mercredi 30 novembre 2022

Le colonel ne dort pas ★★★★☆ d'Émilienne Malfatto

Un colonel soldat
quelque part dans un pays en guerre
« passe de noires nuits blanches nuits atroces 
interminables 
avec ses ombres »
Il a tué, torturé. 
Au nom de la guerre. 
Pour la Nation.
On dit de lui qu'il est un « spécialiste ».
Aujourd'hui, au temps de la Reconquête, les fantômes de ses morts le hantent et à leur tour, le torturent, prennent possession de ses nuits et le soustraient au sommeil.
« mais après vous les Hommes-poissons 
qu'avais-je à perdre 
puisque le sort était déjà jeté 
puisque vous alliez revenir me hanter
blanchâtres et gonflés d'eau vaseuse 
c'est ainsi que je me rappelle de vous
que vous êtes restés derrière mes paupières 
dans ma tête 
si je m'arrachais les paupières et les yeux vous seriez

encore là »
Il est passé de bourreau à victime, devenu gris, maussade à l'instar du palais dans lequel il exerce « l’art qui consiste à ne pas faire mourir trop tôt »
Son teint sombre déteint petit à petit sur le décor. Le capitaine devient fou. Le navire prend l'eau en "absurdie". 
Une petite nouvelle qui nous plonge dans l'horreur de la guerre. 
Le soldat colonel déclame sa souffrance dans de longues tirades. 
Des tirades qui donnent à voir toute la noirceur que la guerre instille. 
Et apportent également la touche poétique qui rend ce livre puissant, saisissant.  
« qui d'entre vous viendra me tourmenter cette nuit ? 
toi, l'Homme poisson
le premier
le premier homme que j'ai fait poisson
dans cette eau 
empoisonnée
dans cette eau devenue mort 
toi, l'homme dont j'ai oublié le nom 
mais pas la vision du corps défait 
désarticulé
un corps quand il n'est plus un corps
ça ne ressemble plus à rien 
ça en devient presque
ridicule
grotesque
un corps qui n'est plus un corps savez-vous 
il faut un effort pour se rappeler que ce fut 
un être humain
une personne
avec des sentiments
des rêves
des
drames
une peau qui était une peau et non

une longue écorchure

plaie à vif plaie à sang 
difficile à croire ce qu'un homme peut souffrir vous ne le croiriez pas 
ce qu'il peut endurer de douleur 

de souffrance d'horreur de

déchirures

je ne le croyais pas non plus maintenant je le crois
je le sais je l'ai vu
de première main
de premier œil 
de première main qui guide la main du bourreau du 
tortionnaire ou
qui
parfois prend les choses en main
on n'est jamais aussi bien servi que par soi-même 
cela s'applique aussi à la torture
à l'art de l'interrogatoire 
briser un homme
le torturer
le rendre fou
le défaire de son corps
de sa peau
de ses membres
de ses dents
de ses ongles 
c'est un art savez-vous
je suis moi resté simple artisan mais j'ai connu
des esthètes
de ce processus
qui coupent en musique 
qui ne vomissent pas le soir
dont les yeux brillent quand ils arrachent
d'autres yeux 
j'en ai connu mais je n'en fus pas 
simple artisan jamais esthète 
même si pour toi l'Homme au corps désarticulé

défait déconstruit

au fond

ça n'a pas changé grand-chose

et c'est toi maintenant qui me tortures
et qui me brises 
toi et tes semblables mes victimes vous avez
chaque nuit
chaque soir
cela en commun
même si tous ne sont pas morts
de la même façon
j'ai un répertoire fourni 
le carnet noir de mon âme
que voulez-vous 
demandez
quelle mort quelle victime 
à qui dois-je m'adresser en premier »

« À moi le langage ténébreux des suppliciés sur la chaise électrique 
le vocabulaire ultime des guillotinés l'existence est un œil crevé 
Que l'on m'entende bien un œil qu'on crève à 
tout instant 
le harakiri sans fin 
J'enrage à voir le calme idiot 
qui accueille mes cris » 
Aragon

« Ô vous mes martyrs qui hantez mes ténèbres 
puisque je dois m'adresser à vous 
par lequel d'entre vous commencer? 
Je redoute la nuit comme la proie le chasseur chaque soir je me tourne vers le soleil 
dans l'espoir que ce soir-là il ne tombe pas

