Un colonel soldat
quelque part dans un pays en guerre
« passe de noires nuits blanches nuits atroces
interminables
avec ses ombres »
Il a tué, torturé.
Au nom de la guerre.
Pour la Nation.
On dit de lui qu'il est un « spécialiste ».
Aujourd'hui, au temps de la Reconquête, les fantômes de ses morts le hantent et à leur tour, le torturent, prennent possession de ses nuits et le soustraient au sommeil.
« mais après vous les Hommes-poissonsqu'avais-je à perdrepuisque le sort était déjà jetépuisque vous alliez revenir me hanterblanchâtres et gonflés d'eau vaseusec'est ainsi que je me rappelle de vousque vous êtes restés derrière mes paupièresdans ma têtesi je m'arrachais les paupières et les yeux vous seriezencore là »
Il est passé de bourreau à victime, devenu gris, maussade à l'instar du palais dans lequel il exerce « l’art qui consiste à ne pas faire mourir trop tôt ».
Son teint sombre déteint petit à petit sur le décor. Le capitaine devient fou. Le navire prend l'eau en "absurdie".
Une petite nouvelle qui nous plonge dans l'horreur de la guerre.
Le soldat colonel déclame sa souffrance dans de longues tirades.
Des tirades qui donnent à voir toute la noirceur que la guerre instille.
Et apportent également la touche poétique qui rend ce livre puissant, saisissant.
« qui d'entre vous viendra me tourmenter cette nuit ?toi, l'Homme poissonle premierle premier homme que j'ai fait poissondans cette eauempoisonnéedans cette eau devenue morttoi, l'homme dont j'ai oublié le nommais pas la vision du corps défaitdésarticuléun corps quand il n'est plus un corpsça ne ressemble plus à riença en devient presqueridiculegrotesqueun corps qui n'est plus un corps savez-vousil faut un effort pour se rappeler que ce futun être humainune personneavec des sentimentsdes rêvesdesdramesune peau qui était une peau et nonune longue écorchureplaie à vif plaie à sangdifficile à croire ce qu'un homme peut souffrir vous ne le croiriez pasce qu'il peut endurer de douleurde souffrance d'horreur dedéchiruresje ne le croyais pas non plus maintenant je le croisje le sais je l'ai vude première mainde premier œilde première main qui guide la main du bourreau dutortionnaire ouquiparfois prend les choses en mainon n'est jamais aussi bien servi que par soi-mêmecela s'applique aussi à la tortureà l'art de l'interrogatoirebriser un hommele torturerle rendre foule défaire de son corpsde sa peaude ses membresde ses dentsde ses onglesc'est un art savez-vousje suis moi resté simple artisan mais j'ai connudes esthètesde ce processusqui coupent en musiquequi ne vomissent pas le soirdont les yeux brillent quand ils arrachentd'autres yeuxj'en ai connu mais je n'en fus passimple artisan jamais esthètemême si pour toi l'Homme au corps désarticulédéfait déconstruitau fondça n'a pas changé grand-choseet c'est toi maintenant qui me tortureset qui me brisestoi et tes semblables mes victimes vous avezchaque nuitchaque soircela en communmême si tous ne sont pas mortsde la même façonj'ai un répertoire fournile carnet noir de mon âmeque voulez-vousdemandezquelle mort quelle victimeà qui dois-je m'adresser en premier »
« À moi le langage ténébreux des suppliciés sur la chaise électrique
le vocabulaire ultime des guillotinés l'existence est un œil crevé
Que l'on m'entende bien un œil qu'on crève à
tout instant
le harakiri sans fin
J'enrage à voir le calme idiot
qui accueille mes cris »
Aragon
« Ô vous mes martyrs qui hantez mes ténèbres
puisque je dois m'adresser à vous
par lequel d'entre vous commencer?
Je redoute la nuit comme la proie le chasseur chaque soir je me tourne vers le soleil
dans l'espoir que ce soir-là il ne tombe pas
à l'horizon
il est le seul qui vous tienne à distance
vous mes martyrs mes bourreaux
vous mon tourment
mais chaque soir il tombe
il tombe il disparaît et alors vous prenez vie
dans mes yeux
derrière mes paupières serrées
de toutes mes forces
vous apparaissez vous vous dressez dans le noir de ma chambre
et je vous vois de derrière
mes paupières serrées
qui d'entre vous viendra me tourmenter cette nuit ?
