jeudi 3 novembre 2022

Ressac ★★★★☆ de Diglee (Maureen Wingrove)

À l'instar des vagues qui, en se heurtant à un obstacle, effectuent un retour brutal sur elles-mêmes, Maureen Wingrove alias Diglee (origine de ce surnom dévoilé dans ce livre ;-)), a ressenti, comme un besoin brutal, vital, de se replier sur elle-même, de se couper du monde pour se retrouver, pour « faire parler les mots - et faire taire [ses] maux. », se reconnecter avec elle-même, avec l'essentiel, avec son essentiel : un ciel, l'odeur de l'océan, des couleurs tendres, la nature, son carnet et ses crayons,  pour tenter de « de guérir du père par la mer. » Le rocher qui l'a stoppée net dans son élan, c'est la perte de son beau-père, pas tout à fait une perte, il n'est pas mort, mais ça ne tourne plus très rond dans sa tête, il s'est perdu en route, n'est plus vraiment, n'est plus lui. Il est bipolaire et il n'est plus là.
« Nous pleurons un disparu qui vit sous nos yeux. C'est une mort sans cadavre. »
Maureen nous invite à partager sa retraite spirituelle. Le cadre appelle à la promenade et les éléments silence, mer, nature s'additionnent pour créer un véritable havre de paix.

Ressac est un roman autobiographique doux et poétique, une lecture qui enveloppe, qui étreint, suspend le temps, sent bon les embruns, happe. Elle a fait remonter en moi des souvenirs, et l'émotion s'est invitée. Et elle m'a donné envie aussi d'agrémenter davantage mon quotidien de poésie, celle de Louise Ackermann, de Marceline Desbordes-Valmore ou de Danièle Corre par exemple, de relire Anaïs Nin ou Bobin, d'arpenter le cimetière du Père Lachaise pour tomber sur le monument funéraire d'Héloïse et Abélard et lire leurs correspondances, de continuer à contempler la nature, ses paysages qui emportent nos chagrins, de savourer les petites choses de la vie en toute simplicité, de vivre la beauté avant tout.

Un diamant brut qui a toutefois le petit défaut qu'une autobiographie peut parfois entrainer, malencontreusement, inconsciemment ; l'envie est là d'en dire un peu trop et de glisser des propos qui ne font pas toujours écho à l'harmonie de l'ensemble.
Mais un léger bémol, parce que ce livre est un vrai plaisir de lecture !
Une parenthèse à savourer !

« Le violon cesse. Il se retire, il laisse derrière lui les cratères ouverts du souvenir immédiat. »
Marguerite Duras.

« En voyage, j'absorbe tout et l'ajoute à moi-même. »
Anaïs Nin 

« Mais la maladie mentale nous l'a progressivement ravi. Elle a pris ses yeux doux et son rire de farfadet, elle a bâillonné le poète et l'a rendu anguleux, dissonant, plein d'acide et de nerfs noirs. Elle nous l'a laissé survolté, erratique... Autre. »

« Cet homme que j'ai connu si calme, si doux, est devenu une caricature frénétique. La maladie non diagnostiquée, non traitée, s'est déployée en chacune de ses cellules, jusqu'à le rendre étranger. Le vrai Christian est sûrement là, quelque part, perdu dans les limbes, empêché par des couches successives de mauvaises connexions cérébrales... mais comment en être sûre? Comment savoir s'il est encore lui, quelque part sous le masque ? Nous pleurons un disparu qui vit sous nos yeux. C'est une mort sans cadavre. »

« Je partirai pour faire parler les mots - et faire taire mes maux. »

« Ce soir mélancolique de janvier donc, enfoncée dans les plaids de mon canapé et entourée de mes deux chats somnolents, j'ai cliqué sur réserver comme un acte de rébellion contre ma tristesse. Comme une manière de l'accueillir autant que de la combattre. De saisir moi-même cette petite main tendue vers rien. »

« Je laisse les rails qui défient broyer mon angoisse. Le train n'exige rien de moi. Il ne me demande rien d'autre que d'être assise et échappée du monde. En échappant au lieu, j'échappe au temps et je me raccroche à la poésie. »

« La Tour, ou la Maison Dieu, dans le Tarot. Je suis prête pour les secousses, le foudroiement. Je me sens comme Alice passant de l'autre côté du miroir: le jeu des symétries commence, je ne me raisonne pas, je me laisse séduire, j'aime l'argentérieur de ces coinci dences magiques. »

« En arrière-plan, la mer. Son ressac, comme un crissement de taffetas, agressif et apaisant à la fois.
Les oiseaux font un vacarme que je réalise ne pas avoir entendu depuis des années. Les villes ne chantent pas. La nature ici grouille, tout y est plus dense, plus franc. Et pourtant nous sommes au coeur de l'hiver. »

