mercredi 30 novembre 2022

Deux femmes et un jardin ★★★★☆ d'Anne Guglielmetti

Interlude poétique, j'ai largué les amarres pour marcher dans les pas de Mariette, me nourrir de la nature, de la douceur de vivre au coeur d'un merveilleux petit jardin ou dans une bien jolie maison de poupée, au gré des saisons, poussée par l'envie de me tenir à la lisière du monde plus agité de la ville et assister à la naissance d'une belle amitié, en toute simplicité. 
« Jamais elle n'avait vu, comme sur ce plateau offert aux caprices de mars, un ciel plus immensément libre de toute attache terrestre. À peine effleuré par la pointe d'un lointain clocher ou par une sombre lisière forestière, il s'enlevait si haut et avec une telle ampleur qu'il repoussait la terre hors du champ visuel. D'immenses nuages s'y ruaient en une course éperdue, entrecoupée de trouées d'où jaillissaient tour à tour d'éclatants faisceaux de lumière et une averse. »
Apaisante lecture empreinte d'une immense sérénité, et de nostalgie. 

Au lecteur de s'approprier les silences, d'apprécier la lenteur, de saisir ces instants de bonheur, bercé par la douceur et la délicatesse de la plume d'Anne Guglielmetti.

« Elle n'y avait prêté aucune attention. La condescendance, elle connaissait: nuance éphémère dans une indifférence épaisse ou pâle variante d'un apitoiement agacé, elle n'avait jamais entendu que ce ton de voix durant toute son existence, quand une voix daignait s'adresser à elle. Habituée, oui, et par l'habitude peut-être cuirassée, la moindre inflexion d'intérêt véritable ou de gentillesse l'aurait, au contraire, sans doute prodigieusement embarrassée. »

« Pas de doute, vérification faite, La Gonfrière était bien situé sur la commune de Saint-Évroult-Notre-Dame-du-Bois. Et elle ne pensa pas qu'il pouvait s'agir. sur la carte de l'Atlas, d'un homonyme, parce qu'un demi-noyé qui voit une main se tendre ne pense pas que cette main est destinée à un autre. »

« Jamais elle n'avait vu, comme sur ce plateau offert aux caprices de mars, un ciel plus immensément libre de toute attache terrestre. À peine effleuré par la pointe d'un lointain clocher ou par une sombre lisière forestière, il s'enlevait si haut et avec une telle ampleur qu'il repoussait la terre hors du champ visuel. D'immenses nuages s'y ruaient en une course éperdue, entrecoupée de trouées d'où jaillissaient tour à tour d'éclatants faisceaux de lumière et une averse. »

« Après quelques mots à propos bicyclette, elle m'assurant qu'elle comprendrait très bien et moi lui assurant que je n'en avais pas besoin, nous ne trouvâmes plus rien à nous dire. Je n'arrivais pourtant pas à la quitter. Pour aller où, pour retrouver qui? Dans l'ombre grandissante, tournées vers un marronnier dont le faîte s'empourprait dans le crépuscule, nous nous tenions côte à côte sur la passerelle d'un navire qui avait, à notre insu, largué les amarres et entamé un voyage qui durerait plusieurs années, dure toujours, en réalité, même si Mariette n'est plus là pour le partager. Mariette m'a transmis son goût immodéré, presque enfantin dans son admiration invétérée, pour les arbres, les fleurs, tout ce qui fait un jardin et y vit, mais j'avoue qu'en ces jours où se nouait notre amitié, c'était elle et non pas son jardin qui m'attirait, m'intriguait. »

« Heureusement le jardin ne s'encombrait pas de pensées et encore moins d'hésitations. Chaque matin. il s'éveillait aux sonores roulades des merles, avec un invincible appétit de conquête. Les pluies, il en gorgeait toutes ses racines, le vent d'ouest, il en gonflait ses frondaisons comme des voiles de vaquelotte, et le froid qui le reprit pendant quelques jours à la mi-avril décupla ses forces au lieu de les freiner. Quant à ses émotions, en admettant qu'un jardin en ait, elles avaient peut-être l'écarlate du rhododendron subitement éclos dans l'ombre d'un noisetier.

