, trois hommes en perdition se répondent. Le colonel, tortionnaire torturé. L'ordonnance, en silence et en retrait. Et, dans un grand palais vide, un général qui devient fou.

Le colonel ne dort pas est un livre d'une grande force. Un roman étrange et beau sur la guerre et ce qu'elle fait aux hommes. On pense au Désert des Tartares de Dino Buzzati dans cette guerre qui est là mais ne vient pas, ou ne vient plus - à l'ennemi invisible et la vacuité des ordres. Mais aussi aux Quatre soldats de Hubert Mingarelli. 

Emilienne Malfatto est photographe, romancière et journaliste - un temps reporter de guerre. Son travail photographique a été notamment publié dans le Washington Post et le New York Times, et exposé en France et à l'étranger.

En 2021, elle a reçu le prix Goncourt du premier roman pour Que sur toi se lamente le Tigre (Elyzad), et le prix Albert-Londres pour Les serpents viendront pour toi: une histoire colombienne (Les Arènes).

Éditions du Sous-Sol ,  août 2022
111 pages

jeudi 3 novembre 2022

Ressac ★★★★☆ de Diglee (Maureen Wingrove)

À l'instar des vagues qui, en se heurtant à un obstacle, effectuent un retour brutal sur elles-mêmes, Maureen Wingrove alias Diglee (origine de ce surnom dévoilé dans ce livre ;-)), a ressenti, comme un besoin brutal, vital, de se replier sur elle-même, de se couper du monde pour se retrouver, pour « faire parler les mots - et faire taire [ses] maux. », se reconnecter avec elle-même, avec l'essentiel, avec son essentiel : un ciel, l'odeur de l'océan, des couleurs tendres, la nature, son carnet et ses crayons,  pour tenter de « de guérir du père par la mer. » Le rocher qui l'a stoppée net dans son élan, c'est la perte de son beau-père, pas tout à fait une perte, il n'est pas mort, mais ça ne tourne plus très rond dans sa tête, il s'est perdu en route, n'est plus vraiment, n'est plus lui. Il est bipolaire et il n'est plus là.
« Nous pleurons un disparu qui vit sous nos yeux. C'est une mort sans cadavre. »
Maureen nous invite à partager sa retraite spirituelle. Le cadre appelle à la promenade et les éléments silence, mer, nature s'additionnent pour créer un véritable havre de paix.

Ressac est un roman autobiographique doux et poétique, une lecture qui enveloppe, qui étreint, suspend le temps, sent bon les embruns, happe. Elle a fait remonter en moi des souvenirs, et l'émotion s'est invitée. Et elle m'a donné envie aussi d'agrémenter davantage mon quotidien de poésie, celle de Louise Ackermann, de Marceline Desbordes-Valmore ou de Danièle Corre par exemple, de relire Anaïs Nin ou Bobin, d'arpenter le cimetière du Père Lachaise pour tomber sur le monument funéraire d'Héloïse et Abélard et lire leurs correspondances, de continuer à contempler la nature, ses paysages qui emportent nos chagrins, de savourer les petites choses de la vie en toute simplicité, de vivre la beauté avant tout.

Un diamant brut qui a toutefois le petit défaut qu'une autobiographie peut parfois entrainer, malencontreusement, inconsciemment ; l'envie est là d'en dire un peu trop et de glisser des propos qui ne font pas toujours écho à l'harmonie de l'ensemble.
Mais un léger bémol, parce que ce livre est un vrai plaisir de lecture !
Une parenthèse à savourer !

« Le violon cesse. Il se retire, il laisse derrière lui les cratères ouverts du souvenir immédiat. »
Marguerite Duras.

« En voyage, j'absorbe tout et l'ajoute à moi-même. »
Anaïs Nin 

« Mais la maladie mentale nous l'a progressivement ravi. Elle a pris ses yeux doux et son rire de farfadet, elle a bâillonné le poète et l'a rendu anguleux, dissonant, plein d'acide et de nerfs noirs. Elle nous l'a laissé survolté, erratique... Autre. »

« Cet homme que j'ai connu si calme, si doux, est devenu une caricature frénétique. La maladie non diagnostiquée, non traitée, s'est déployée en chacune de ses cellules, jusqu'à le rendre étranger. Le vrai Christian est sûrement là, quelque part, perdu dans les limbes, empêché par des couches successives de mauvaises connexions cérébrales... mais comment en être sûre? Comment savoir s'il est encore lui, quelque part sous le masque ? Nous pleurons un disparu qui vit sous nos yeux. C'est une mort sans cadavre. »

« Je partirai pour faire parler les mots - et faire taire mes maux. »

« Ce soir mélancolique de janvier donc, enfoncée dans les plaids de mon canapé et entourée de mes deux chats somnolents, j'ai cliqué sur réserver comme un acte de rébellion contre ma tristesse. Comme une manière de l'accueillir autant que de la combattre. De saisir moi-même cette petite main tendue vers rien. »

« Je laisse les rails qui défient broyer mon angoisse. Le train n'exige rien de moi. Il ne me demande rien d'autre que d'être assise et échappée du monde. En échappant au lieu, j'échappe au temps et je me raccroche à la poésie. »

« La Tour, ou la Maison Dieu, dans le Tarot. Je suis prête pour les secousses, le foudroiement. Je me sens comme Alice passant de l'autre côté du miroir: le jeu des symétries commence, je ne me raisonne pas, je me laisse séduire, j'aime l'argentérieur de ces coinci dences magiques. »

