vendredi 21 août 2020

Manifeste incertain 5 ★★★★☆ de Frédéric Pajak

Une biographie écrite et dessinée de Vincent Van Gogh bien sympathique, qui nous donne une idée bien précise de la vie d'errance que fut celle de Vincent Van Gogh, de l'évolution de sa peinture « Fini les gueules pitoyables, les dos courbés, les pommes de terre, les horizons vides : place à la lumière, aux couleurs, à la vibration de l'air. », des dures conditions de vie que furent les siennes, par choix parfois..., de la misère dans laquelle il a vécu une majeure partie de sa vie. « Ce n'est plus une peinture, c'est une blessure mal refermée. »
Une seule peinture vendue de son vivant, c'est quand même dingue ! Son frère a toujours cru en lui, en son talent. Il fut un des seuls êtres finalement à l'avoir aidé, accompagné, soutenu, avec bien sûr le Dr Gachet d'Auvers-sur-Oise.
Les dessins, tous en noir et blanc représentent les oeuvres de Van Gogh et illustrent plus ou moins les propos de l'auteur. 
Très intéressant, très fouillé, bien documenté.
Et pour moi, un complément appréciable après la savoureuse lecture que j'ai eu de  La valse des arbres et du ciel, dans lequel Jean-Michel Guenassia imagine les dernières semaines de sa vie.
Si l'envie vous vient de marcher dans les pas de Vincent Van Gogh, n'hésitez, ce livre vous tend les bras !


« Quant à Van Gogh, encore un de ces êtres comme je les aime, extraordinaire, un peu fou, en dehors de tout le cadre social, de toute la médiocrité de la vie courante. Ils ne sont pas si fréquents ces êtres. Quand on en rencontre un, il ne faut pas se lasser de songer à lui et de l'aimer. Cela nous sort, nous lave de notre au jour le jour, bien forcé, hélas !  et des artistes ou écrivains pour qui leur art ou leur littérature ne sont plus ou moins qu'un entreprise. » PAUL LÉAUTAUD, JOURNAL LITTÉRAIRE, 1905

« J'avais oublié Vincent. Je m'étais pourtant ô combien ému devant l'autoportrait à l'oreille coupée, regard impassible, pipe au bec, qui dit le calme froid après le coup de folie ; ému par ce champ de blé cassé par un chemin de terre battue qui ne mène nulle part, et puis le ciel impatient d'exploser, et puis les corbeaux, pareils à des croix noires, éraflant la fausse quiétude du paysage.
  Je l'avais oublié, même si dans les musées il revenait à moi, jaillissant en pleine lumière, toujours prompt à me cogner les yeux. Sa peinture du Midi m' essoufflait. Tant de pâte, tant de couleur, tant de soleil. »

« Devant une gravure en aquatinte représentant un vieux cheval épuisé par une vie de labeur, Vincent s'exclame : « Spectacle navrant, infiniment mélancolique qui ne manque pas d'émouvoir celui qui sait et qui sent que nous aussi, nous nous retrouverons un jour dans l'impasse appelée mourir, et que la fin de la vie humaine, ce sont des larmes ou des cheveux blancs. » »

« Vincent a trente ans, son front est ridé, ses mains sont crevassés ; il en paraît quarante - « Je vais au-devant d'une époque critique : l'eau monte, monte, elle arrivera peut-être jusqu'à mes lèvres, même plus haut encore : comment le savoir d'avance ? » Il se désole de sa jeunesse envolée et maudit son époque, avec ces usines et ces voies ferrées qui poussent partout, apportant avec elles leur cortège de misère. Il pleure devant les machines qui ôtent aux campagnes leur austère poésie.
Septembre 1883. - Vincent s'apprête à quitter La Haye pour aller vivre quelque temps dans la Drenthe, une région située au nord-est de la Hollande, près de la frontière allemande. Sur le quai de la gare, Sien l'accompagne à son train. Elle porte dans ses bras le petit Willem, âgé d'un an. Vincent s'en souviendra : « Le petit bonhomme m'aimait beaucoup et au moment où j'étais déjà assis dans le wagon, je l'avais encore sur mes genoux. Et c'est ainsi que nous nous sommes quittés, de part et d'autre, je crois, avec une indicible tristesse mais rien de plus. » »

« Fin Décembre 1883. - Vincent quitte la Drenthe sur un coup de tête, sans crier gare. Il devait y rester un an ; il n'a pas tenu trois mois. Il a échoué, une fois encore. Pourtant, il ne se laisse pas abattre. Avec lucidité, il dresse un bilan, sans oublier de résumer son rôle et son ambition : « Considérant le temps que j'ai devant moi pour travailler, je pense pouvoir admettre que mon corps supportera encore un certain nombre d'années, mettons six à dix. Il n'est pas dans mes intentions de m'épargner, d'éviter les émotions et les difficultés ; il m'est relativement indifférent de vivre plus ou moins longtemps. Mais ce je sais fort bien, c'est que j'ai à accomplir en peu d'années une tâche précise. Le monde ne s'intéresse à moi qu'autant que, ayant une dette à régler et une tâche à remplir parce que j'ai vagabondé pendant trente ans, je laisse en reconnaissance un souvenir, sous la forme de dessins ou de peintures, non pas destinés à plaire à certains groupes ou certaines écoles, mais dans lesquels parle un sentiment humain et sincère. Voilà pourquoi cette oeuvre est une fin. »
La pipe au bec, vêtu d'un caleçon de laine et d'un chapeau de paille, chargé de son encombrant matériel de peinture et d'un baluchon, il se rend à pied jusqu'à la gare d'Hoogeveen, traverse les hameaux, sous les injures et les quolibets des villageois. Il marche plusieurs heures sur la lande désolée, bravant la neige et le vent, désespéré, les yeux baignés de larmes. »

« Sa peinture s'éclaircit, le ciel se dégage. Fini les gueules pitoyables, les dos courbés, les pommes de terre, les horizons vides : place à la lumière, aux couleurs, à la vibration de l'air. Il peint des bouquets de fleurs, des autoportraits - environ trente. Il peint également ses Souliers, qu'il prend bien soin de salir dans la boue avant de les écarteler. Ces godillots, ce sont toutes les douleurs de son passé récent, ses marches harassantes sur la terre abîmée de l'hiver hollandais. Une dernière fois, il revient aux gris sales et au verts brunâtre. Ce n'est plus une peinture, c'est une blessure mal refermée. »

« Désormais, son art réclame de la couleur. La peinture s'ouvre à lui. Les personnages du purgatoire, paysans et prolétaires, s'évanouissent : Vincent a oublié sa misère. Comme si sa première vie était morte dans sa terre noire, sous son ciel dégringolé de crachin, de mauvais vent, d'étoiles éteintes.
Dans les galeries et les salons, il observe scrupuleusement les oeuvres de ses contemporains. A sont tour, il s'essaie aux techniques de l'impressionnisme et pointillisme. Les toits de Paris s'élancent à l'infini, comme une mer renaissante. »

« « L'art est long et la vie est courte », écrit-il à Théo. Avant de conclure : « Pour faire du bon travail, il faut bien mangé, être bien logé, tirer son coup de temps en temps, fumer sa pipe et boire son café en paix. » Sage philosophie. Par moments, devant cette nature, il éprouve une « lucidité terrible » : il ne se « sent plus », si bien que le tableau s'accomplit comme dans un rêve. Et ce qu'il redoute - avec une lucide prémonition -, c'est la mélancolie qui succédera fatalement à l'euphorie. »

Quatrième de couverture

Toute sa vie, Vincent Van Gogh s'est considéré comme un « raté ». Mais il a cru en son destin, persuadé qu'il entrerait avec fracas dans l'histoire de l'art. Le dessin et la peinture ont été pour lui un chemin de croix qui a duré dix ans, depuis ses premières esquisses malhabiles jusqu'à ses oeuvres décisives. Dans ce cinquième volume du Manifeste incertain, l'auteur se propose de retracer son errance solitaire, depuis sa Hollande natale jusqu'à sa mort à Auvers-sur-Oise. Cette biographie écrite et dessinée met l'accent sur des épisodes peu connus ou mal interprétés. Apparaît au fil de la chronologie un homme cultivé, attentif aux autres, libre, paradoxal et lucide qui a su peindre affreusement la laideur pour mieux exprimer les violences de la couleur.   

Éditions Les éditions Noir sur Blanc, mars 2017
252 pages

jeudi 20 août 2020

Le ciel par-dessus le toit ★★★★★♥ de Nathacha Appanah

Tropiques de la violence m'avait déjà happée, là je suis conquise.