En tout cas, il entraînait Mariette dans sa foulée. Ou plus exactement elle courait sur ses pas pour can- tonner au mieux l'expansion des orties, des chardons. d'un carré de framboisiers, ôter le chiendent ressurgi au pied des rosiers et des hortensias, enlever le bois mort dans la ramure des arbres fruitiers ou d'un châtaignier dont grand âge, prudemment, retrouvait une enfance de feuilles nouvelles. Devant la maison, l'herbe, à présent, dissimulait les étroits passages où elle prenait soin de remettre ses pas et, au-dessus de cette prairie, le marronnier ouvrait ses candélabres roses dans le vert sombre de son feuillage. D'une haie à l'autre, lilas et seringas en fleurs embaumaient, et leurs lourdes senteurs portées par un souffle de vent étaient soudain fouettées par le parfum poivré d'une touffe de menthe piétinée par mégarde. Oh, du matin au soir, il y avait de quoi s'occuper, de quoi oublier ! »

« Il y avait, au plus haut des après-midis, comme une paresse après l'énorme insurrection menée à son terme, mais aussi l'assurance du chemin ouvert, du chemin à suivre, et la volonté bienheureuse de le parcourir dans un élan qui était loin d'être épuisé. Et il y eut bientôt la floraison des rosiers les plus précoces, et celle, insoupçonnée, de plusieurs pieds de pivoines qui avaient dardé, au secret de l'herbe, des pousses charnues d'un rouge sombre, puis déplié le vert de leurs tiges, étagé leurs feuilles en bordure de cette même herbe coupée par Louise, et ouvert enfin les opulents ruchés de leurs têtes blanches, aux innombrables pétales dissimulant un cœur d'étamines safran. »

« Le temps des conquêtes avait passé. La lumière n'avait plus à gagner sur l'obscurité et encore moins à en Les longues soirées de juin semblaient au contraire courtiser la nuit à laquelle elles offraient la senteur sucrée et insistante d'un chèvrefeuille, et les petits matins la laissaient fuir dans une gloire de pourpre humide, sans se donner la peine de la poursuivre. Mariette se réveillait à l'aube. Non que le temps lui manquât pour ce qu'elle voulait accomplir avant l'arrivée de Louise mais parce que depuis peu, deux journées d'une nature étrangement contraire commençaient et s'achevaient de part et d'autre d'une sieste. »

« Venait alors le temps des songes. Non pas ceux qui pénètrent comme par effraction, la nuit, dans un sommeil à poings fermés, et sous lesquels ces mêmes poings tantôt se crispent, tantôt s'ouvrent pour les laisser filer comme du sable et n'en rien retenir, mais les songes très flous, presque transparents, qui visitent les siestes et leur survivent en vagues pensées, en mouvements hésitants. Il aurait fallu, une dernière fois, battre le tapis dehors, et une dernière fois décrocher des fenêtres les lourds rideaux de velours pour leur faire prendre l'air sur le fil à linge. Mais ces tâches réclamaient une résolution que Mariette pas, et elles étaient reportées au lendemain, au lendemain matin. »

« [...] et comme elle penchée, absorbée par un travail de couture. Et aucun chat, alors, n'aurait pu distraire son attention d'une femme qui chantonnait, reprenait et reprenait encore le même air, un peu languissant de n'être pas tout à fait conscient, tandis qu'une enfant, à peine plus haute que la table, retenait son souffle, écoutait de tout son être, se perdait en ravissement, puis sentait monter en elle le désir de bondir sur les genoux et entre les bras de celle qui cousait. Et savait briserait ainsi l'enchantement, et ne pouvait cependant réfréner ce désir de plus en plus impérieux, presque qu'elle douloureux dans son élan réprimé, de boire à même les lèvres murmurantes l'étonnante et poignante douceur inaccessible. Au plus fort d'une tension qui la faisait se dandiner d'un pied sur l'autre, l'enfant s'accroupit soudain sur le linoléum, se glissa entre les pieds de la table et se recroquevilla dans la pénombre d'une grande nappe à carreaux bleu et blanc. « Mariette, ma fille, qu'est-ce qui te prend, vas-tu sortir de là-dessous ?! » »

« Apprendre demande du temps, et faillibles, mal dégrossis, apeurés, harcelés de fantômes ou de prétendues raisons, nous le demeurons jusqu'au bout. »

« Avec tout cela, juillet avait franchi le gué de la fête nationale et poursuivi sa route. L'été célébrait le jardin, et inversement, dans des cascades de roses épanouies. L'herbe s'abreuvait suffisamment à l'humidité du sol pour ne pas jaunir mais ne poussait plus guère. Les pommes et les prunes, en abondance, avaient atteint leur taille adulte et, lentement, se gorgeaient de soleil et de sucs. La corbeille d'hortensias moutonnait de ses énormes et têtes rondes d'un tendre rose sur le vert de leur feuillage. Dans un creux tapissé de lierre, des anémones sylvestres, se hasardant enfin, lançaient leurs hautes tiges grêles, couronnées de quatre pétales blancs. »