« En arrière-plan, la mer. Son ressac, comme un crissement de taffetas, agressif et apaisant à la fois.
Les oiseaux font un vacarme que je réalise ne pas avoir entendu depuis des années. Les villes ne chantent pas. La nature ici grouille, tout y est plus dense, plus franc. Et pourtant nous sommes au coeur de l'hiver. »

« Dans son autobiographie posthume, Histoire d'une femme libre, Françoise Giroud écrit: «J'avais pour la première fois un besoin urgent que l'on m'aimât faible, lasse, souffrante et que l'on m'aidât à vivre. Jean-Jacques n'aide pas à vivre. Il veut bien, mais il ne sait pas. Dès lors que je pesais sur lui, je me retrouvais en surplus, coupable d'être. Avais-je vraiment pu croire qu'une place existait pour moi dans le monde et que je pouvais y poser ma tête?»
Pendant des années ce passage m'a fait pleurer. J'en ressentais physiquement la douleur, la sensation de solitude et de détresse. Cette terreur viscérale d'être seule qui nous fait réclamer un Autre, pour nous contenir et nous empêcher de sombrer.
J'aspire aujourd'hui à devenir cet Autre pour moi-même. Je veux être celle sur laquelle m'appuyer quand je coule. Évidemment, la première personne sur qui je m'appuie réellement, c'est ma thérapeute. C'est elle, mon épaule, mon garde-fou depuis tant d'années. Elle qui me permet, progressivement, de devenir ma meilleure alliée. Mais c'est à moi de faire ce pas vers elle, de m'en remettre à elle, de sentir quand j'atteins ma limite et de m'ouvrir à son soutien. »

« Je me laisse envahir par l'océan, contemplative, silencieuse. Heureuse d'être seule, de n'avoir pas à parler, de n'avoir à faire aucun compromis, de demeurer là, immobile, aussi longtemps que je le souhaite. »

« Un voile rose est tombé sur la lande: ses cheveux d'or, le banc de pierres, les façades blanches des maisons couvertes de ronces, tout est désespérément noyé dans le rose. Je grimpe, silencieuse. Ma chapelle à moi, c'est la mer. »

« Je sombre. La mer a comme avalé ma peine. Je lui ai confié mon ombre, et elle l'a mangée. »

« Si certaines trouvent leur joie dans la marche et l'activité, je tiens davantage de la plante et me satisfais volontiers de l'immobilité. Offrez-moi un ciel, des couleurs tendres et l'odeur de l'océan, et je peux meubler des heures entières. »

« Étendues de sable fin cachées entre les hanches anguleuses de la falaise couleur champagne et perles d'eau douce, et là, enfin, l'odeur de la mer, en récompense. Salée, collante, acide. Minérale.
Je suis minérale. La force qui m'habite vient des rochers. Encadrée de leurs ombres, je danse près de l'écume. Je cours après les vagues, évitant leur morsure.
Les embruns sentent l'enfance: ils sentent la légèreté d'avant, l'insouciance dépouillée. Face à l'océan je me laisse décontenir, j'emplis mes tissus d'une autre sève. J'emprunte aux roches mères la régularité de leur structure, et je me rebâtis. »

« Sous son écriture crochetée et vacillante, stig mates de la polio, sa détresse me coupe le souffle.
Ma douce et nostalgique grand-mère a embrassé le destin de tant de femmes, empêchées par la maternité et le statut d'épouse. »

« Elle revendit son nid. Ce bon vieux sentiment de devoir, si injuste et si tristement féminin. Les femmes sont depuis toujours biberonnées au sacrifice, à l'effacement de soi.
Ma tante m'a confié, lorsque je l'ai interrogée sur cet appartement mystérieux, avoir senti, au moment de la vente, un déchirement bouleversant et indicible dans les yeux de ma grand-mère. Comme une déchirure. »

« Ma grand-mère a été la seule femme de la famille à avoir pu s'offrir un toit à elle. Sa sœur Georgie a lutte contre le patriarcat d'une autre manière, en refusant toute sa vie le mariage, le concubinage et la maternité. Je suis l'héritière de ces sœurs excentriques, révoltées, puissantes et libres. »

« Le tabac-presse du village est ouvert. Je distingue au fond du magasin une belle sélection de livres. J'ai envie de lire un deuxième Modiano, le premier m'a laissée sur ma faim.
J'entre et le contact des livres immédiatement me guérit. Je déchiffre leurs titres, croise des membres de ma famille choisie (Benoîte Groult, Annie Ernaux, Christian Bobin, Amélie Nothomb, Édouard Louis...), et en quelques secondes je me sens à ma place. Je parcoure les rayons, cherche les M pour Modiano, laissant courir mes yeux sur les couvertures, bercée par la sonorité inconnue on chérie des patronymes croisés,
Une étagère entière est dédiée au célèbre et tragique couple d'Héloïse et Abélard: ce moine théologien du XIIème siècle et son élève érudite, mariés en secret puis séparés par l'oncle d'Héloïse qui jugeait leur relation calomnieuse et amorale. Abélard fut castré, Héloïse faite nonne. Mais à leur mort, ils furent enfin réunis dans un somptueux caveau au Père Lachaise. Leurs lettres d'amour sont un pilier de la littérature française, inspirant le courant romantique et les artistes de tout temps.
Mon coeur se serre. »

« Le Journal d'Irlande de Benoite Groult est à côté du livre de sa fille Blandine de Caunes, La Mère morte. J'ai lu et adoré les deux. Les croiser ici, c'est presque comme saluer une parente. Le devenu iconique Sorcières, la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet côtoie le bouleversant Consentement de Vanessa Springora et Mes bien chères sœurs de Chloé Delaume. Ce coven improvisé me réjouit, je le salue en leur tirant mon chapeau pointu imaginaire.