Le roman s'ouvre sur le personnage de Loup, un jeune adolescent, d'une extrême sensibilité, « un garçon sage, un peu dans la lune, sujet à des crises d'angoisse »,  qui vient d'être placé en détention, pour avoir conduit sans permis et à contresens sur l'autoroute et avoir fui à l'arrivée des gendarmes. Il voulait rejoindre sa soeur, Paloma, qui a fui la maison, dix ans plus tôt, « parfois il faut savoir pour pouvoir continuer à vivre ». 

Par petites touches, Nathacha Appanah nous éclaire sur ce qui a poussé Loup à agir ainsi, et aborde les sujets de la famille, des traumatismes de l'enfance, de la transmission de l'amour au sein d'une famille et de la perception que les enfants en ont. 
Loup, Paloma, Éliette, devenue Phoenix, forment une famille brisée, déchirée par manque d'amour. Ces vies paralysées nous sont contées par Nathacha Appanah avec beaucoup de délicatesse
Son écriture est lumineuse, éblouissante, magique, infiniment poétique pour un roman empreint de noirceur.
« Il y a ce regard échangé de loin. C'est la mère qui avance vers la fille parce que cette dernière est pétrifiée  - par cette beauté, par cette vague d'émotions qui l'atteint, par le poids de ces dix années, par la difficulté à être l'enfant de sa mère - et toujours le coeur qui bat, le ventre qui tourne, l'esprit qui débat pour trouver les mots qui conviennent, mais en réalité c'est autre chose qui s'ouvre et qui offre on ne sait pas encore quoi, on ne sait pas encore comment mais on espère que ça ressemblera à de la tendresse et, pour l'instant, ça leur suffit. »
Un roman dou(x)douloureux.
Un roman magnifique, profondément humain.
« Bon sang, comment faut-il la mener cette putain de vie pour qu'elle ne vous morde pas au quotidien ? »
Mon exemplaire est passé entre plusieurs mains ; il n'a récolté que des éloges ;-)

***
Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme!
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme.

La cloche, dans le ciel qu'on voit,
Doucement tinte.
Un oiseau sur l'arbre qu'on voit,
Chante sa plainte.

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.

- Qu'as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu'as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?

Paul Verlaine

INCIPIT
« Il était une fois un pays qui construit des prisons pour enfants parce qu'il n'avait pas trouvé mieux que l'empêchement, l'éloignement, la privation, la restriction, l'enfermement et un tas de choses qui n'existent qu'entre des murs pour essayer de faire de ces enfants-là des adultes honnêtes, c'est-à-dire des gens qui filent droit.
Ce pays avait heureusement fermé ces prisons-là, abattu les murs, promis juré qu'il ne construirait plus ces lieux barbares où les enfants ne pouvaient ni rire ni sangloter. Parce que ce pays croit en la réconciliation du passé et du présent, il a gardé un portail d'entrée pour que se souviennent ceux qui s'intéressent à ces traces-là, qui croient aux fantômes et aux histoires qui ne meurent jamais. Pour les autres, c'est l'entrée d'un beau square, en pleine capitale, et ils viennent s'y promener, s'y reposer, admirer le ciel ouvert, si bleu, si calme. Ils viennent en famille, avec leurs propres enfants et c'est aussi ça, ce pays, un jardin sur des anciennes larmes, des fleurs sur des morts, des rires sur de vieux chagrins. »

« Tu auras deux enfants, Éliette.
C'est vrai qu'elle s'appelait Éliette à l'époque. Elle avait quatorze ans, elle zonait tous les après-midi avec des amis près de la gare et elle croyait qu'elle finirait par trouver à quoi elle sert, à qui elle pourrait être indispensable, pour toujours. Malgré le rire général qui avait suivi l'annonce de cet oracle aux dreadlocks, Éliette avait été secrètement soulagée. Cette prédiction lue dans des vieilles capsules de bière ne lui donnait-elle pas l'assurance que la colère qui grondait en elle constamment finirait par s'éteindre ? Qu'elle finirait par redevenir normale, qu'elle saurait comment incarner correctement ce corps, comment être, enfin, à nouveau, la fille de ses parents, cette Éliette dont ils parlaient comme d'un souvenir, comme d'une enfant disparue, une petite fille promise à un si bel avenir et qui avait tout cassé un jour de décembre quand elle avait onze ans ? Ses parents la regardaient désormais avec un mélange de pitié et d'incompréhension et plus d'une fois, elle a cru qu'ils allaient la secouer, lui demander de leur rendre maintenant, tout de suite, leur petite Éliette chérie. »

« Cette nuit fond sur le jour en laissant des traînées roses et mauves et orange. Ce ciel, par-dessus les toits, ressemble à un morceau de soie chatoyant, pense-t-elle, et ça lui fait plaisir que ce chatoyant, qu'elle a rencontré jusqu'ici uniquement dans les pages de livres, lui vienne si aisément. »

« [...]elle chuchote C'est beau bleu.
Doucement, gentiment.
Elle sourit encore et c'est le même effet que le chatoyant de tout à l'heure et même si c'est bancal, c'est une phrase sincère qui sort de sa bouche et ce n'est pas rien. Plus tard, peut-être qu'elle reformera ces mots sans bruit pour se rappeler qu'elle a été une fois dans sa vie capable de parler aux fleurs, de dire quelque chose comme ça, quelque chose qui n'ait de sens que dans l'instant, qui n'ait de beauté que dans son imperfection. »

« Le temps passe et les mots qu'ils lui disent s'accumulent sur elle comme de la peau morte. Le temps passe et jamais ils ne veulent lui faire du mal, oh non, c'est tout le contraire. Ils veulent qu'elle ait toutes ses chances, qu'elle profite de chaque occasion, de chaque opportunité ,ils la veillent, ils la protègent, ils la préservent et eux aussi imaginent que ce n'est que le début de quelque chose d'exceptionnel, ils le sentent, ils en rêvent. » 

« Il ne faut rien regretter parce qu'il faut bien que ça se termine, ce faux-semblant qu'est l'enfance, il faut bien que les masques soient retirés, les imposteurs démasqués, les abcès crevés, il faut bien que cesse toute velléité du mieux, du magnifique, du meilleur, il faut bien en finir avec les belles paroles, les bons sentiments, les rêves doucereux, il faut bien, un jour, arracher à coups de dents sa place au monde. »

« De quoi ce silence pourrait-il être fait, elle ne le sait pas parce qu'elle ne plus entendre de mots, les mêmes, ces pardons, ces je savais pas, ces nous pensions faire de notre mieux, ces nous n'avons tué personne tout de même, ces tu avais un tel talent, ces tu étais si belle, ces tu avais un grand avenir, ces si seulement on avait su que tu souffrais. Des mensonges ! Des putains de mensonges ! »

« Cette femme rousse qui est restée immobile avec son couteau, incrédule. Que faire avec ? Couper ce jour, en faire un avant et un après. Couper le cordon ombilical ? Couper les liens qui nous unissent et les nœuds qui vont avec ? »

« La lettre qui lui parvient deux jours plus tard dit qu'il a mis Loup au monde et le suit régulièrement. Il écrit que Loup est un garçon sage, un peu dans la lune, sujet à des crises d'angoisse. Loup, écrit-il de son écriture de médecin, ne ferait de mal à personne et de tous les endroits sur terre, la prison est le seul qu'il ne supporterait pas. Paloma n'est pas d'accord et elle liste dans sa tête les endroits que Loup ne supporterait pas : une cave, un trou, une montgolfière, une île déserte, sous la mer, une maison hantée, le creux de leur jardin. Elle fait cela pour se protéger de la violence de la phrase du docteur Michel qui fait rejaillir cette angoisse de ne pas savoir, en réalité, comment il passe ses journées, comment il résiste à cette cellule, à quoi il pense, à qui il pense, avec qui il parle de quoi, comment il se tient face aux autres qui sont moins doux, plus étranges. »

« Comment contracter dix années d'attente et en faire une phrase qui serait à la fois douce et vraie, se demande Paloma, jeune femme qui prend si peu de place dans le monde et qui a gardé de son enfance l'habitude de s'asseoir sur le bord des chaises, immobile, si immobile. »

Quatrième de couverture

«Sa mère et sa sœur savent que Loup dort en prison, même si le mot juste c’est maison d’arrêt mais qu’est-ce que ça peut faire les mots justes quand il y a des barreaux aux fenêtres, une porte en métal avec œilleton et toutes ces choses qui ne se trouvent qu’entre les murs.
Elles imaginent ce que c’est que de dormir en taule à dix-sept ans mais personne, vraiment, ne peut imaginer les soirs dans ces endroits-là.»