à l'horizon

il est le seul qui vous tienne à distance 
vous mes martyrs mes bourreaux 
vous mon tourment 
mais chaque soir il tombe 
il tombe il disparaît et alors vous prenez vie 
dans mes yeux
derrière mes paupières serrées

de toutes mes forces

vous apparaissez vous vous dressez dans le noir de ma chambre
et je vous vois de derrière

mes paupières serrées 

qui d'entre vous viendra me tourmenter cette nuit ? 
toi, l'Homme poisson
le premier
le premier homme que j'ai fait poisson
dans cette eau 
empoisonnée
dans cette eau devenue mort 
toi, l'homme dont j'ai oublié le nom 
mais pas la vision du corps défait 
désarticulé
un corps quand il n'est plus un corps
ça ne ressemble plus à rien 
ça en devient presque
ridicule
grotesque
un corps qui n'est plus un corps savez-vous 
il faut un effort pour se rappeler que ce fut 
un être humain
une personne
avec des sentiments
des rêves
des
drames
une peau qui était une peau et non

une longue écorchure

plaie à vif plaie à sang 
difficile à croire ce qu'un homme peut souffrir vous ne le croiriez pas 
ce qu'il peut endurer de douleur 

de souffrance d'horreur de

déchirures

je ne le croyais pas non plus maintenant je le crois
je le sais je l'ai vu
de première main
de premier œil 
de première main qui guide la main du bourreau du 
tortionnaire ou
qui
parfois prend les choses en main
on n'est jamais aussi bien servi que par soi-même 
cela s'applique aussi à la torture
à l'art de l'interrogatoire 
briser un homme
le torturer
le rendre fou
le défaire de son corps
de sa peau
de ses membres
de ses dents
de ses ongles 
c'est un art savez-vous
je suis moi resté simple artisan mais j'ai connu
des esthètes
de ce processus
qui coupent en musique 
qui ne vomissent pas le soir
dont les yeux brillent quand ils arrachent
d'autres yeux 
j'en ai connu mais je n'en fus pas 
simple artisan jamais esthète 
même si pour toi l'Homme au corps désarticulé

défait déconstruit

au fond

ça n'a pas changé grand-chose

et c'est toi maintenant qui me tortures
et qui me brises 
toi et tes semblables mes victimes vous avez
chaque nuit
chaque soir
cela en commun
même si tous ne sont pas morts
de la même façon
j'ai un répertoire fourni 
le carnet noir de mon âme
que voulez-vous 
demandez
quelle mort quelle victime 
à qui dois-je m'adresser en premier »

« Mais il n'est pas mort. Il n'est pas mort et il en a été presque déçu. Ses martyrs ses bourreaux ne le laissent pas s'en tirer aussi facilement, après tout la mort en elle-même ne dure qu'un instant une infime seconde où elle monte dans le corps et chasse la vie et la vie s'échappe ce qui est long ce qui est interminable c'est tout ce qui précède c'est la torture comme il le sait lui-même puisqu'il existe un art qui consiste à ne pas faire mourir trop tôt, puisqu'une fois qu'on est mort tout s'arrête, puisqu'on ne peut plus faire souffrir un cadavre. »

« un écusson de tissu de 
rien du tout 
voilà à quoi tient l'ennemi »

« [...]
j'ai tiré presque sans le vouloir
ton fusil enrayé en face de moi 
tu ne t'es même pas acharné sur le mécanisme
comme font certains 
les doigts fous accrochés au métal
il avait plu est-ce pour cela
que tu n'as pas pu tirer 
moi mon arme était sèche
mes mains n'ont pas tremblé j'ai tiré comme
à l'entraînement
comme nous l'apprenaient ces hommes durs
en nous traitant de sous-hommes de moins que rien 
tu m'as fixé quand la balle t'a touché
au-dessus de l'estomac
visez le ventre disaient-ils à l'entraînement 
toi tes yeux fixes tes yeux comme étonnés
quand tu es tombé 
à genoux d'abord puis à la renverse
autour les canons grondaient toujours 
c'était la guerre
ça ne compte pas diraient certains 
tu ne comptes pas
c'était la guerre 
tuer ou être tué
la loi de la guerre
oui mais voilà depuis quelque temps toi aussi
tu reviens »

« Il survécut au changement de régime, aux purges, aux procès, parce qu'on ne pouvait pas se passer de son talent, et peut-être aussi parce qu'il n'avait jamais été un homme de cour, qu'il était déjà, depuis longtemps, gris et pour ainsi dire invisible, se fondant presque avec le paysage. 
(Qui se charge de limoger une ombre ?) »

« Après toi
mon premier mort 
mon premier bourreau 
le séisme fut lent à venir
c'est comme la surface d'un lac gelé 
il faut que la faille vienne du bord
que ça se craquelle en un point 
et quand vous la remarquez c'est déjà trop tard 
la faille est trop grande 
elle se répand elle s'allonge elle envahit 
tout l'espace
et sous elle le vide l'eau glacée
il en va de même pour 
les fissures de l'âme
après toi mon premier mort mort dans la boue 
dans cette guerre affreuse 
et absurde cette guerre dont je n'ai toujours pas

des années après

compris pourquoi nous l'avions faite 
même s'il paraît que nous avons gagné 
que cela fut 
une grande victoire pour la 
nation »