Il fait froid dehors, et je serre mon livre contre moi comme un trésor. L'envie d'une tasse de thé se fait sentir. Classique synergie du livre qui appelle la boisson chaude. »

« J'avais oublié comme le silence enserre et réconforte. »

« Ce qui nous unit nous dépasse. Une force qui vient d'avant, de bien plus loin. En elle je reconnais le roman, et entre nous il y a la place : la place pour l'exceptionnel, la place pour les mots, les poèmes, le drame. »

« Et ce désir.
Il m'est arrivé de penser à son corps, si différent du mien, ce corps de lait et de jais, sublime, tendre et plein. Ce corps que j'ai dessiné, que je dessine encore si souvent. Ce corps d'opale, tout droit sorti d'un tableau de Renoir.
Parfois j'ai regardé le mien à travers ses yeux: je l'ai tendu, cambré, en m'imaginant le lui révéler J'ai ri de fantasmer nos découvertes maladroites, en pointillés, étreintes d'eau de rose et de coton, Mais notre histoire est ailleurs, loin des chambres et des draps, libérée des corps, lovée dans la lagune des amoureuses transies.
Sans buts, sans craintes, j'avance aux côtés de son corps translucide. Ne jamais m'en éloigner trop, toujours sentir sa petite chaleur mauve. »

« Je surligne, j'avale, je redessine ma charpente sous la poésie ninesque. Sa prose sent l'encens et les roses gorgées de soleil, elle fait le bruit de l'Espagne brûlée et des émois amoureux, elle a le goût d'une peau ambrée qui vient de jouir et l'odeur du papier bible, ce même mélange de sacrilège et de sublime. En cet instant, rien ne compte d'autre que ça: la littérature.
Je surligne ces phrases: « Les roses rouges sont des flammes adressées à la flamme en elle», «elle portait un monde en elle, et, pour cette raison, n'exigeait pas de lui qu'il lui en offre un », « L'esprit, secoué et agité par une fébrilité aiguë, une impatience à vivre, demeurait toutefois accroché aux livres, comme si ces derniers devaient lui servir de clé, lui ouvrir le monde entier. Elle croyait sincèrement que plus elle en lirait, plus la vraie vie lui apparaîtrait clairement. » »

« Je peux vivre pour moi.
Je réapprends à m'ennuyer. A laisser la place en moi pour du rien. A laisser mon esprit vagabonder en paix, à son rythme, sans l'abrutir d'informations et de sollicitations extérieures. J'accepte d'affronter l'angoisse, plutôt que de l'ensevelir. »

« J'essaie de guérir du père par la mer. »

« Pour Benoite Groult, « les écrivains sont des êtres impies : lors de la rédaction de son roman Les Trois Quarts du temps, elle trouve immonde et délicieux d'épingler ainsi [son amant] tout vivant dans [son] herbier. ». »

« « Si l'on ouvrait les gens, on trouverait des paysages. Moi, si l'on m'ouvrait, on trouverait des plages », a dit Agnès Varda. »

Quatrième de couverture

UN RÉCIT SENSIBLE ET PUISSANT POUR CELLES ET CEUX QUI ONT DÉJÀ ÉPROUVÉ UN DÉSIR DE PRENDRE LE LARGE.

Sur un coup de tête, Maureen Wingrove décide de s'éloigner du monde et des réseaux sociaux pour tenter de se retrouver. Direction la Bretagne, pour une semaine de retraite dans une abbaye battue par les embruns. Une semaine dense, intense. Une semaine assaillie par des vagues de souvenirs, par des émotions, par des portraits de femmes, par des rencontres insolites et inoubliables. Une semaine face à elle-même, en quête de sérénité.

Ressac est le journal de cette parenthèse.

MAUREEN WINGROVE (Diglee) est une illustratrice, autrice de bande dessinée et romancière française. Elle a récemment publié Libres. Manifeste pour s'af franchir des diktats sexuels (Delcourt, 2017), Baiser après #MeToo (avec Ovidie, Marabulles, 2020) et Je serai le feu (La ville brûle, 2021).