Comme dans le poème de Verlaine auquel le titre fait référence, ce roman griffé de tant d’éclats de noirceur nous transporte pourtant par la grâce de l’écriture de Nathacha Appanah vers une lumière tombée d’un ciel si bleu, si calme, vers cette éternelle douceur qui lie une famille au-delà des drames.

Éditions Gallimard, août 2019
125 pages

Le bal des folles ★★★★☆ de Victoria Mas

Un roman qui a déjà fait couler beaucoup d'encre, un roman lu il y a quelques mois déjà, sur conseil de mon libraire préféré ;-) et je me rends compte que cette histoire est encore bien fraîche dans mon esprit, ce qui est bon signe, non ? 

Il faut dire que le sujet est troublant, fort, marquant, et qu'il ne peut laisser personne indifférent. 

Victoria Mas narre des destins de femmes de la fin XIXème, soumises aux diktats masculins, dans une société dans laquelle il est dangereux pour une femme d'avoir une opinion, d'être vive et émancipée, d'être libre, « une société dominée par les pères et les époux. Aucune femme n'a jamais la totale certitude que ses propos, son individualité, ses aspirations ne la conduiront pas entre ces murs redoutés du treizième arrondissement. », une société qui ferme les yeux sur tout acte inhumain au nom de la recherche.
La Salpêtrière devient la prison de ces corps et coeurs cabossés, « Un dépotoir pour toutes celles nuisant à l'ordre public. Un asile pour toutes celles dont la sensibilité ne répondait pas aux attentes. » et le témoin des travaux du professeur Charcot et de ses confrères dont les pratiques sont assimilables à de la torture, et qui bafouent les internées. 
« La maladie déshumanise ; elle fait de ces femmes des marionnettes à la merci de symptômes grotesques, des poupées molles entre les mains de médecins qui les manipulent et les examinent sous tous les plis de leur peau, des bêtes curieuses qui ne suscitent qu'un intérêt clinique. Elles ne sont plus des épouses, des mères ou des adolescentes, elles ne sont pas des femmes qu'on regarde ou qu'on considère, elles ne feront jamais des femmes qu'on désire ou qu'on aime : elles sont des malades. Des folles. Des ratées. » Des folles qui fascinent, hypnotisées, elles deviennent désirables « on avait parfois moins l'impression d'observer un dysfonctionnement nerveux qu'une danse érotique désespérée. » 
Heureusement, la perspective du bal qui approche est synonyme d'espoir pour les "aliénées". Les préparatifs en vue de ce bal ponctuent le récit en toile de fond. Le « temps d'un soir, la Salpêtrière fait se rejoindre deux mondes, deux classes, qui, sans ce prétexte, n'auraient jamais de raison, ni d'envie, de s'approcher. » Elles n'y seront pourtant  pas mieux appréhendées que des bêtes de foire !

Une écriture simple, mais un premier roman qui interpelle, remue, surprend, un premier roman prometteur à mon avis. 

« Louise remonte ses bras arrondis vers son chignon fait à la hâte et s'exécute. Elle est adolescente malgré elle. À seize ans, son enthousiasme est enfantin. Le corps a grandi trop vite ; la poitrine et les hanches, apparues à douze ans, ont manqué de la prévenir des conséquences de cette soudaine volupté. L'innocence a un peu quitté ses yeux, mais pas entièrement ; c'est ce qui fait qu'on peut encore espérer le meilleur pour elle. 
- J'ai le trac.
Laisse-toi faire et ça se passera bien.
- Oui. »

« La lumière matinale de mars entre par les fenêtres et vient se réfléchir sur le carrelage - une lumière douce, annonciatrice du printemps et du bal de la mi-carême, une lumière qui donne envie de sourire et d'espérer qu'on sortira bientôt d'ici. »

« En coulisse de la scène, Geneviève observe l'auditorium. Un écho de voix graves monte des bancs en bois et emplit la salle. Celle-ci ressemble moins à une pièce d'hôpital qu'à un musée, voire à un cabinet de curiosités. Peintures et gravures habillent murs et plafond, on y admire des anatomies et des corps, des scènes où se mélangent des anonymes, nus ou vêtus, inquiets ou perdus ; à proximité des bancs, de lourdes armoires que le temps fait craquer affichent derrière leurs portes vitrées tout ce qu'un hôpital peut garder en souvenir : crânes, tibias, humérus, bassins, bocaux par douzaines, bustes en pierre et pêle-mêle d'instruments. Déjà, par son enveloppe, cette salle faut au spectateur la promesse d'un moment singulier à venir. [...]
La salle se tait. Charcot impose sans trouble sa silhouette épaisse et sérieuse face à ce public de regards fascinés. Son profil allongé rappelle l'élégance et la dignité des statues grecques. Il a le regard précis et impénétrable du médecin qui, depuis des années, étudie, dans leur plus profonde vulnérabilité, des femmes rejetées par leur famille et la société. Il sait l'espoir qu'il suscite chez ces aliénés. Il sait que tout Paris connaît son nom. L'autorité lui a été accordée, et il l'exerce désormais avec la conviction qu'elle lui a été donnée pour une raison : c'est son talent qui fera progresser la médecine. »

« La nuit est tombée sur la rue Soufflot. Le Panthéon, berceau d'illustres noms honorés au sein d'une pierre épaisse, veille en hauteur sur le jardin du Luxembourg endormi en bas de la rue. »

« La jeune fille de dix-neuf ans retient un sourire. Si elle ne provoquait pas son père, celui-ci ne daignerait même pas lui adresser un regard. Elle sait que son existence n'intéressera le patriarche que lorsqu'un parti de bonne famille, c'est-à-dire une famille d'avocats ou de notaires, comme la leur, souhaitera l'épouser. Ce sera alors la seule valeur qu'elle aura aux yeux de son père - la valeur d'épouse. Eugénie imagine sa colère lorsqu'elle lui avouera qu'elle ne souhaite pas se marier. Sa décision est prise depuis longtemps. Loin d'elle une vie  comme celle de sa mère [...] - une vie confinée entre les murs d'un appartement bourgeois, une vie soumise aux horaires et aux décisions d'un homme, une vie sans ambition ni passion, une vie sans voir autre chose que son reflet dans le miroir - à supposer qu'elle s'y voit encore -, une vie avec pour seule préoccupation de choisir sa toilette du jour. Voilà, c'est tout ce qu'elle ne souhaite pas. Autrement, elle souhaite tout le reste. »

« - Ma petite Eugénie. Ta plus grande qualité sera ton plus grand défaut : tu es libre. »

« La nouvelle élite parisienne, bien-pensante et conformiste. Sur les visages se lit la fierté d'être né dans la famille qu'il faut ; la nonchalance de leurs gestes révèle le privilège de n'avoir jamais eu à connaître le labeur. Pour eux, le mot valeur ne prend sens qu'au regard des tableaux qui ornent les murs et au statut social dont ils jouissent sans avoir œuvré pour l'acquérir. »

« Une femme s'emportant contre les infidélités de son mari, internée au même titre qu'une va-nu-pieds exposant son pubis aux passants ; une quarantenaire s'affichant au bras d'un jeune homme de vingt ans son cadet, internée pour débauche, en même temps qu'une jeune veuve, internée par sa belle-mère, car trop mélancolique depuis la morts de son époux. Un dépotoir pour toutes celles nuisant à l'ordre public. Un asile pour toutes celles dont la sensibilité ne répondait pas aux attentes. »

« Son corset la gênait horriblement. Aurait-elle su qu'elle allait parcourir une si longue distance, elle l'aurait laissé dans l'armoire. Cet accessoire a clairement pour seul but d'immobiliser les femmes dans une posture prétendument désirable - non leur permettre d'être libres de leurs mouvements ! Comme si les entraves intellectuelles n'étaient pas déjà suffisantes, il fallait les limiter physiquement. À croire que pour imposer de telles barrières, les hommes méprisaient moins les femmes qu'ils ne les redoutaient. »
« - Nous avons des raisons de penser que vous souffrez sans doute d'un dérèglement...
- Je ne souffre de rien. Vous redoutez juste ce que vous ne comprenez pas. Vous vous prétendez soignants...Avez-vous seulement vu vos crétins en blanc derrière, qui depuis tout à l'heure nous lorgnent comme si nous étions de la viande ! Vous êtes méprisables. »

« Existe-t-il pensée plus consolante que de savoir les proches défunts à vos côtés ? La mort perd en gravité, en fatalité. Et l'existence gagne en valeur et en sens. Il n'y a ni un avant ni un après, mais un tout. »

Quatrième de couverture

Chaque année, à la mi-carême, se tient un très étrange Bal des Folles. Le temps d’une soirée, le Tout-Paris s’encanaille sur des airs de valse et de polka en compagnie de femmes déguisées en colombines, gitanes, zouaves et autres mousquetaires. Réparti sur deux salles, d’un côté les idiotes et les épileptiques ; de l’autre les hystériques, les folles et les maniaques. Ce bal est en réalité l’une des dernières expérimentations de Charcot, désireux de faire des malades de la Salpêtrière des femmes comme les autres. Parmi elles, Eugénie, Louise et Geneviève, dont Victoria Mas retrace le parcours heurté, dans ce premier roman qui met à nu la condition féminine au XIXe siècle.