« [...] elle avait peur, oui, avait toujours eu peur des gens et de leur aisance brutale, de leur bon droit qui n'était jamais le sien, de leurs voix si promptes à commander, interdire ou se moquer, de leur supériorité affichée de mille manières et, pis encore, de leurs regards sur elle, subitement gênés. Elle s'y risqua pourtant. [...] Mais en définitive parce qu'elle retrouva des mots entendus elle ne savait où et remémorés elle ne savait comment, des mots qui disaient sans tout dévoiler, des mots honorables: « elle ne s'était jamais sentie à l'aise en société... » »

« Il y avait près de deux mois que je fréquentais Mariette quotidiennement et je m'étais habituée à ses silences, à ses coqs-à-l 'âne, à ses commentaires apparemment sans lien avec la situation présente et autres réponses à retardement, semblables à des résurgences au terme de je ne savais quel cheminement souterrain. Sa désinvolture avec ce que mon père appelait le « Verbe »  (et le ton de sa voix suffisait alors à suggérer l'obligatoire majuscule) ne choquait pas ma jeunesse. Mariette n'était pas un discours, elle était un monde ! »

« L'orage avait passé. Le ciel roulait encore des nuages, mais entre ces grandes masses ténébreuses se pressaient des étoiles qui avaient l'éclat du diamant. La pluie avait avivé toutes sortes d'odeurs, pénétrantes et fraîches, la terre depuis longtemps assoiffée embaumait et soupirait. Une nuit sans lune. »

« Sa vie d'avant, oui, mais plus tout à fait la même, puisque constellée de souvenirs comme les branches des pommiers et du prunier étaient alourdies de fruits. Et des souvenirs assortis de la promesse de se revoir en novembre, durant les vacances de la Toussaint. D'un passé tout proche à un futur pas trop éloigné, il y avait de quoi peupler une tranquillité que Mariette, au demeurant, n'était pas mécontente d'avoir retrouvée. « Pour ainsi dire, reprendre son souffle », marmonnait-elle. »

« Assise là, dans la corbeille d'or tressée par les rayons obliques du soleil d'octobre, avec sous les yeux le marronnier et le châtaignier mais aussi un pan de la maison, les dernières roses de l'année et un énorme bouquet d'asters aux innombrables petites têtes parme. À bayer aux corneilles, auraient dit les fantômes d'antan, s'ils n'avaient, semblait-il, définitivement renoncé à dénigrer ses faits et gestes, compris cette façon qu'elle avait, et dont il n'y avait plus à espérer qu'elle se départît jamais, de parler toute seule. Preuve en étaient les commentaires à voix haute qui avaient accompagné les bougies ressorties d'un tiroir et de nouveau allumées à la nuit tombée. « La pauvre Notre-Dame, reléguée dans son église fermée d'un bout à l'autre de l'année, il fallait bien lui montrer que l'on pensait à elle ! » Quant au saint, Mariette ne lui en voulait plus d'avoir pris la fuite: « Après s'être tenu si longtemps en marge de la vie et de la Création, il n'avait sans doute plus rien à dire aux hommes. » Pas plus que le reste, ces élucubrations n'avaient fait réagir les fantômes. Et lorsque Mariette s'asseyait sur le banc et s'adressait à Louise, c'était en toute liberté et en toute conscience de cette liberté que rien ni personne ne venait plus lui contester. Mais de Louise à une autre, il n'y avait qu'un pas, et le jour où Mariette murmura: « Bon, finalement, comment tu les trouves, toi, ce jardin et sa maison de poupée ? », ce fut la voix de cette autre qui répondit: « Mariette, ma fille, c'est beau, ce que tu as réussi faire ici. » »

Quatrième de couverture

Entre trois personnages solitaires, une femme simple d'un certain âge que le hasard, ou le destin, a conduite dans une petite maison au fond de la Normandie, une adolescente boudeuse qui s'ennuie pendant des vacances solitaires, et un jardin à l'abandon attendant les secours d'une main amie, va se créer par-delà les mots une complicité subtile et profonde.

Il suffit parfois d'un rien pour que se nouent des liens qui paraissaient improbables, que la nature serve de pont entre des êtres, et que leur vie acquière dans le silence des saisons un sens et une profondeur qui les marquent pour toujours.
« Dans l'ombre grandissante, tournées vers un marronnier dont le faîte s'empourprait dans le crépuscule, nous nous tenions côte à côte sur la passerelle d'un navire qui avait, à notre insu, largué les amarres et entamé un voyage qui durerait plusieurs années, dure toujours...»
Anne Guglielmetti est l'auteur de plusieurs romans parus aux éditions Buchet-Chastel et Actes sud, et a fondé avec Vincent Gille la revue Mirabilia

Éditions Interférences, 2021
95 pages
Sélection Prix Cezam 2022

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