« Le colonel pense souvent que la nature humaine se révèle dans ces instants de nudité absolue, quand l'homme est précisément dépouillé de toutes les minces couches de vernis - appelez ça l'éducation, ou la sociabilité, ou l'amour, ou l'amitié - qui recouvrent sa nature profonde, homo sanguinolis, sa nature animale, viscérale, quand l'homme n'est plus qu'une masse organique. Arrachez la peau d'un homme et vous aurez une forme sanguinolente, vermeille, une forme cochenille écrasée pas si différente d'un chien écorché, se dit parfois le colonel. Pourtant, il est bien forcé de l'admettre, il y a souvent des surprises dans ce qui précède le dépouillement ultime. Le lâche se révèle le brave s'effondre et donne tous les siens, certains pleurent et supplient, d'autres restent muets jusqu'au bout. Ceux-là sont plus rares et le colonel éprouve pour eux une sorte de respect. »

« mais après vous les Hommes-poissons 
qu'avais-je à perdre 
puisque le sort était déjà jeté 
puisque vous alliez revenir me hanter
blanchâtres et gonflés d'eau vaseuse 
c'est ainsi que je me rappelle de vous
que vous êtes restés derrière mes paupières 
dans ma tête 
si je m'arrachais les paupières et les yeux vous seriez

encore là »

« [...] Ordre de Mobilisation ça disait en lettres noires grasses avec les deux majuscules, l'encre avait un peu bavé mais tu sentais quand même le poids de la Nation qui t'appelait et là encore tu sentais la majuscule et il se rappelle avoir eu la grande sensation qu'une main invisible et géante venait de mettre sa vie en pause stop ça suffit, assez vécu, la vie on verra après, la vie c'est pour plus tard si tu survis si tu reviens, pour plus tard les filles du village le soleil Maman la maison le vent tiède, plus tard qu'est-ce que ça veut dire plus tard, ça ne veut rien dire. »

« Récemment l'ordonnance s'est rendu compte qu'il ne parvenait pas à saisir le visage du colonel. Bien sûr, il le connaît, le reconnaît, il sait immédiatement que c'est lui (garde-à-vous) mais il lui est impossible, après, de revoir ses traits, comme s'ils se dérobaient, comme s'ils étaient faits de fumée, Comme dans ces rêves - car l'ordonnance rêve encore - où des visages d'hommes lui échappent bien qu'il sache qui ils sont, avec cette certitude absurde et absolue propre au songe. Encore une pensée parasite, se dit-il. Mais il ne peut pas s'empêcher de craindre que le colonel soit, quelque part, contagieux. Ces choses-là ne se disent pas, encore moins à l'armée, essayez donc d'expliquer à votre supérieur qu'un gradé est en train de flouter les êtres et les choses autour de lui, de rendre le monde brumeux, de ramollir les opérations, Un coup à finir au mitard. Ou en première ligne. Ou pire, dans le cercle de lumière. »

« Vous me direz
il faut bien distinguer 
entre tuer à la guerre
et tuer pour tuer
c'est en tout cas ce qu'on nous disait à l'époque 
les morts de guerre ne sont pas des crimes
soldats 
nous disait-on
puisque vous avez tué pour une cause
noble
pour la défense de la Nation 
pour la Victoire
et dans leur voix tu sentais la majuscule 
alors que vie n'en prenait pas
si nous ne tuons pas si vous ne tuez pas
soldats
disaient-ils
l'ennemi nous envahira
nous annihilera
nous détruira
et avec nous notre pays nos enfants
nos femmes
dont les corps soldats n'oubliez pas les corps 
vous appartiennent

à vous seuls 
[..]

voyons soldat
il faut bien que quelqu'un tue pour éviter 
d'être tués
pour sauvegarder la Nation
que quelqu'un se tape le boulot 
mette les mains
dans
le cambouis dans le sang les entrailles
dans la merde
et vous voudriez après
vous voudriez
qu'on se remette en question
impossible soldat
impossible
suspect
après la guerre après les Hommes-poissons les
marécages
il n'y avait que le silence
et les médailles les décorations accrochées sur
les poitrines que les âmes
avaient désertées
du clinquant du doré sur une poitrine vide 
ça fait joli mais ça sonne creux »

« Qu'est-ce que vous croyez 
j'aurais aimé moi aussi
aimé
être heureux
avoir la sensation de
vivre
et mon de traverser l'existence comme
un champ de ruines 
des ruines j'en ai trop vu trop
provoqué
si bien que mon âme s'est mise à leur ressembler 
vous me direz cela vous est égal 
mon malheur je l'ai cherché 
et il n'est écrit nulle part que les victimes doivent avoir
de la sympathie

pour leur bourreau

j'ai depuis longtemps perdu toute prétention
à la sympathie
à l'amitié à
l'amour
à la pitié »