Éditions Albin Michel, août 2019
251 pages
Prix Renaudot des Lycéens 2019

mardi 18 août 2020

La tente rouge ★★★★☆ de Anita Diamant

« Mon nom ne vous dit rien. Mon souvenir est poussière. Ce n’est ni votre faute, ni la mienne. La chaîne reliant mères et filles s’étant rompue, la transmission de la saga familiale incomba alors aux seuls hommes. Comme ils ignoraient tout de moi, je suis devenue une note en bas de page. Ma vie n’est qu’une parenthèse entre l’histoire bien connue de Jacob, mon père, et la célèbre chronique de Joseph, mon frère. Les rares fois où l’on se souvient de moi, c’est en tant que victime. Presque au début de votre livre saint, on trouve un passage qui semble indiquer que j’ai été violée, la suite est le récit sanglant de la façon dont on a vengé mon honneur. »
Un livre, qui a connu un grand succès, mais dont je n'avais pas entendu parler, et que je n'aurais jamais lu, je pense, si on ne me l'avait pas prêté. 
Je ne connaissais pas le passage de l'Ancien Testament qui relate le viol de Dina, fille de Jacob, puis la vengeance des frères. Dina y est silencieuse, et son histoire, une parenthèse insignifiante. L'auteure a décidé de remédier à cet épurement et donne, dans La Tente rouge, la parole à Dina et aux femmes de sa tribu.  
Une histoire fascinante, belle, passionnante, tragique. 
Un roman bouleversant d'humanité, qui met en exergue la sororité, ces liens forts qui unissent les femmes entre elles, des liens sacrés, ineffables. 
C'est sous la tente rouge que les femmes se retrouvent et se reposent, toutes ensemble pendant leurs règles, à l'écart des hommes, où elles accouchent, où elles célèbrent la puberté des jeunes filles, un lieu de rituels qui symbolise leur union, leur sagesse, leur force, leur puissance, un lieu empreint de compassion et d'amour.
Une très belle découverte, merci Isa !

« Pour comprendre une femme, il faut d'abord l'interroger sur sa mère, puis écouter attentivement. Si elle vous parle de nourriture, cela indique de très bons rapports. De mélancoliques silences témoignent de problèmes non réglés. Plus une fille connait de détails sur la vie de sa mère et les décrit ouvertement, sans geindre, plus elle est forte. »

« Je me demande si mes premiers souvenirs sont vraiment les miens. Quand il remontent à la mémoire, je sens le souffle de ma mère sur chacun d'eux. »

« La grande mère que nous appelons Innana donne à la femme un cadeau inconnu de l'homme : le secret du sang. Le flot qui coule à la nouvelle lune, le sang curatif de la naissance de la lune. Pour les hommes, cela ne représente qu'excrétion, mauvaise humeur, gêne et douleur. Ils croient que nous souffrons et considèrent qu'ils ont de la chance de ne pas en être affligés. Ne les détrompons pas. Dans la tente rouge, on connaît la vérité. Dans la tente rouge où les jours s'écoulent telle une rivière tranquille tandis que le don d' Innana parcourt notre corps, le purifiant de la mort du mois précédent, le préparant à recevoir la vie du mois suivant. Les femmes lui rendent grâce : pour le repos, le rétablissement, l'assurance que la vie provient d'entre nos jambes et que la vie coûte du sang. »

« Dans la tente rouge, on connaît la vérité. Dans la tente rouge où les jours s'écoulent telle une rivière tranquille tandis que le don d'Innana parcourt notre corps, le purifiant de la mort du mois précédent, le préparant à recevoir la vie du mois suivant. »

« Ne crains rien, l'heure a sonné.
Ne crains rien, tes os sont solides.
Ne crains rien, l'aide arrive.
Ne crains rien, Gula est près de toi.
Ne crains rien, le bébé est à la porte.
Ne crains rien, il vivra pour t’honorer.
Ne crains rien, la sage-femme est habile.
Ne crains rien, la terre est au-dessous de toi.
Ne crains rien, nous avons de l'eau et du sel.
Ne crains rien, petite mère.
Ne crains rien, notre mère à tous. »

Quatrième de couverture

1 500 av. J.-C., aux confins du désert.

Dina, la seule fille de Jacob, un puissant patriarche, vit dans l'ombre de la tente rouge, cet endroit interdit aux hommes où les femmes de la tribu échangent secrets et rites ancestraux. Ainsi goûte-t-elle, très jeune, aux fruits défendus : une liberté et une indépendance inimaginables au temps de la Bible.

Devenue femme à son tour, Dina succombe aux délices de l'amour et se donne à Shalem, l'homme qu'elle aime, bravant ainsi les interdits de son clan. Cela, les fils de Jacob ne peuvent l'admettre. Par une nuit d'épouvante, le destin de Dina bascule.

Pour survivre, elle est contrainte de se réfugier en Égypte, et d'enfouir dans sa mémoire les secrets de sa jeunesse. Parviendra-t-elle un jour à vivre pleinement ?

« Ce livre célèbre les femmes et les filles, ainsi que les mystères de la vie. » 
Los Angeles Times

Éditions Charleston, janvier 2016
412 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Lisa Rosenbaum 
Parution française originale sous le titre La Fille de Jacob, aux éditions Robert-Laffont, 1997  

Ainsi soit-elle ★★★★★ de Benoîte Groult

« La pensée freudienne stipulant qu'il n'existait pas de destin plus noble que celui d'épouse ou de mère, la presse féminine et la télévision se mirent à évoquer à longueur de colonne et d'émissions ces « femmes détraquées et trop viriles qui prétendaient devenir poètes, physiciennes ou cadres d'administration. La vraie femme n'avait pas besoin de faire des études supérieures ou de voter... En un mot elle n'avait pas besoin de cette émancipation et de ces droits pour lesquels les féministes d'un autre âge s'étaient battues. » »
Un essai féministe de haute volée, Benoîte Groult n'a pas mâché ses mots. Ils sont là pour éclaircir le sujet de la condition des femmes, égratigner, amener les femmes à la prise de conscience, pour dénoncer les mutilations génitales féminines entre autres...
« Il faut enfin guérir d’être femme. Non pas d’être née femme mais d’avoir été élevée femme dans un univers d’hommes, d’avoir vécu chaque étape et chaque acte de notre vie avec les yeux des hommes et les critères des hommes. »
Le ton est franc, sec, sans concession. 
Et c'est exactement ce qu'il faut; pourquoi faire usage de pincettes ou mettre des gants pour exprimer ce que les femmes ont enduré au siècle dernier et endurent encore de nos jours...
« Le féminisme ne se résume pas à une revendication de justice, parfois rageuse, ni à telle ou telle manifestation scandaleuse; c’est aussi la promesse, ou du moins l’espoir, d’un monde différent et qui pourrait être meilleur. On n’en parle jamais. »
Un livre nécessaire, efficace, pertinent et de surcroît drôle !  
Publié en 1975, il reste dans l'ensemble douloureusement d'actualité.
« Pour reprendre une très belle formule de l'ethnologue Germaine Tillion, « il n'existe nulle part un malheur étanche uniquement féminin, ni un avilissement qui blesse les filles sans éclabousser les pères, ou les mères sans atteindre les fils ». Chaque entrave, chaque abus de pouvoir imposés à la femme entraînent  leur punition pour l'homme et constituent une cause irréparable de retard  pour la société. Le blocage des sociétés musulmanes n'a pas d'autre explication. « Les femmes écrasées fabriquent des sous-hommes vaniteux et irresponsables et ensemble ils constituent les supports d'une société dont les unités augmentent en nombre et diminuent en qualités. » (Dominique Fernandez) »