Éditions La ville brûle, 2021 / Points, juin 2022
106 pages

mercredi 2 novembre 2022

La force des femmes ★★★★★ de Denis Mukwege

La force des femmes témoigne du combat des femmes attaquées dans leur plus profonde intimité, réparées  physiquement et psychologiquement par le Dr Mukwege et ses équipes. Les séquelles psychologiques sont profondes et doivent être prises en charge pour que les victimes atteignent le statut de survivantes, pour qu'elles puissent envisager l'après,  la reconstruction, l'acceptation du petit être né parfois de cette violence, pour espérer s'introduire dans la vie, de nouveau. Envisager cette possibilité. 
Combien sont encore à freiner un dépôt de plainte ? Comment décourager les violeurs ? Comment ? L'auteur propose des pistes,  la première convoque l'éducation. À tout âge. Les policiers doivent aussi réchauffer les bancs, apprendre, réapprendre à soutenir mieux les femmes.
Un livre pour les femmes, mais pas que. 
« J'ai le furieux espoir que des personnes de tous les genres le liront et en retireront quelque chose. Il faut qu'un maximum de gens participent à la lutte pour l'égalité entre les sexes. Les hommes ne devraient pas craindre l'incompréhension, ils ne devraient pas ressentir le besoin de se justifier comme moi autrefois quand ils soutiennent leurs sœurs, filles, femmes, mères, amies et autres égales humaines. Les femmes ne peuvent résoudre seules le problème des violences sexuelles ; les hommes doivent faire partie de la solution. »
Une lecture qui instruit sur l'Histoire du Congo, sur l'impact néfaste que la colonisation a engendré sur son économie - une véritable manne financière avec ses minerais disponibles à profusion - « Un colon géomètre a déclaré, à propos du Congo, que c'était un scandale géologique » -, sur sa politique si instable, si corrompue, humainement si pitoyable - un pays mal gouverné, cruellement exploité, « un État affamé et sans limites » -, sur son système patriarcal qui façonne « nos normes sociales, notre économie, notre vie familiale et nos politiques »
Une lecture qui émeut, qui révolte, qui met des mots sur le calvaire de ces femmes,  des femmes,  sur l'horreur subie... 
Qui éclaire sur les combats menés par elles, et par d'autres, pour elles. 
Qui met en exergue l'inégalité stupéfiante de l'accès aux soins à travers le monde. 
Qui revient aussi sur le drame qui s'est joué lors des tensions entre Hutu et Tutsis « Les passions plus destructrices de l'humanité se sont déchaînées; le deuil menait au meurtre, le meurtre à la aux tueries de masse, aux viols de masse, à la torture de masse. »
Enfin, une lecture qui donne espoir. 
Une oeuvre pour mettre en lumière l'oeuvre accomplie, pour donner à voir ce chemin bienveillant et aimant que des hommes et femmes, comme le Dr Mukwege ou Eve Ensler, Nadal Murad,  et bien d'autres encore tentent de bâtir pour qu'enfin les Femmes qui ont subi l'indicible se reconstruisent vivent à l'égal de leur homologue masculin. 
« Ce qui est vrai pour le Congo est vrai pour la cause des droits des femmes : si vous êtes en position de pouvoir et d'influence, vous pouvez aider. Si vous ne travaillez pas à une solution, vous faites partie du problème. »
Un bel hommage au courage des femmes face à la douleur et l'incertitude de leur quotidien, qui dépasse les frontières du Congo. Un témoignage universel. Le combat de toute une vie.
« Telle est l'histoire du Congo, l'un des pays les mieux dotés de la terre, terrassé par cent cinquante ans d'occupation étrangère, de dictature et d'exploitation sans merci. »
Un essai à lire. Vibrant de colère et empli d'humilité. 
MERCI. 
Quel travail, quel immense sacrifice, quel foi en l'humanité incarne le Dr Mukwege, prix Nobel de la Paix. Il est admiratif de la vitalité et de la force des femmes qu'il soignait. Je ne trouve pas les mots pour exprimer mon immense admiration devant tout le travail accompli...
« Mon rôle a toujours été de faire entendre la voix de celles dont la marginalisation les empêche de raconter leur histoire. Je me tiens à leurs côtés, jamais devant elles. »
À lire, oui. 
Pour que ces mots " Ils m'ont tuée " n'aient plus jamais besoin d'être dits.
Pour qu'on arrête de mesurer la valeur d'une femme à son "honneur".
Pour que le mot justice reprenne tout son sens, pour " Transformer la souffrance en pouvoir".
Pour questionner ces traditions qui font du tort à l'humanité.
Pour, enfin, briser les silences.
« Les abus sexuels prolifèrent dans le silence, mais égale ment quand les hommes sont libres d'agir en toute impunité. Aristote, le père de la philosophie occidentale, a écrit que « de même qu'un homme accompli est le meilleur des animaux, de même aussi quand il a rompu avec loi et justice est-il le pire de tous ». Après avoir vu tout ce que j'ai vu, je suis parfaitement d'accord. »

« On a laissé métastaser sans retenue les troubles qui secouent ce pays depuis vingt-cinq ans il s'agit là du conflit le plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale, il compte plus de cinq millions de personnes mortes ou disparues. J'insiste sur la tragédie que vit le Congo avec l'espoir d'encourager les politiciens occidentaux à s'y intéresser et à œuvrer pour la paix et la justice que mes com patriotes appellent désespérément de leurs vœux.
Ce sont les circonstances qui ont fait de moi un spécialiste des blessures par viol. Ce sont les histoires racontées par mes patientes qui m'ont poussé à rejoindre une lutte bien plus vaste contre les injustices et la cruauté subies par les femmes. Et c'est aujourd'hui la reconnaissance de mon engagement de base qui m'amène à écrire ces pages. »
« "Survivante" est devenu le terme consacré pour toute personne ayant subi des violences sexuelles. Il sous-entend une posture plus active, plus courageuse, plus dynamique. Pourtant, certaines écrivaines féministes le trouvent problématique car il place au même niveau un viol et un événement traumatique bouleversant comme une tentative d'assassinat ou un accident d'avion. Il peut également renforcer l'idée qu'une femme doit surmonter cette expérience, surmonter ses blessures - ce dont elle peut se sentir incapable. »
« Mes ancêtres ont assisté à de profonds bouleversements économiques, politiques et sociaux. Il a été établi par décret que toutes les ressources des sols appartenaient à la nouvelle administration coloniale. Les mines du pays devenaient de fait la propriété de l'État indépendant du Congo de Léopold II, puisqu'il était interdit à la population indigène d'en posséder.
L'industrie métallurgique locale a été rapidement mise à mal. De nombreux artisans se sont reconvertis dans le commerce de métaux précieux, en particulier l'or, que l'on trouve en abondance dans la région. Aujourd'hui encore, on voit autour de Kaziba des gens plongés jusqu'aux genoux dans les ruisseaux et rivières pour filtrer l'or avec des tamis.
Tout chef traditionnel qui résistait au régime colonial, que ce soit le gouvernement ou une concession privée, se voyait puni. Le nôtre a été envoyé en prison dans le village de Kalehe, à plus de cent cinquante kilomètres de là, où il est mort. D'autres ont été assassinés. Ces événements ont été très déstabilisants pour des sociétés construites sur le respect et la vénération des figures tribales connues sous le nom de mwamis. »