« Dans son autobiographie posthume, Histoire d'une femme libre, Françoise Giroud écrit: «J'avais pour la première fois un besoin urgent que l'on m'aimât faible, lasse, souffrante et que l'on m'aidât à vivre. Jean-Jacques n'aide pas à vivre. Il veut bien, mais il ne sait pas. Dès lors que je pesais sur lui, je me retrouvais en surplus, coupable d'être. Avais-je vraiment pu croire qu'une place existait pour moi dans le monde et que je pouvais y poser ma tête?»
Pendant des années ce passage m'a fait pleurer. J'en ressentais physiquement la douleur, la sensation de solitude et de détresse. Cette terreur viscérale d'être seule qui nous fait réclamer un Autre, pour nous contenir et nous empêcher de sombrer.
J'aspire aujourd'hui à devenir cet Autre pour moi-même. Je veux être celle sur laquelle m'appuyer quand je coule. Évidemment, la première personne sur qui je m'appuie réellement, c'est ma thérapeute. C'est elle, mon épaule, mon garde-fou depuis tant d'années. Elle qui me permet, progressivement, de devenir ma meilleure alliée. Mais c'est à moi de faire ce pas vers elle, de m'en remettre à elle, de sentir quand j'atteins ma limite et de m'ouvrir à son soutien. »

« Je me laisse envahir par l'océan, contemplative, silencieuse. Heureuse d'être seule, de n'avoir pas à parler, de n'avoir à faire aucun compromis, de demeurer là, immobile, aussi longtemps que je le souhaite. »

« Un voile rose est tombé sur la lande: ses cheveux d'or, le banc de pierres, les façades blanches des maisons couvertes de ronces, tout est désespérément noyé dans le rose. Je grimpe, silencieuse. Ma chapelle à moi, c'est la mer. »

« Je sombre. La mer a comme avalé ma peine. Je lui ai confié mon ombre, et elle l'a mangée. »

« Si certaines trouvent leur joie dans la marche et l'activité, je tiens davantage de la plante et me satisfais volontiers de l'immobilité. Offrez-moi un ciel, des couleurs tendres et l'odeur de l'océan, et je peux meubler des heures entières. »

« Étendues de sable fin cachées entre les hanches anguleuses de la falaise couleur champagne et perles d'eau douce, et là, enfin, l'odeur de la mer, en récompense. Salée, collante, acide. Minérale.
Je suis minérale. La force qui m'habite vient des rochers. Encadrée de leurs ombres, je danse près de l'écume. Je cours après les vagues, évitant leur morsure.
Les embruns sentent l'enfance: ils sentent la légèreté d'avant, l'insouciance dépouillée. Face à l'océan je me laisse décontenir, j'emplis mes tissus d'une autre sève. J'emprunte aux roches mères la régularité de leur structure, et je me rebâtis. »

« Sous son écriture crochetée et vacillante, stig mates de la polio, sa détresse me coupe le souffle.
Ma douce et nostalgique grand-mère a embrassé le destin de tant de femmes, empêchées par la maternité et le statut d'épouse. »

« Elle revendit son nid. Ce bon vieux sentiment de devoir, si injuste et si tristement féminin. Les femmes sont depuis toujours biberonnées au sacrifice, à l'effacement de soi.
Ma tante m'a confié, lorsque je l'ai interrogée sur cet appartement mystérieux, avoir senti, au moment de la vente, un déchirement bouleversant et indicible dans les yeux de ma grand-mère. Comme une déchirure. »

« Ma grand-mère a été la seule femme de la famille à avoir pu s'offrir un toit à elle. Sa sœur Georgie a lutte contre le patriarcat d'une autre manière, en refusant toute sa vie le mariage, le concubinage et la maternité. Je suis l'héritière de ces sœurs excentriques, révoltées, puissantes et libres. »

« Le tabac-presse du village est ouvert. Je distingue au fond du magasin une belle sélection de livres. J'ai envie de lire un deuxième Modiano, le premier m'a laissée sur ma faim.
J'entre et le contact des livres immédiatement me guérit. Je déchiffre leurs titres, croise des membres de ma famille choisie (Benoîte Groult, Annie Ernaux, Christian Bobin, Amélie Nothomb, Édouard Louis...), et en quelques secondes je me sens à ma place. Je parcoure les rayons, cherche les M pour Modiano, laissant courir mes yeux sur les couvertures, bercée par la sonorité inconnue on chérie des patronymes croisés,
Une étagère entière est dédiée au célèbre et tragique couple d'Héloïse et Abélard: ce moine théologien du XIIème siècle et son élève érudite, mariés en secret puis séparés par l'oncle d'Héloïse qui jugeait leur relation calomnieuse et amorale. Abélard fut castré, Héloïse faite nonne. Mais à leur mort, ils furent enfin réunis dans un somptueux caveau au Père Lachaise. Leurs lettres d'amour sont un pilier de la littérature française, inspirant le courant romantique et les artistes de tout temps.
Mon coeur se serre. »

« Le Journal d'Irlande de Benoite Groult est à côté du livre de sa fille Blandine de Caunes, La Mère morte. J'ai lu et adoré les deux. Les croiser ici, c'est presque comme saluer une parente. Le devenu iconique Sorcières, la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet côtoie le bouleversant Consentement de Vanessa Springora et Mes bien chères sœurs de Chloé Delaume. Ce coven improvisé me réjouit, je le salue en leur tirant mon chapeau pointu imaginaire.