« [...] j'ai lu récemment dans une luxueuse revue mise à la disposition des voyageurs d'Air France la description des cérémonies d'initiation des jeunes filles au pays des Mossis en Haute-Volta. Quelques pages plus loin, un journaliste dénonçait le scandale des chiens abandonnés chaque été par leurs maîtres. Un autre s'indignait du traitement des détenus politiques au Chili. Mais concernant la mutilation de ces petites filles, notre explorateur de 1974 n'éprouvait ni pitié ni indignation et calmait tout scrupule de conscience en concluant que « cette opération était destinée à parfaire la féminité de l'adolescente ». Comme si c'était la chose la plus naturelle du monde que l'homme rectifie à sa guise les organes féminins ! »

« [...] la rosette de la Légion du déshonneur à Monsieur Marcel Dassault, U.D.R., fabricant d'engins de guerre, qui accepte très volontiers l'avortement d'une vie d'homme à vingt ans, mais qui vient de voter contre l'avortement à dix semaines. »

« C'est par vanité que le mari veut une jeune fille vierge, une épouse chaste, une femme point trop éveillée... Son intérêt évident, son plaisir quotidien, son goût pour la nouveauté, auraient dû lui faire rechercher le contraire. Mais on règne plus facilement sur un peuple d'innocentes ou d'idiotes; et, vanité des vanités, les hommes ont fait passer leur pouvoir avant leur plaisir. Et plus ils ont préféré le pouvoir, moins ils ont trouvé de plaisir, par suite de cette loi naturelle qui veut que l' « asservissement ne dégrade pas seulement l'être qui en est victime mais celui qui en bénéficie. » »

« « Aimer un être, c'est tout simplement reconnaître qu'il existe autant que vous. » Cette très belle définition de Simone Weil ne s'applique pratiquement jamais à l'amour d'un homme et d'une femme, pour leur plus grand malheur à tous les deux. »

« Saint Thomas d'Aquin ne leur apportait-il pas sa caution, en plein siècle de Saint Louis, en félicitant les moines de Perpignan d'avoir ouvert un bordel, « oeuvre sainte, pie et méritoire ». Le désir de l'homme, considéré comme sacré, passait avant le salut de quelques malheureuses. Il faut savoir consentir des sacrifices. »

« La loi est inique et périmée mais ils ont tout fait pour en retarder l'abrogation et ils feront tout pour rétrécir cette liberté qu'ils nous ont « concédée » à regret. Ils savent bien en effet qu'il ne s'agissait pas tant de nous obliger à avoir des enfants en ce monde déjà surpeuplé, mais bien de nous maintenir dans la contingence. Jusqu'ici, nous attendions un enfant, nous étions enceintes, ou pire, nous étions prises, formules totalement passives, donc satisfaisantes selon le vieux schéma. Par la contraception - et par l'avortement en cas d'échec -, il nous sera permis de faire un enfant, de choisir notre maternité, de devenir sujet et non objet. Enfanter ne sera plus une fatalité, mais deviendra un privilège. Or c'est cela que la morale traditionnelle ne saurait tolérer. Tant que la femme restait le lieu où se perpétuait aveuglement la lignée, l'égalité des sexes restait elle aussi une formule vide de sens. La maternité volontaire, c'est la liberté fondamentale qui commande toutes les autres. D'où ce refus exaspéré chez certains et presque cette terreur. »

« Le sexe féminin précisément possède un calendrier et un harmonica auxquels le pénis, si présomptueux et si mystérieux soit-il, ne saurait prétendre. Un calendrier lunaire qui règle le temps au rythme de l'univers et un harmonica, le clitoris, organe de luxe non voué à la procréation, capable de jouer seul sa partition ou bien d'induire au plaisir, par sa mélodie, ce violonsexe qu'est le corps féminin. Cette variété des zones érogènes, pour employer le langage des sexologues, cette richesse d'expériences que comporte une vie de femme pleinement vécue, y compris la grossesse, l'accouchement et l'amour maternel, qui est, au début du moins, un phénomène quasi sexuel, auraient dû convaincre les femmes qu'elles n'étaient pas, comme Freud l'a prétendu après tant d'autres, « une image dégradée de l'homme ». Ce sont les hommes qui auraient dû l'envier. Mais quand on tient par la force le pouvoir, on ne le partage jamais. Faute de pouvoir supprimer ces richesses - mais non pas faute d'avoir essayé -, il ne restait qu'une solution logique : discréditer les fonctions féminines, en faire des phénomènes imposés par la nature, des fatalités biologiques à supporter ou à apprécier en silence. »

« Si nous avions ce genre de valseuses à la place de nos seins par exemple, j'entends d'ici les plaisanteries, les remarques perfides et les horreurs qu'on débiterait sur le corps féminin ! Où elles sont placées, pauvres minouchettes, on dirait deux crapauds malades tapis sous une branche trop frêle. C'est mou, c'est froid, ni vide ni plein ; ça n'a aucune tenue, peu de forme, une couleur malsaine, le contact sépulcral d'un animal cavernicole ; enfin c'est parsemé de poils rares et anémiques qui ressemblent aux derniers cheveux d'un chauve. Et il y en a deux !
Vues de dos, le porteur à quatre pattes, elles font irrésistiblement penser à un couple de chauves-souris pendues la tête en bas et frémissant au moindre vent, comme on en rencontre par milliers sur les arbres des îles du Pacifique. Un ingénieur qui aurait inventé ce système-là pour entreposer des spermatozoïdes se serait fait mettre à la porte. »

Quatrième de couverture

Inquiète de voir proliférer « les lèvres insufflées et les seins siliconés, gadgets tirés du catalogue récurrent des fantasmes masculins », et consternée de voir la presse féminine encourager ses lectrices à se conformer « aux rêves des machos », Benoîte Groult a écrit ce livre dans un sursaut. Parce qu’il ne faut jamais baisser la garde. Elle l’a écrit pour expliquer aux femmes d’aujourd’hui que « si elles ne défendent pas elles-mêmes les droits conquis par leurs mères, personne ne le fera pour elles ». Pour leur rappeler que rien n’est jamais acquis, qu’il est toujours possible de revenir en arrière. Pour dire que « rien n’est plus précaire que le droit des femmes », et le prouver avec des exemples effrayants. Elle cite ainsi les Allemandes de l’Est, qui « ont perdu, à la chute du mur de Berlin, des droits qu’elles croyaient acquis pour toujours », ou encore les Algériennes, les Iraniennes, et les Afghanes qui, après avoir « goûté aux premiers fruits de la liberté, ont disparu, du jour au lendemain, sous un voile de silence ». Ces vérités que l’on préférerait ne pas entendre, Benoîte Groult les martèle comme on donne l’alerte. Avec ce manuel du féminisme, elle entend alphabétiser une génération qui ignore tout des combats menés par les femmes au XXe siècle. « Il n’est jamais trop tard pour lire un livre féministe ».

Éditions Grasset, 1975
228 pages

samedi 15 août 2020

Nous étions faits pour être heureux ★★★☆☆ de Véronique Olmi

Bakhita m'avait subjuguée.
Nous étions faits pour être heureux, un peu moins ;-)
J'y ai retrouvé la musicalité de la plume de Véronique Olmi, mais cela n'a pas suffit apparemment !
Une histoire d'adultère, triste, qui ne tourne pas au mieux, l'histoire aussi d'une enfance traumatisée. « C'était ça, l'histoire de Serge. Un enfant qui voit. Qui entend. Et se tait. »
Lue trop vite peut-être cette histoire dont je peine à me rappeler la teneur quelques jours après l'avoir terminée.
Et pourtant des belles tournures de phrases, une musicalité subtile et belle qui m'a d'ailleurs fait noter plusieurs passages.
J'ai aimé aussi arpenter Paris, le quartier de Montmartre qui me fait vibrer à chaque fois que je m'y rends.
Une escapade agréable sur l'instant, je dirais.
Mais il n'empêche que je lirai son prochain Les Évasions particulières !