« Suite au fléchissement de l'industrie locale, les villageois ont dû acheter leurs machettes, leurs outils et leurs roues à l'importation, alors que quelques années auparavant seulement, tout était produit sur place.
Le système colonial a également été source de transforma tion des rapports entre les genres à Kaziba. Les Européens sont venus avec leur système monétaire, qui a peu à peu sup planté l'économie de troc où le produit de l'agriculture et le bétail étaient les principaux moyens d'échange. Or, c'étaient alors les femmes qui étaient responsables du stockage et de la gestion de la production annuelle pour la famille en rai son de puissantes traditions matriarcales. Avec l'introduction du franc congolais en 1887, le pouvoir économique a été transféré aux hommes. À partir de là, gérer l'argent est devenu un attribut masculin. Les hommes qui travaillaient comme porteurs, mineurs ou ouvriers agricoles se sont mis à gagner un salaire qu'ils ont réparti à leur guise. Les femmes ont perdu la main sur les ressources de la famille.
L'autre changement majeur s'est fait par le biais d'un groupe de protestants évangéliques norvégiens arrivé en 1921, qui a demandé à bâtir une mission. Leur décision de s'établir à Kaziba allait marquer profondément la vie du village, surtout mes parents-et, par ricochet, moi. »

« Même si la nouvelle religion a été embrassée avec enthousiasme par la communauté, y compris par mes parents, l'arrivée du christianisme a eu pour résultat une rupture avec le passé. Cette première forme de christianisme ne cherchait pas à s'enrichir des traditions locales, spirituelles ou sociales, ni à s'en inspirer; elle voulait les remplacer. Par bien des aspects, ça a été une catastrophe culturelle, tant de choses précieuses et anciennes ayant été jugées primitives et dégénérées. »
« Les femmes qui grandissent au Congo sont considérées dès la naissance comme des citoyens de seconde zone, ce qui est, à des degrés divers, le cas dans la plupart des sociétés. Dans les zones rurales c'est encore pire: non seulement elles mettent les enfants au monde et s'occupent d'eux, mais elles effectuent aussi la plus grande part des travaux agricoles pour les plantations de base comme le manioc pour la farine, ou alors elles extraient le charbon nécessaire à la cuisine.
Par tradition, le transport de charges lourdes relève également du domaine féminin. J'avais grandi en voyant des femmes très maigres chanceler sous le poids d'énormes sacs en toile remplis de grains ou de bois de chauffage portés sur le dos. La charge, souvent plus lourde et large qu'elles, est encordée et reliée au front de la porteuse. Elle avance penchée en avant pour supporter ce poids, ce qui développe les muscles du cou de façon phénoménale mais entraîne également une kyrielle de problèmes musculo squelettiques qui vont parfois jusqu'à causer des dommages à l'appareil reproductif.
La société ne s'émeut nullement de leur sort. Les divorcées et les veuves ont peu de chances de se remarier. Les femmes n'ont presque aucune indépendance économique et sont souvent victimes d'abus physiques par leur mari, des abus dont on voyait le résultat à l'hôpital de Lemera. Quelques-unes vivent également dans la crainte que leur mari ne prenne une autre épouse et ne les oblige à vivre en polygamie, dont j'ai pu mesurer les effets désastreux à force d'années à écouter les Congolaises.
À Lemera, j'ai constaté les conséquences du peu de cas qu'on fait des femmes lors de l'accouchement, ce moment où elles sont à la fois le plus vulnérables et le plus puissantes. Certaines familles arrivaient avec des femmes enceintes à peine conscientes couchées sur des brancards fabriqués à partir de branches et de bouts de ficelle. Par fois, les patientes étaient simplement déposées devant l'hôpital sur des couvertures maculées de sang coagulé. En général, leur trajet dans la souffrance avait duré des heures, parfois des jours. »