toi, l'Homme poisson
le premier
le premier homme que j'ai fait poisson
dans cette eau
empoisonnée
dans cette eau devenue mort
toi, l'homme dont j'ai oublié le nom
mais pas la vision du corps défait
désarticulé
un corps quand il n'est plus un corps
ça ne ressemble plus à rien
ça en devient presque
ridicule
grotesque
un corps qui n'est plus un corps savez-vous
il faut un effort pour se rappeler que ce fut
un être humain
une personne
avec des sentiments
des rêves
des
drames
une peau qui était une peau et non
une longue écorchure
plaie à vif plaie à sang
difficile à croire ce qu'un homme peut souffrir vous ne le croiriez pas
ce qu'il peut endurer de douleur
de souffrance d'horreur de
déchirures
je ne le croyais pas non plus maintenant je le crois
je le sais je l'ai vu
de première main
de premier œil
de première main qui guide la main du bourreau du
tortionnaire ou
qui
parfois prend les choses en main
on n'est jamais aussi bien servi que par soi-même
cela s'applique aussi à la torture
à l'art de l'interrogatoire
briser un homme
le torturer
le rendre fou
le défaire de son corps
de sa peau
de ses membres
de ses dents
de ses ongles
c'est un art savez-vous
je suis moi resté simple artisan mais j'ai connu
des esthètes
de ce processus
qui coupent en musique
qui ne vomissent pas le soir
dont les yeux brillent quand ils arrachent
d'autres yeux
j'en ai connu mais je n'en fus pas
simple artisan jamais esthète
même si pour toi l'Homme au corps désarticulé
défait déconstruit
au fond
ça n'a pas changé grand-chose
et c'est toi maintenant qui me tortures
et qui me brises
toi et tes semblables mes victimes vous avez
chaque nuit
chaque soir
cela en commun
même si tous ne sont pas morts
de la même façon
j'ai un répertoire fourni
le carnet noir de mon âme
que voulez-vous
demandez
quelle mort quelle victime
à qui dois-je m'adresser en premier »
« Mais il n'est pas mort. Il n'est pas mort et il en a été presque déçu. Ses martyrs ses bourreaux ne le laissent pas s'en tirer aussi facilement, après tout la mort en elle-même ne dure qu'un instant une infime seconde où elle monte dans le corps et chasse la vie et la vie s'échappe ce qui est long ce qui est interminable c'est tout ce qui précède c'est la torture comme il le sait lui-même puisqu'il existe un art qui consiste à ne pas faire mourir trop tôt, puisqu'une fois qu'on est mort tout s'arrête, puisqu'on ne peut plus faire souffrir un cadavre. »
« un écusson de tissu de
rien du tout
voilà à quoi tient l'ennemi »
« [...]
j'ai tiré presque sans le vouloir
ton fusil enrayé en face de moi
tu ne t'es même pas acharné sur le mécanisme
comme font certains
les doigts fous accrochés au métal
il avait plu est-ce pour cela
que tu n'as pas pu tirer
moi mon arme était sèche
mes mains n'ont pas tremblé j'ai tiré comme
à l'entraînement
comme nous l'apprenaient ces hommes durs
en nous traitant de sous-hommes de moins que rien
tu m'as fixé quand la balle t'a touché
au-dessus de l'estomac
visez le ventre disaient-ils à l'entraînement
toi tes yeux fixes tes yeux comme étonnés
quand tu es tombé
à genoux d'abord puis à la renverse
autour les canons grondaient toujours
c'était la guerre
ça ne compte pas diraient certains
tu ne comptes pas
c'était la guerre
tuer ou être tué
la loi de la guerre
oui mais voilà depuis quelque temps toi aussi
tu reviens »
« Il survécut au changement de régime, aux purges, aux procès, parce qu'on ne pouvait pas se passer de son talent, et peut-être aussi parce qu'il n'avait jamais été un homme de cour, qu'il était déjà, depuis longtemps, gris et pour ainsi dire invisible, se fondant presque avec le paysage.