« C'est étrange comme il suffit d'un rien pour qu'une vie se désaccorde, elle aussi que notre existence, tellement unique, si précieuse, perde son harmonie et sa valeur. Comme si elle était faite d'air, et rien que de cela. Vivait dans cette maison un homme dont je ne connaissais rien, à part la femme et le piano, un homme dont l'après-rasage était trop sucré, le costume bien trop sombre, et avant de nous rencontrer nous ne le savions pas, mais tous les deux n'avions fait que marcher sur de minuscules planches de bois posées au-dessus de la boue. »

« La lumière avait décliné jusqu'à 19h30, j'avais profité de ce sursis avant la tristesse des jours qui bientôt se termineront en fin d'après midi, avec le froid et les préparatifs communs des fêtes de fin d'année, dans une angoisse que la foule ne diminue pas mais amplifie. »

« La routine peut être un refuge. »

« Marcher dans Paris c'est franchir plusieurs frontières, un pont, un boulevard et tout change, le paysage et les habitants, même si partout les gens sont reliés par des pensées communes : Ça va s'arranger, Je vais y arriver, Il n'y a aucune raison que ça n'aboutisse pas. On est tous nés dans les mêmes conditions : on a passé une tête et on s'est préparé à courir. On a bu on a mangé on a forci dans ce seul but : foncer. »

« Il ne peut rien refuser à Lucie, elle est belle et elle a trente ans de moins que lui, c'est finalement la seule dette qu'il ait en ce monde, cette sensation d'avoir à rendre toutes ces années qu'il lui vole, et tout ce qu'il lui tait, comme on tait l'essentiel de ses frayeurs à une enfant que l'on ne chérit que pour son innocence. »

« L'irrévérence du rêve, sa totale absence de civilité, le lieu où jamais le mensonge n'a eu lieu ? »

« Il y a tant de façons de s'aimer, et ce désir qui se nourrit de lui-même, qui se renouvelle à peine assouvi, les accapare tout entiers. Ce qu'ils ont laissé avant de venir, ce qu'ils rejoignent quand ils se quittent, ils n'en parlent pas. Ils le savent. Il n'est question que de l'instant partagé. Le reste est un décor, celui d'une vie familiale qui ressemble à une position sociale. »

« La solitude est à vous, elle vous tient, et on ne sait jamais si c'est une délivrance ou une malédiction. Va-t-elle vous donner des ailes ou vous réduire à une existence de petits pas ? J'étais entre deux mondes. Si libre. »

« Le silence ressemblait à un chagrin qui se contient.»

« Certains prennent la mer. J'ai pris la musique. Je l'ai suivie. »

Quatrième de couverture

« C'est étrange comme il suffit d'un rien pour qu'une vie se désaccorde, que notre existence, tellement unique, si précieuse, perde son harmonie et sa valeur. »

Quand Suzanne vient dans la maison de Serge à Montmartre, il ne la remarque pas. Elle accorde le piano de son fils. Elle est mariée, lui aussi, et à 60 ans il a ce dont rêvent les hommes : un métier rentable, une jeune femme parfaite, deux beaux enfants. Pourquoi soudain recherche-t-il Suzanne qui n'est ni jeune, ni belle, et apparemment ordinaire ? Pourquoi va-t-il lui confier un secret d'enfance dont il n'a jamais parlé et qui a changé le cours de sa vie ? 

Pour évoquer la passion naissante, les vérités enfouies et coupables, l'auteur de Bord de mer, Le Premier amour et Cet été-là, décline avec subtilité, en musique douce, juste et fatale, ces moments clefs où les vies basculent et cherchent désespérément la note juste.

Éditions Albin Michel, 22 août 2012
230 pages

mardi 11 août 2020

Le coeur de l'homme ★★★★☆ de Jón Kalman Stefánsson

« Un antique traité des médecine arabe
affirme que le coeur de l'homme
se divise en deux parties,
la première se nomme bonheur,
et la seconde, désespoir.
En laquelle nous faut-il croire ? »

Après Entre ciel et terre et La tristesse des anges, Le coeur de l'homme vient clore cette bouleversante trilogie. 
« Où s’achèvent les rêves, où commence le réel ? Les rêves proviennent de l’intérieur, ils arrivent, goutte à goutte, filtrés, depuis l'univers que chacun de nous porte en lui, sans doute déformés, mais y a-t-il quoi que ce soit qui ne l’est pas, y a-t-il quoi que ce soit qui ne se transforme pas, je t’aime aujourd’hui, demain, je te hais – celui qui ne change pas ment au monde. »
Quand les histoires et la vie nous sont aussi bien contées, avec tant de poésie, comment ne pas succomber aux mots de  Jón Kalman Stefánsson ? 
Comme à son habitude, il nous transporte en Islande, à la fin du XIXème siècle, île brûlée par les feux de la terre et battue par les vents et nous donne à réfléchir sur le sens de la vie. Préjugés. Cupidité. Cruauté. Violence. Égoïsme. La différence. Les traditions. 
« Pourquoi n'avons-nous pas le droit d'exister en paix, s'était insurgé le gamin, pourquoi n'a-t-elle pas le droit de vivre comme elle veut ? 
Kolbeinn : Parce qu'ils ne supportent pas de voir quiconque debout. C'est en cela qu'ils ne sont que des misérables, cela dérange leur digestion de ne pas pouvoir tout régenter. C'est une véritable maladie. Et Geirþrúður les dérange. » 
De nombreux personnages, hauts en couleur.
Une plume poétique pour nous parler du temps, de la mort et de l'oubli, pour nous conter la haine et les rancoeurs, pour mettre un peu de chaleur dans l'atmosphère glaciale et enneigée qui règne sur ces pages, pour nous parler d'amour aussi.
« L'homme est né pour aimer, les fondements de l'existence sont aussi simples que ça. Voilà pourquoi le coeur bat, étrange boussole ; grâce à lui, nous trouvons aisément notre route à travers les brumes opaques où les périls nous guettent de tous côtés, à cause de lui, nous nous perdons et nous mourons en plein soleil. »
J'ai beaucoup aimé cette lecture mais pour être tout à fait honnête, je pense, à mon humble avis, que Jón Kalman Stefánsson s'est laissé emporté par le vent des mots, le rythme est irrégulier, les phrases parfois bien longues, alourdissant la lecture et l'on peut facilement s'y perdre dans la multitude des personnages.
Une lecture qui pourrait donc en dérouter quelques uns, mais une lecture que j'ai tout autant appréciée que les précédents opus, tout aussi envoûtante.
« Notre plus grande tristesse est de n'exister plus. Nous n'avons pas oublié ce que c'est qu'abriter en sa poitrine l'étincelle de la vie. C'est le plus grand étonnement que nous ayons pu connaître, d'où provient cette force, cette lumière immense, terrifiante ? Les étoiles scintillent au-dessus de nos têtes, les oiseaux nous traversent de leur vol et nous avons maintenant conté cette histoire jusqu'au bout. Nous sommes allés puiser les mots dans l'abîme de la mort et dans les grands espaces de la vie, des coeurs ont battu, des plaies se sont ouvertes, nous avons retracé les choses telles qu'elles sont ou ne sont pas advenues, nous avons effectué un si long voyage en quête de tous ces mots qu'il ne reste presque plus rien de nous - et maintenant nous sommes presque uniquement constitués de silence. » 

« Où est la vie, si ce n'est dans un baiser ? »

« Le silence a des natures diverses. Parfois, les gens se taisent car quelque chose est survenu dans leur vie, un événement que les mots ne peuvent cerner, que le langage est impuissant à circonscrire et c'est ce qui se passe en ce moment lorsque ces deux hommes se taisent. L'un est debout, l'autre allongé, le troisième s'est égaré, il est mort, il s'est endormi dans la neige - il est le silence. Tant de choses nous sont arrachées, et pour finir, tout. La mort semble parfois cerner nos existences comme l'espace noir entoure la Terre, cette planète bleue, ce hurlement bleuté envoyé dans l'immensité de l'Univers, ce cri vers Dieu, vers un but. »

« Où résident le bonheur et la plénitude si ce n'est dans les livres, la poésie et la connaissance ? »

«  L'homme est né pour aimer, les fondements de l'existence sont aussi simples que ça. Voilà pourquoi le coeur bat, étrange boussole ; grâce à lui, nous trouvons aisément notre route à travers les brumes opaques où les périls nous guettent de tous côtés, à cause de lui, nous nous perdons et nous mourons en plein soleil. »

« [...] il est douloureux d'être oublié, tellement douloureux, vos épaules s'affaissent, vos yeux perdent leur éclat, la solitude s'infiltre dans le corps et se met à tuer les cellules [...].»