« Le général fait résonner ses bottes sur le marbre. Le buste décapité accroche son regard, il est terrible ce buste, le général ne s'en était encore jamais rendu compte, c'est comme une statue du commandeur, une présence tutélaire menaçante, comme pour rappeler à tous que les hommes, les puissants, les régimes passent, ne font que passer, et chuter, et que ce qui lui est advenu peut advenir à tous. Que lui-même chutera un jour, tôt ou tard, qu'il ne sera un jour pas plus vivant que ce socle de marbre sans tête, voilà ce que semble lui dire le buste décapité que le général regarde fixement il ne peut en détourner les yeux il est comme aimanté, comme si une étrange magie, magie noire magie ocre magie mandarine pistil de safran magie grise monochrome magie couleur de pluie l'empêchait d'arracher son regard de tourner les talons. Et il lui semble que le buste grandit, grandit, déborde de la niche, une étrange déformation de la matière, le marbre devient malléable et reste dur comme la pierre qu'il est, et le buste se répand hors de la niche et dans la pièce il envahit tout et alors qu'il s'approche du général qu'il s'apprête à le broyer avec sa cruauté de pierre alors le général parvient à rompre le sortilège et arrache son regard, il se précipite hors du hall désert et claque derrière lui la porte du grand bureau. »

« On murmure derrière moi que je ne suis 
qu'une ombre grise
c'est vrai
mais je m'en accommode
j'ai renoncé au monde des vivants 
je n'appartiens pas encore à celui des morts
je suis du monde des ombres 
et vous êtes mon peuple
vous mes ombres
mes visiteurs du soir 
mon peuple depuis si longtemps 
c'était après la Longue Guerre
je suis passé à l'ombre
déjà vous les Hommes-poissons et toi
mon premier mort
à la renverse
et vous autres tous ceux qui avez suivi
dans cette guerre abominable
déjà vous étiez mon peuple caché 
même si à l'époque il m'arrivait parfois encore 
de dormir
de vous échapper 
quelques heures
c'est déjà ça de pris
quelques heures de liberté
d'oubli »

« après les Hommes poissons mon lit resta vide
personne à qui 
chuchoter
peut-être qu'à cette époque vous mes ombres étiez 
déjà trop fortes trop envahissantes 
et impérieuses ombres de métal
de pierre
vous n'auriez laissé personne prendre votre place
bien au chaud au creux du lit
c'est après vous les Hommes-poissons
après la Longue Guerre
qu'on me demanda de tuer différemment
couper tailler sectionner rompre trancher
briser
arracher
enfin tous ces synonymes 
qui sont devenus mon métier ma

spécialité 

bien sûr on ne me les formula pas ainsi 
au départ
non
c'était plus subtil que ça
sécuriser 
protéger
et toujours la cause la noble cause noble forcément 
le capitaine qui me convoqua utilisa ces mots-là 
et il me souriait
on a besoin d'hommes comme vous d'hommes 
de votre trempe soldat 
pour consolider les acquis de la Victoire
il me souriait 
quand j'y pense il me semble qu'il était lui aussi 
un peu gris »

Quatrième de couverture

Dans une grande ville d'un pays en guerre, un spécialiste de l'interrogatoire accomplit chaque jour son implacable office. La nuit, le colonel ne dort pas. Une armée de fantômes, ses victimes, a pris possession de ses songes.
Dehors, il pleut sans cesse. La Ville et les hommes se confondent dans un paysage brouillé, un peu comme un rêve - ou un cauchemar.
Des ombres se tutoient, trois hommes en perdition se répondent. Le colonel, tortionnaire torturé. L'ordonnance, en silence et en retrait. Et, dans un grand palais vide, un général qui devient fou.

Le colonel ne dort pas est un livre d'une grande force. Un roman étrange et beau sur la guerre et ce qu'elle fait aux hommes. On pense au Désert des Tartares de Dino Buzzati dans cette guerre qui est là mais ne vient pas, ou ne vient plus - à l'ennemi invisible et la vacuité des ordres. Mais aussi aux Quatre soldats de Hubert Mingarelli. 

Emilienne Malfatto est photographe, romancière et journaliste - un temps reporter de guerre. Son travail photographique a été notamment publié dans le Washington Post et le New York Times, et exposé en France et à l'étranger.

En 2021, elle a reçu le prix Goncourt du premier roman pour Que sur toi se lamente le Tigre (Elyzad), et le prix Albert-Londres pour Les serpents viendront pour toi: une histoire colombienne (Les Arènes).

Éditions du Sous-Sol ,  août 2022
111 pages

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