(Qui se charge de limoger une ombre ?) »
« Après toi
mon premier mort
mon premier bourreau
le séisme fut lent à venir
c'est comme la surface d'un lac gelé
il faut que la faille vienne du bord
que ça se craquelle en un point
et quand vous la remarquez c'est déjà trop tard
la faille est trop grande
elle se répand elle s'allonge elle envahit
tout l'espace
et sous elle le vide l'eau glacée
il en va de même pour
les fissures de l'âme
après toi mon premier mort mort dans la boue
dans cette guerre affreuse
et absurde cette guerre dont je n'ai toujours pas
des années après
compris pourquoi nous l'avions faite
même s'il paraît que nous avons gagné
que cela fut
une grande victoire pour la
nation »
« Le colonel pense souvent que la nature humaine se révèle dans ces instants de nudité absolue, quand l'homme est précisément dépouillé de toutes les minces couches de vernis - appelez ça l'éducation, ou la sociabilité, ou l'amour, ou l'amitié - qui recouvrent sa nature profonde, homo sanguinolis, sa nature animale, viscérale, quand l'homme n'est plus qu'une masse organique. Arrachez la peau d'un homme et vous aurez une forme sanguinolente, vermeille, une forme cochenille écrasée pas si différente d'un chien écorché, se dit parfois le colonel. Pourtant, il est bien forcé de l'admettre, il y a souvent des surprises dans ce qui précède le dépouillement ultime. Le lâche se révèle le brave s'effondre et donne tous les siens, certains pleurent et supplient, d'autres restent muets jusqu'au bout. Ceux-là sont plus rares et le colonel éprouve pour eux une sorte de respect. »
« mais après vous les Hommes-poissons
qu'avais-je à perdre
puisque le sort était déjà jeté
puisque vous alliez revenir me hanter
blanchâtres et gonflés d'eau vaseuse
c'est ainsi que je me rappelle de vous
que vous êtes restés derrière mes paupières
dans ma tête
si je m'arrachais les paupières et les yeux vous seriez
encore là »
« [...] Ordre de Mobilisation ça disait en lettres noires grasses avec les deux majuscules, l'encre avait un peu bavé mais tu sentais quand même le poids de la Nation qui t'appelait et là encore tu sentais la majuscule et il se rappelle avoir eu la grande sensation qu'une main invisible et géante venait de mettre sa vie en pause stop ça suffit, assez vécu, la vie on verra après, la vie c'est pour plus tard si tu survis si tu reviens, pour plus tard les filles du village le soleil Maman la maison le vent tiède, plus tard qu'est-ce que ça veut dire plus tard, ça ne veut rien dire. »
« Récemment l'ordonnance s'est rendu compte qu'il ne parvenait pas à saisir le visage du colonel. Bien sûr, il le connaît, le reconnaît, il sait immédiatement que c'est lui (garde-à-vous) mais il lui est impossible, après, de revoir ses traits, comme s'ils se dérobaient, comme s'ils étaient faits de fumée, Comme dans ces rêves - car l'ordonnance rêve encore - où des visages d'hommes lui échappent bien qu'il sache qui ils sont, avec cette certitude absurde et absolue propre au songe. Encore une pensée parasite, se dit-il. Mais il ne peut pas s'empêcher de craindre que le colonel soit, quelque part, contagieux. Ces choses-là ne se disent pas, encore moins à l'armée, essayez donc d'expliquer à votre supérieur qu'un gradé est en train de flouter les êtres et les choses autour de lui, de rendre le monde brumeux, de ramollir les opérations, Un coup à finir au mitard. Ou en première ligne. Ou pire, dans le cercle de lumière. »
« Vous me direz
il faut bien distinguer
entre tuer à la guerre
et tuer pour tuer
c'est en tout cas ce qu'on nous disait à l'époque
les morts de guerre ne sont pas des crimes
soldats
nous disait-on
puisque vous avez tué pour une cause
noble
pour la défense de la Nation
pour la Victoire
et dans leur voix tu sentais la majuscule
alors que vie n'en prenait pas
si nous ne tuons pas si vous ne tuez pas
soldats
disaient-ils
l'ennemi nous envahira
nous annihilera
nous détruira
et avec nous notre pays nos enfants
nos femmes
dont les corps soldats n'oubliez pas les corps
vous appartiennent
à vous seuls
[..]