« [...] il envoie des mots qui changeront une vie. »

« Ton ami est mort à cause d'un poème étranger, n'est-ce pas ?
Le gamin : Non, il est mort parce qu'ici le poisson compte plus que la vie. »

« La lecture élargit l'horizon de la vie, la vie devient plus grande, elle devient autre chose, explique le gamin, c'est comme si on possédait une chose que personne ne pourra jamais nous enlever, jamais, répète-t-il, et ça vous rend plus heureux. »

« Le plus difficile dans cette vie est de ne jamais pouvoir se fuir soi-même, quitter son existence, enfermé que nous sommes dans un étui, dans un monde qui ne disparaît jamais, sauf à l'occasion de quelques rêves, et qui vous revient dès que vous ouvrez les yeux, comme peut-on supporter ça ? Le pire est de ne pas savoir vivre, de connaître toutes les notes, mais de ne pas saisir la mélodie. Gísli est assis parmi les mottes d'herbe humides et douces, il regarde quelques mouettes qui planent devant la paroi des montagnes, portées par un courant ascendant, elles savent le faire, elles savent se laisser planer, reposer leurs ailes, elles savent vivre, et pourtant, elles ne pensent jamais. Elles volent haut dans le ciel. Le soleil est au-dessus des montagnes à l'est et il scintille sur elles, il les éclaire, on peut les voir de loin, même Gísli les aperçoit malgré ses yeux fatigués. Il regarde. Puis un nuage vient occulter le soleil, et alors on dirait que la lumière s'éteint dans le corps des oiseaux, ils disparaissent, mais Gísli, hélas, ne disparaît pas, il est assis là, condamné à se supporter. »

« L' homme est d'une nature cruelle, nous devons nous garder d'admirer ceux qui s'élèvent au plus haut tant que nous ignorons ce sur quoi ils se tiennent, leurs propres jambes ou la vie des autres. »

« Puis c'est terminé, oublié, les brins d'herbe se redressent, la brise a perdu le souvenir de cette tourmente, aucune tempête n'est jamais parvenue à dissoudre le quotidien au point qu'il ne puisse s'en remettre. Le quotidien est l'herbe de la vie, dit-on quelque part, sans lui, rien n'advient. »

« [...] affreuse négligence que ne pas lester la cale d'un navire, car toute chose a besoin d'une manière d'équilibre, que ce soient les bateaux ou les êtres. Les navires nécessitent un lest venu d'un monde matériel et il est aisé de veiller à le leur procurer, c'est un travail facile pour le corps, il faut consentir à plus de sacrifice et avoir plus de résistance si on veut parvenir à lester sa vie, certains appellent cela le bonheur, d'autres la sécurité, les mots, comme toujours, ne font que décrire notre for intérieur. »

« Peut-on oublier toute chose, cerné par les mottes d'herbe, lorsqu'on est plus près du ciel que du quotidien ? Le jour éparpille les oiseaux sur la lande, ces notes entre les cieux et la terre, les mottes d'herbe sont des chiens qui sommeillent, les ruisseaux, une musique scintillante et limpide, en de telles journées les landes sont une tranche du pays de l'éternité. »

« On n'a sans doute pas besoin de savoir grand-chose de la vie, il suffit d'y entrer. Et de savoir l'accueillir lorsqu'elle vient à nous. »

« L'art possède le dangereux pouvoir d'engendre le rêve d'une vie meilleure, plus juste et plus belle, le pouvoir de réveiller la conscience et de menacer le quotidien. »

« Il y a une différence capitale entre la capacité à dire de grands mots et le fait d'être grand. Et peu d'occasions nous sont offertes d'en apporter la preuve. Je me dis parfois que nous sommes commandés par de grands mots que de petits hommes profèrent. »

« [...] l'amour vous prive parfois de discernement, le désir, de conscience. »

« Le temps n'est qu'illusion, la seule unité de mesure qui vaille est la vie. »

« Ceux qui n'ont jamais trahi la vie ne redoutent pas la mort. »

Quatrième de couverture

    « Où s’achèvent les rêves, où commence le réel? Les rêves proviennent de l’intérieur, ils arrivent, goutte à goutte, filtrés, depuis l'univers que chacun de nous porte en lui, sans doute déformés, mais y a-t-il quoi que ce soit qui ne l’est pas, y a-t-il quoi que ce soit qui ne se transforme pas, je t’aime aujourd’hui, demain, je te hais – celui qui ne change pas ment au monde. »
    Jens le postier et le gamin ont failli ne pas sortir vivants de cette tempête de neige, quelque part dans le nord-ouest de l’Islande. Ils ont été recueillis après leur chute par le médecin du village, et le gamin, une fois de plus, a l’impression de revenir à la vie. Nous sommes au mois d’avril, la glace fondue succède à la neige et au blizzard. Après avoir repris des forces et fait connaissance avec quelques habitants comme cette jeune femme à la chevelure rousse qui met en émoi le gamin, tous deux peuvent finalement reprendre le bateau pour retrouver une autre communauté villageoise, celle de leur vie d’avant : la belle veuve Geirþrúður, farouchement indépendante, le capitaine aveugle et sa bibliothèque, puis Andrea, la femme du pêcheur Pétur qui rappelle au gamin le pouvoir des mots. Il lui a écrit une de ces lettres qui transforment un destin, l’enjoignant de quitter son mari au cœur si sec...
    Conjuguant le romanesque du récit d’aventure à la poésie du roman introspectif, porté par une narration où chaque mot évoque avec justesse les grandes questions existentielles – le passage du temps, l’éveil au désir, l’espoir d’une vie meilleure – aussi bien que la réalité de l’Islande de la fin du XIXe siècle, Le cœur de l’homme nous offre une lecture tout simplement bouleversante.

Jón Kalman Stefánsson, né à Reykjavík en 1963, est poète, romancier et traducteur. Son oeuvre a reçu les plus hautes distinctions littéraires de son pays. Entre ciel et terre (2010) puis La tristesse des anges (2011), tous deux parus aux Éditions Gallimard, l'ont révélé au public français et ont consacré l'auteur sur le plan international. 

Éditions Gallimard, janvier 2013
455 pages
Traduit de l'islandais par Éric Boury

Le Maître des poupées et autres histoires terrifiantes ★★★★☆ de Joyce Carol Oates

Délicieusement macabre ! 
C'est terrifiant, noir à souhait. 
La violence et ses conséquences décortiquées par la plume de Joyce Carol Oates, c'est éprouvant, certes, terrifiant aussi, mais ... quel talent ! 
Un recueil de six nouvelles absolument flippant, qui convie le macabre dans des vies ordinaires, et montre à quel point un être humain est capable de sombrer dans la violence, de basculer dans l'univers de l'horreur. Elle nous plonge dans la psychologie des ces personnages (un jeune garçon qui affectionne particulièrement les poupées, une jeune fille délaissée par sa mère, un soldat qui semble être, somme toute, tout à fait normal, un homme d'affaires avide de pouvoir, une jeune adolescente qui accepte de garder la maison de sa professeure en son absence...) ; un "grain de sable" dans les rouages de leur vie les fait basculer dans le pire.
C'est insoutenable parce que criant de banalité ...
« Toute ta vie, tu brûles de revenir à ce qui était. Tu brûles de revenir vers ceux que tu as perdus. Pour y parvenir, tu feras des choses terribles, que personne d’autre ne peut comprendre. » 
Âme sensible s'abstenir !

« Toute ta vie, tu brûles de revenir à ce qui était. Tu brûles de revenir vers ceux que tu as perdus. Pour y parvenir, tu feras des choses terribles, que personne d'autre ne peut comprendre. »  (Le Maître des poupées)  

« C'est au moment où il ne peut pas se rendre compte - qu'il est encore en vie. Il rit et son expression rayonne de bonheur parce qu'il est vivant et qu'il ne peut imaginer une seconde où il ne sera pas-vivant parce que (à ce qu'on dit) aucun animal ne peut comprendre sa propre mort. » (Accident d'arme à feu)

« ... vous survivront. Tous autant que vous êtes.
Vous autres créatures stupides qui tiennent debout et qui ne font que vouloir, vouloir, vouloir. » (Équatorial)

« Des sous-espèces de tortues s'étaient déjà complètement volatilisées pour se métamorphoser en peignes victoriens et en dos de miroirs. C'était une chose terrible que cette vie qui dévorait la vie. Mais la disparition, l'extinction - voilà qui semblait encore plus terrible. » (Équatorial)

« Dans la vie, il y a les prédateurs et les proies. Un prédateur peut avoir besoin d'un appât, et une proie peut confondre l'appât avec sa pitance. » (Mystery, INC.) 