« Lorsqu'il a commencé à détailler son initiation, j'ai cessé de mettre sa sincérité en doute. Il était bien en train de revivre un souvenir traumatique, il s'est effondré en pleurs A travers ses larmes, il a confessé avoir dû mutiler sa propre mère. Son commandant lui avait ordonné de le faire comme preuve de son engagement. Je n'ai pas eu le choix, a-t-il dit en sanglotant. Ils disaient qu'ils me tue raient si je ne... Je n'étais encore qu'un enfant. Qu'est-ce que j'aurais dû faire ?
Après qu'il a décrit ce geste atroce, un silence de plomb s'est abattu pendant quelques minutes. Sa respiration était précipitée et difficile. Je sentais mon cœur battre, la tension dans mon dos et mes jambes. Mais elle n'est pas morte, a-t-il fini par murmurer. Elle a survécu, je le sais. Elle a succombé à une maladie il y a quelques années. Je ne l'ai jamais revue.
L'histoire de ce jeune homme est un aperçu de ce qui s'est passé au Congo ces vingt-cinq dernières années : l'utilisation généralisée d'enfants-soldats explique en partie la proliféra tion de comportements extrêmes et sadiques. Mais comment cela a-t-il commencé ? Pourquoi l'hôpital de Panzi a-t-il été soudain submergé de femmes gravement mutilées vers la fin des années 1990? La seule explication plausible, c'est que la violence du génocide au Rwanda, une violence qui rend les gens brutaux et insensibles, a franchi la frontière congolaise, que le conflit entre Tutsi et Hutu s'est déplacé dans mon pays avec les deux invasions de 1996 et 1998.
Depuis le début de notre travail à Panzi, nous collectons des données auprès de nos patientes sur l'identité de leurs agresseurs. Dans les premières années, plus de 9o % disaient les violeurs étaient armés et s'exprimaient en que kinyarwanda, la langue du Rwanda. »

« Le viol comme arme de guerre est différent. Il devient tactique militaire. Il est planifié. Les femmes sont délibérément prises pour cibles comme moyen de terroriser la population. Son adoption dans les conflits en Asie, en Afrique et en Europe au cours du XXe siècle peut s'expliquer par le fait qu'il est peu coûteux, facile à organiser et, malheureusement, terriblement efficace. »

« Les conflits qui ont fait rage au Rwanda et en Yougoslavie dans la dernière décennie du XXe siècle ont permis d'at tirer l'attention sur l'usage du viol à des fins de nettoyage ethnique, ce qui a mené à des évolutions importantes dans les lois internationales...»

« Le carburant qui alimente aujourd'hui encore les com bats explique pourquoi le viol continue d'être utilisé comme arme de guerre au Congo. Il gît sous nos pieds, Bien que les guerres aient leurs racines dans le conflit entre Hutu et Tutsi au Rwanda, on les comprend mieux de nos jours si on s'intéresse aussi à leurs causes économiques. Elles sont liées aux trésors qui se sont formés il y a des mil lions d'années dans le sous-sol congolais.
On pense que la formation de ces trésors remonte à la période précambrienne, avant que la vie n'apparaisse sur terre. Les géologues considèrent qu'un fluide surchauffé charriant divers alliages est remonté depuis le noyau jusqu'à la croûte terrestre de l'Afrique centrale. En conséquence, le Congo possède quelques-uns des plus importants gisements de cuivre, de coltan, de cobalt, de cassitérite, d'uranium, de stannite et de lithium, ainsi que des diamants et de l'or. Certains sont convoités pour leur beauté, d'autres sont vitaux pour notre économie contemporaine fondée sur la technologie. Depuis les premières invasions en 1996 et 1998, le Rwanda et l'Ouganda ont récolté et rapatrié des monceaux de ce qu'ils trouvaient en progressant à travers le Congo: bois, café, bétail et, bien sûr, or, diamants et minerais. »

« Que devais-je éprouver à son égard? Il était à la fois bourreau et victime de violences, c'était un enfant perdu à qui on avait lavé le cerveau pour en faire un tueur. Les véritables coupables, c'étaient les adultes qui l'avaient consciemment et volontairement manipulé. C'étaient eux, en fin de compte, les lâches responsables de ses actes. Comme tant d'autres Congolais, il avait été aspiré dans la spirale du conflit avant de s'en voir recraché. Nous sommes tous traumatisés d'une manière ou d'une autre, nous avons chacun une douloureuse expérience de perte, pas seule ment de proches, mais parfois aussi de vies déraillées ou d'ambitions brisées. »

« Chaque fois qu'un homme viole, quelle que soit la situation, quel que soit le pays, ses actes trahissent la même croyance : ses besoins et désirs sont de la plus haute importance, les femmes sont des êtres inférieurs dont on peut user et abuser. Les hommes violent parce qu'ils ne considèrent pas la vie des femmes comme aussi précieuse que la leur. »

« La façon dont les femmes sont traitées durant les guerres et les catastrophes naturelles doit être vue comme une manifestation au grand jour de la violence qui leur est infligée derrière le voile de l'intimité en tant de paix. Les violences sexuelles sont une épidémie mondiale que nous commençons tout juste à traiter. »

« Un combat doit être mené pour que le regard des hommes sur les femmes change. Ce combat doit être accompagné de mesures répressives, qu'il ait lieu dans un pays déchiré par la guerre comme le Congo, une zone de catastrophe naturelle, un campus universitaire ou une chambre. Je m'étendrai davantage dans les chapitres suivants sur mes idées pour mener ce combat à bien. »

« Non. C'était dur, très dur, a-t-il avoué. Je n'avais pas idée qu'on puisse traiter une enfant comme ça.
Quand il s'est senti assez fort, je l'ai raccompagné à sa jeep, où son chauffeur l'attendait. Il avait l'air penaud. Il m'a remercié pour ma présentation et pour notre travail en refermant la portière.
Je n'ai pas d'explication à sa réaction. En tant que militaire, il devait bien être au courant des atrocités commises dans la région. Avait-il simplement choisi de fermer les yeux et de croire en la propagande du gouvernement et de l'armée, à savoir que les comptes rendus étaient exagérés, voire montés de toutes pièces par des gens qui voulaient la mort de ce pays? Ce récit lui avait-il rappelé des souvenirs traumatiques, des événements qu'il avait refoulés? Avait-il pensé à ses propres enfants en entendant cette fillette? Peut-être avait-il été heurté de plein fouet par l'échec cuisant de l'institution militaire, incapable d'assurer la sécurité? Ou peut-être par quelque chose de plus vaste, un échec collectif de nous tous, en tant qu'adultes incapables de protéger nos enfants. »