Il fait froid dehors, et je serre mon livre contre moi comme un trésor. L'envie d'une tasse de thé se fait sentir. Classique synergie du livre qui appelle la boisson chaude. »

« J'avais oublié comme le silence enserre et réconforte. »

« Ce qui nous unit nous dépasse. Une force qui vient d'avant, de bien plus loin. En elle je reconnais le roman, et entre nous il y a la place : la place pour l'exceptionnel, la place pour les mots, les poèmes, le drame. »

« Et ce désir.
Il m'est arrivé de penser à son corps, si différent du mien, ce corps de lait et de jais, sublime, tendre et plein. Ce corps que j'ai dessiné, que je dessine encore si souvent. Ce corps d'opale, tout droit sorti d'un tableau de Renoir.
Parfois j'ai regardé le mien à travers ses yeux: je l'ai tendu, cambré, en m'imaginant le lui révéler J'ai ri de fantasmer nos découvertes maladroites, en pointillés, étreintes d'eau de rose et de coton, Mais notre histoire est ailleurs, loin des chambres et des draps, libérée des corps, lovée dans la lagune des amoureuses transies.
Sans buts, sans craintes, j'avance aux côtés de son corps translucide. Ne jamais m'en éloigner trop, toujours sentir sa petite chaleur mauve. »

« Je surligne, j'avale, je redessine ma charpente sous la poésie ninesque. Sa prose sent l'encens et les roses gorgées de soleil, elle fait le bruit de l'Espagne brûlée et des émois amoureux, elle a le goût d'une peau ambrée qui vient de jouir et l'odeur du papier bible, ce même mélange de sacrilège et de sublime. En cet instant, rien ne compte d'autre que ça: la littérature.
Je surligne ces phrases: « Les roses rouges sont des flammes adressées à la flamme en elle», «elle portait un monde en elle, et, pour cette raison, n'exigeait pas de lui qu'il lui en offre un », « L'esprit, secoué et agité par une fébrilité aiguë, une impatience à vivre, demeurait toutefois accroché aux livres, comme si ces derniers devaient lui servir de clé, lui ouvrir le monde entier. Elle croyait sincèrement que plus elle en lirait, plus la vraie vie lui apparaîtrait clairement. » »

« Je peux vivre pour moi.
Je réapprends à m'ennuyer. A laisser la place en moi pour du rien. A laisser mon esprit vagabonder en paix, à son rythme, sans l'abrutir d'informations et de sollicitations extérieures. J'accepte d'affronter l'angoisse, plutôt que de l'ensevelir. »

« J'essaie de guérir du père par la mer. »

« Pour Benoite Groult, « les écrivains sont des êtres impies : lors de la rédaction de son roman Les Trois Quarts du temps, elle trouve immonde et délicieux d'épingler ainsi [son amant] tout vivant dans [son] herbier. ». »

« « Si l'on ouvrait les gens, on trouverait des paysages. Moi, si l'on m'ouvrait, on trouverait des plages », a dit Agnès Varda. »

Quatrième de couverture

UN RÉCIT SENSIBLE ET PUISSANT POUR CELLES ET CEUX QUI ONT DÉJÀ ÉPROUVÉ UN DÉSIR DE PRENDRE LE LARGE.

Sur un coup de tête, Maureen Wingrove décide de s'éloigner du monde et des réseaux sociaux pour tenter de se retrouver. Direction la Bretagne, pour une semaine de retraite dans une abbaye battue par les embruns. Une semaine dense, intense. Une semaine assaillie par des vagues de souvenirs, par des émotions, par des portraits de femmes, par des rencontres insolites et inoubliables. Une semaine face à elle-même, en quête de sérénité.

Ressac est le journal de cette parenthèse.

MAUREEN WINGROVE (Diglee) est une illustratrice, autrice de bande dessinée et romancière française. Elle a récemment publié Libres. Manifeste pour s'af franchir des diktats sexuels (Delcourt, 2017), Baiser après #MeToo (avec Ovidie, Marabulles, 2020) et Je serai le feu (La ville brûle, 2021).

Éditions La ville brûle, 2021 / Points, juin 2022
106 pages

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