voyons soldat
il faut bien que quelqu'un tue pour éviter
d'être tués
pour sauvegarder la Nation
que quelqu'un se tape le boulot
mette les mains
dans
le cambouis dans le sang les entrailles
dans la merde
et vous voudriez après
vous voudriez
qu'on se remette en question
impossible soldat
impossible
suspect
après la guerre après les Hommes-poissons les
marécages
il n'y avait que le silence
et les médailles les décorations accrochées sur
les poitrines que les âmes
avaient désertées
du clinquant du doré sur une poitrine vide
ça fait joli mais ça sonne creux »
« Qu'est-ce que vous croyez
j'aurais aimé moi aussi
aimé
être heureux
avoir la sensation de
vivre
et mon de traverser l'existence comme
un champ de ruines
des ruines j'en ai trop vu trop
provoqué
si bien que mon âme s'est mise à leur ressembler
vous me direz cela vous est égal
mon malheur je l'ai cherché
et il n'est écrit nulle part que les victimes doivent avoir
de la sympathie
pour leur bourreau
j'ai depuis longtemps perdu toute prétention
à la sympathie
à l'amitié à
l'amour
à la pitié »
« Le général fait résonner ses bottes sur le marbre. Le buste décapité accroche son regard, il est terrible ce buste, le général ne s'en était encore jamais rendu compte, c'est comme une statue du commandeur, une présence tutélaire menaçante, comme pour rappeler à tous que les hommes, les puissants, les régimes passent, ne font que passer, et chuter, et que ce qui lui est advenu peut advenir à tous. Que lui-même chutera un jour, tôt ou tard, qu'il ne sera un jour pas plus vivant que ce socle de marbre sans tête, voilà ce que semble lui dire le buste décapité que le général regarde fixement il ne peut en détourner les yeux il est comme aimanté, comme si une étrange magie, magie noire magie ocre magie mandarine pistil de safran magie grise monochrome magie couleur de pluie l'empêchait d'arracher son regard de tourner les talons. Et il lui semble que le buste grandit, grandit, déborde de la niche, une étrange déformation de la matière, le marbre devient malléable et reste dur comme la pierre qu'il est, et le buste se répand hors de la niche et dans la pièce il envahit tout et alors qu'il s'approche du général qu'il s'apprête à le broyer avec sa cruauté de pierre alors le général parvient à rompre le sortilège et arrache son regard, il se précipite hors du hall désert et claque derrière lui la porte du grand bureau. »
« On murmure derrière moi que je ne suis
qu'une ombre grise
c'est vrai
mais je m'en accommode
j'ai renoncé au monde des vivants
je n'appartiens pas encore à celui des morts
je suis du monde des ombres
et vous êtes mon peuple
vous mes ombres
mes visiteurs du soir
mon peuple depuis si longtemps
c'était après la Longue Guerre
je suis passé à l'ombre
déjà vous les Hommes-poissons et toi
mon premier mort
à la renverse
et vous autres tous ceux qui avez suivi
dans cette guerre abominable
déjà vous étiez mon peuple caché
même si à l'époque il m'arrivait parfois encore
de dormir
de vous échapper
quelques heures
c'est déjà ça de pris
quelques heures de liberté
d'oubli »
« après les Hommes poissons mon lit resta vide
personne à qui
chuchoter
peut-être qu'à cette époque vous mes ombres étiez
déjà trop fortes trop envahissantes
et impérieuses ombres de métal
de pierre
vous n'auriez laissé personne prendre votre place
bien au chaud au creux du lit
c'est après vous les Hommes-poissons
après la Longue Guerre
qu'on me demanda de tuer différemment
couper tailler sectionner rompre trancher
briser
arracher
enfin tous ces synonymes
qui sont devenus mon métier ma
spécialité
bien sûr on ne me les formula pas ainsi
au départ
non
c'était plus subtil que ça
sécuriser
protéger
et toujours la cause la noble cause noble forcément
le capitaine qui me convoqua utilisa ces mots-là
et il me souriait
on a besoin d'hommes comme vous d'hommes
de votre trempe soldat
pour consolider les acquis de la Victoire
il me souriait
quand j'y pense il me semble qu'il était lui aussi
un peu gris »
Quatrième de couverture
Dans une grande ville d'un pays en guerre, un spécialiste de l'interrogatoire accomplit chaque jour son implacable office. La nuit, le colonel ne dort pas. Une armée de fantômes, ses victimes, a pris possession de ses songes.
Dehors, il pleut sans cesse. La Ville et les hommes se confondent dans un paysage brouillé, un peu comme un rêve - ou un cauchemar.
Des ombres se tutoient, trois hommes en perdition se répondent. Le colonel, tortionnaire torturé. L'ordonnance, en silence et en retrait. Et, dans un grand palais vide, un général qui devient fou.
Le colonel ne dort pas est un livre d'une grande force. Un roman étrange et beau sur la guerre et ce qu'elle fait aux hommes. On pense au Désert des Tartares de Dino Buzzati dans cette guerre qui est là mais ne vient pas, ou ne vient plus - à l'ennemi invisible et la vacuité des ordres. Mais aussi aux Quatre soldats de Hubert Mingarelli.
Emilienne Malfatto est photographe, romancière et journaliste - un temps reporter de guerre. Son travail photographique a été notamment publié dans le Washington Post et le New York Times, et exposé en France et à l'étranger.
En 2021, elle a reçu le prix Goncourt du premier roman pour Que sur toi se lamente le Tigre (Elyzad), et le prix Albert-Londres pour Les serpents viendront pour toi: une histoire colombienne (Les Arènes).
Éditions du Sous-Sol , août 2022
111 pages
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