« Je me sentais abandonné par les pouvoirs occidentaux - les États-Unis et le Royaume-Uni continuaient de soutenir le Rwanda - mais aussi par l'Union africaine, un regroupement régional d'États de ce continent. Son silence et sa faiblesse entachent cette organisation qui s'assimile à un club de syndiqués destiné à protéger les intérêts les uns des autres. Au lieu de travailler à mettre fin au massacre des Africains, ils se couvrent mutuellement. »

« La première étape pour affronter l'épidémie mondiale de viols est une législation claire qui inclue le concept de consentement et qui reconnaisse les femmes comme des êtres autonomes et indépendants. Des lois strictes contre les agressions sexuelles avec à la clé de lourdes peines de prison pour les violeurs sont des mesures dissuasives et, au moment des débats parlementaires, une occasion d'éduquer hommes et femmes à leurs droits et responsabilités. »

« Je ne prétends pas que tous les soldats sont des violeurs ni que nous ne devrions pas les remercier pour les sacrifices et les actes de bravoure à leur actif pendant les conflits armés. Ce serait une position absurde et erronée. Mais à faut se rappeler qu'il y a des soldats valeureux et d'autres prédateurs. Les femmes agressées méritent elles aussi qu'on se souvienne et qu'on s'occupe d'elles, qu'on les dédommage comme les vétérans blessés ou les prisonniers de guerre. Leurs blessures ne sont peut-être pas visibles, mais elles peuvent ne jamais se refermer tout le temps d'une vie. »

« Pour éviter les viols, il faut commencer par se demander pourquoi il y a dans le monde tant d'hommes au com portement répréhensible, d'hommes si mal éduqués. Mais aussi pourquoi des hommes bons et respectables se sont tus pendant si longtemps. »

« Aucun de nous n'échappe à la tradition, ce qui n'est par ailleurs nullement souhaitable. Les coutumes et autres cérémonies nourrissent notre identité et notre sens de nous même. Mais il est important de les questionner. Et de ne pas se voiler la face vis-à-vis de leur impact. Dès l'instant où nous appuyons l'idée que les garçons sont plus forts, plus méritants, plus valeureux, nous perpétuons une injustice et, au final, la violence envers les femmes. »

« Non seulement les parents et la société renforcent sans cesse l'idée que la vie d'un garçon a plus de valeur, mais ils appuient aussi de façon explicite l'idée que les garçons sont des mâles et que le masculin, c'est la force et la dureté Ainsi, nous les encourageons à ne pas pleurer. Nous leur inculquons que la faiblesse et la sensibilité sont des caractéristiques - féminines». Nous les encourageons à dissimuler leurs craintes et à n'avoir peur de rien. »

« Ma relation à Dieu est très personnelle. Je me considère comme croyant mais pas nécessairement comme religieux. Les religions sont des constructions idéologiques, l'interprétation de textes fondateurs rédigés par des figures du passé. Ces interprétations sont le fruit du travail de certains hommes qui ont en général usé de leur position de supériorité pour asseoir leurs privilèges.
Nous pouvons accepter ces interprétations comme lois immuables aussi dures que les pierres des temples de Lalish, du Mur des lamentations, de La Mecque, de nos cathédrales et autres églises. Ou accepter que le dogme peut lui aussi évoluer, de la même manière que nos édifices religieux ont été reconstruits, modifiés, étendus, façonnés par le climat et altérés par l'humain.
Dans mes prêches, je rappelle toujours que le meilleur endroit pour trouver Dieu, c'est en nous, dans nos pensées secrètes et notre conscience. Tout ce qui entoure ce sanctuaire intime est l'oeuvre de l'humain, avec ses imperfections et ses vices. Pour moi, Dieu est au début et à la fin de tout, c'est une force universelle capable d'expliquer l'inexplicable, dont la perfection de la nature, la musique, l'art et ce qui nous pousse à aimer les autres et à prendre soin d'eux. Malgré l'aptitude humaine à l'égoïsme et au mal que j'ai eu l'occasion de constater, je crois toujours que nous sommes, sans aucune exception ou presque, vertueux, car créés à l'image de Dieu. Il suffit pour s'en rendre compte d'observer les très jeunes enfants, leur innocence, leurs jeux, leur pureté. Leur bonté, leur sainteté, voilà quelle est la véritable nature humaine avant qu'elle ne soit transformée par la société, les règles et les codes, et, soyons honnêtes, certaines pratiques religieuses pernicieuses. Ce n'est qu'en nous-même que nous pouvons méditer et renouveler notre lien avec ces qualités originelles, toujours en dialogue avec Dieu. »

« « En quoi le viol concerne-t-il le Conseil de sécurité ? » a objecté l'ambassadeur russe, car il ne voyait pas le lien entre le viol et le maintien de la paix ou la prévention des conflits. Je suis ravi de dire que je ne rencontre plus à pré sent ce genre de remarque. Le viol est désormais accepté comme une conséquence, et souvent une tactique délibérée, de toutes les guerres.
La résolution 1820 des Nations unies, votée à l'unanimité malgré le scepticisme des Russes, a ouvert une voie d'espoir quant à des actions plus fermes à l'encontre des coupables de crimes sexuels dans des pays tels que le Congo. Cette résolution reconnaît la jurisprudence établie par les tribunaux pénaux internationaux pour le Rwanda et l'ex Yougoslavie que j'ai évoqués au chapitre sept. Le viol peut maintenant être reconnu comme une arme et un crime de guerre - voire un crime contre l'humanité - voire un acte génocidaire. Ce qui met les Etats dans l'obligation de mener l'enquête et de poursuivre les coupables, et en appelle également au déploiement de davantage de femmes lors des missions de paix internationales.
Le problème, comme avec tant de résolutions de l'ONU, c'est que les bonnes intentions ne se transforment pas en actions concrètes. Il n'y a aucune preuve que les violences sexuelles dans les zones de conflit aient diminué malgré plusieurs mois d'intenses négociations diplomatiques qui ont conduit au vote de la résolution 1820. Les forces armées ou les milices qui commettent des viols au Congo, au Sou dan, en Birmanie ou en Syrie agissent toujours avec la même impunité.
Un an après, le Conseil de sécurité de l'ONU a fait passer une importante résolution complémentaire, la résolution 1888, qui instaure la création du Bureau de la représentante spéciale du secrétaire général chargée de la question des violences sexuelles en période de conflit, un développement bienvenu qui a permis d'attirer l'attention sur ce problème.
Au cours de la décennie suivante, le Conseil de sécurité de l'ONU a voté d'autres résolutions, sept au total, sur la question de la sécurité des femmes, dont la résolution 1960 pour mettre en œuvre un mécanisme de surveillance et d'établissement de rapports sur les violences sexuelles dans les conflits, ainsi que la résolution 2106, qui met de nouveau l'accent sur l'idée de responsabilité.
Ce travail de sensibilisation a été vital, mais la Russie et la Chine font preuve de scepticisme quant à la place que prend la sécurité des femmes dans l'agenda de l'ONU, tan dis que l'alliance occidentale, qui était moteur de progrès, a été mise sous rude pression par l'administration Trump.
En 2019, lorsque le gouvernement allemand a proposé une nouvelle résolution, la résolution 2467, sur le viol dans les zones de conflit, l'administration Trump a menacé de mettre son veto si cette résolution incluait la moindre référence au fait que les victimes de viol devaient bénéficier de soins par rapport à la sexualité et la reproduction. Leur crainte était que cette résolution ne ménage un droit à l'avortement.
Ce rétropédalage par rapport à des résolutions précédentes a mis l'accent sur l'importance de l'accès aux services médicaux comme leste sis VIII ou à la pilule du lendemain sur demande de la survivante. Il signifie qu'il ne faut jamais rien considérer comme acquis. Le dynamisme de la décennie précédente a paru sur le point de s'éteindre
Au final, il y a eu compromis autour d'une version expurgée de toute référence aux services médicaux qui s'occuperaient de la sexualité et de la reproduction, ainsi qu'à la vulnérabilité des populations LGBT dans les conflits. J'ai tire satisfaction de l'idée que cette résolution était la première à insister sur l'importance d'une approche centrée sur la survivante d'agressions sexuelles et qu'elle reconnaisse la nécessité de venir en aide aux enfants nés de viols. Les Etats-Unis ont voté cette résolution, la Chine et la Russie se sont abstenues.
Fin 2020, la Russie a de nouveau tenté de réduire à néant les progrès de ces vingt dernières années en présentant une résolution qui aurait édulcoré certains engagements précédents. Même si elle était soutenue par la Chine, la résolu tion a été rejetée par les autres membres.
Il y a également eu dans certains pays des efforts pour combattre les violences sexuelles. L'ancien président amé ricain Barack Obama, le gouvernement britannique du Premier ministre David Cameron, le Premier ministre canadien Justin Trudeau et Emmanuel Macron, dernier président français élu, y ont tous participé. La Suède est devenue le premier pays au monde à mener une politique étrangère féministe en 2014 sous le règne d'un Premier ministre homme, Stefan Löfven, qui repose sur trois principes: les droits, la représentation et les ressources. »

Quatrième de couverture

Surnommé « l’homme qui répare les femmes », le gynécologue et chirurgien Denis Mukwege a consacré sa vie aux femmes victimes de sévices sexuels en République démocratique du Congo. Dans une région où le viol collectif est considéré comme une arme de guerre, le docteur Denis Mukwege est chaque jour confronté aux monstruosités des violences sexuelles, contre lesquelles il se bat sans relâche, parfois au péril de sa vie.
Dès 1999, il fonde l’hôpital de Panzi dans lequel il promeut une approche « holistique » de la prise en charge : médicale, psychologique, socio-économique et légale.
Écrit à la première personne, La force des femmes retrace le combat de toute une vie en dépassant le genre autobiographique. L’héroïne du roman, c’est la femme composée de toutes ces femmes. L’auteur rend un véritable hommage à leur courage, leur lutte. Pour lui, il s’agit d’une lutte mondiale : « C’est vous, les femmes, qui portez l’humanité. »
Ainsi, à travers le récit d’une vie consacrée à la médecine et dans un vrai cri de mobilisation, Denis Mukwege nous met face au fléau qui ravage son pays et nous invite à repenser le monde. La force des femmes clame haut et fort que guérison et espoir sont possibles pour toutes les survivantes. 

Éditions Gallimard,  septembre 2021
398 pages
Traduit de l'anglais (République démocratique du Congo) par Marie Chuvin et Laetitia Devaux