« Si un étranger pénètre dans votre territoire en manifestant des intentions sinistres, ou même sans en manifester, il vaut probablement mieux le tuer plutôt qu'essayer de le comprendre, ce qui pourrait vous conduire à commettre une erreur fatale. Dans le passé lointain, avant que Dieu ne soit Amour, ce genre d'erreurs pouvait mener à l'extinction d'une espèce entière ... si bien que l'espèce qui anticipe, l'Homo sapiens, préfère se tromper par excès de prudence, plutôt que l'inverse. » (Mystery, INC.) 

Quatrième de couverture

Un jeune garçon se prend d’affection pour la poupée désormais orpheline de sa cousine, victime d’une leucémie, et commence bientôt une étrange collection – celle de poupées en tout genre dénichées dans le voisinage, comme abandonnées par leurs propriétaires. Mais la frontière est parfois ténue entre collection et obsession, et les poupées semblent être, aux yeux du garçon, bien plus que de simples jouets d’enfants…

Les cinq autres nouvelles qui composent ce recueil font tout autant le récit inquiétant de vies ordinaires bouleversées par l’irruption du macabre : une adolescente, délaissée par sa mère, trouve du réconfort auprès d’une autre famille, jusqu’à recevoir beaucoup trop d’amour ; un homme d’affaires est prêt au pire pour acquérir une mystérieuse librairie de livres anciens… Ou encore une femme qui comprend avec effroi les terribles desseins de son mari à son encontre.

Joyce Carol Oates initie une plongée dans les psychés troublées de personnages en qui le lecteur reconnaît un voisin, une camarade de classe ou son libraire de quartier, réveillant avec talent la fascination pour l’horreur qui gît en chacun de nous, au risque d’en perdre le sommeil.

« Chez Oates, l'horreur n'a jamais rien de surnaturel. Notre monde est déjà bien assez terrifiant. »  
New York Times Book Review

Éditions Philippe Rey, septembre 2019
330 pages
Traduit de l'anglais (Etats-Unis)  par Christine Auché

Une partie de badminton ★★★★☆ de Olivier Adam

« La maturité, telle que je la concevais, 
consistait à reconnaître e qu'il pouvait
 y avoir de bizarre ou de douloureux 
dans l'existence, à admettre qu'on ne 
pouvait plus rien y faire, et à aller de
 l'avant en prenant le meilleur de la vie. »
Richard Ford,
Un week-end dans le Michigan

Paul Lerner, la quarantaine passée, écrivain social, personnage attachant, le double fictionnel de l'auteur, raconte son retour en Bretagne, alors que ses livres ne se vendent plus et que vivre à Paris n'est plus dans ses moyen. 
« La vérité c'est qu'il n'avait jamais rien compris à cette vie. Et qu'il avait toujours été incapable de s'y mouvoir »
Une vie au calme, en apparence seulement, car les "emmerdes" ne tardent pas à s'enchaîner, les problèmes à s'accumuler et sa famille à exploser... Une épouse volage, une ado perturbée qui part en vrille, une femme qui le poursuit mystérieusement, un manque d'inspiration... 
Un jour où l'autre on  « en conclut que la vie [est] un sacré sac de nœuds, un putain de sport de rue [...] - Sûr, c'est pas du badminton. » 
Mais Paul ne se laisse pas démonter et essaie de trouver des solutions pour sortir la tête de l'eau. « II était temps que ça cesse. Il avait quarante-cinq ans, merde. Il allait bien devoir un jour sortir de l’adolescence, arrêter de se défausser, de fuir, de se protéger. C’était ça, la vie. Des emmerdes, des deuils, des amitiés brisées, des secrets, des mensonges, des enfants qui partaient en vrille, des pépins de santé, des hauts, des has, le grand manège, du grand n’importe quoi. Et il fallait s’en contenter. La regarder bien en face, telle qu’elle était, et s’y mouvoir debout. »
Une vie de bobo type, votant à gauche, se targuant d'être ouvert sur le monde, tolérant, éco-citoyen dans la mesure du possible, honnissant la Manif pour tous et les replis identitaires, s'inquiétant de la montée du FN et du rejet des étrangers. 
Paul témoin de sa vie personnelle qui déraille mais également témoin des tensions de notre époque,des crises économiques et sociales et notamment des tensions entre économie et écologie, de l' opposition entre le microcosme parisien et le reste de la France.
Très bien écrit, des mots justes teintés d'humour et d'autodérision. 
Merci à Yves Grannonio,  libraire à la Librairie du Château, Brie-Comte-Robert ; une nouvelle fois, ce fut une excellente pioche !
Une belle et étonnante partie à ne pas rater !

« Exister quel sport de rue 
Sûr c’est pas du badminton 
Exister si j’avais su 
Aurais-je décliné la donne ?»

Incipit
« En cale sèche.
Son téléphone se mit à vibrer. Paul Lerner le laissa faire. Il avait depuis longtemps la réputation d’être injoignable. Avec les années, il s’était imaginé qu’on finirait par s’y habituer. Mais non. Tout le monde s’acharnait à le lui reprocher. Sarah, sa compagne. Manon et Clément, ses enfants. Sa mère. Ses amis – mais il lui en restait peu. Son éditeur à l’époque – une époque pas si lointaine en définitive, mais tout cela lui paraissait loin désormais, il y pensait comme à une autre vie, très ancienne, périmée. Et, ces temps-ci, Marion Gardel, rédactrice en chef de L’Émeraude, le journal local dont il rédigeait une bonne partie des articles.
— Ces engins sont pourvus d’une messagerie, lui répétait-il. Utilisez-la. Surtout si c’est pour me rappeler qu’on boucle demain et que j’ai du retard. Je le sais mieux que quiconque, figurez-vous, mais bordel, est-ce que je vous ai déjà plantée ? Oui ou non ? Non. Bon alors.
Paul n’y pouvait rien. Il détestait parler dans ce truc, y coller son oreille. Le sentir vibrer dans sa poche suffisait à lui serrer la gorge.
Il attendit en vain que l’appareil vibre de nouveau, indiquant que Marion Gardel lui avait laissé un message. Puis il se remit au travail. Dans son dos se mêlaient le bruissement des conversations et le vacarme du percolateur. Ils n’étaient pas nombreux, en dehors des week-ends, à s’installer en milieu d’après-midi aux tables calées dans le sable blanc de la paillote qui surplombait la grande plage. Le nouveau propriétaire, un type d’une quarantaine d’années au sourire inaltérable, semblait ne pas se résoudre à ce que la saison touristique ne dure qu’un mois, nichée entre le 14 juillet et le 15 août, et s’échinait depuis quatre ans à ouvrir son établissement dès les premiers jours d’avril pour ne le fermer qu’une fois les congés de la Toussaint consumés. En dehors des vacances, des ponts et de quelques week-ends ensoleillés, il se condamnait ainsi à demeurer seul sous la pluie, attendant qu’à la moindre éclaircie quelques locaux désœuvrés, une poignée de touristes égarés daignent lui commander un café ou un demi qu’ils consommaient à toute vitesse, sous peine de finir frigorifiés avant même d’en avoir bu la dernière goutte. Une telle abnégation frisait l’hérésie économique, personne ne comprenait comment il pouvait s’en sortir avec un si maigre chiffre d’affaires, mais cela faisait le bonheur de Paul. Il y avait établi son QG. C’était devenu une sorte d’extension de sa maison. Son jardin en quelque sorte (le petit carré d’herbe prolongeant la terrasse abritée dont bénéficiaient les Lerner, ainsi qu’on les appelait même si Paul et Sarah n’étaient pas mariés, quoique agréable, n’en méritait pas vraiment le nom). Il se sentait protégé face à ce paysage qui avait toujours eu le pouvoir (comment avait-il pu l’oublier, comment même avait-il cru pouvoir s’en passer ou vouloir autre chose, se demandait-il à présent) de dresser une muraille entre son cerveau et tout ce qui le rongeait. Dans l’ordre chronologique : la mort de son père et l’atmosphère de décomposition qui avait cerné leurs dernières années à Paris, l’insuccès de ses derniers livres et l’endurance dangereusement érodée de Sarah, son dos foutu et les deux années de douleur constante, de comprimés de codéine, de Lamaline et de capsules d’Acupan qu’il avalait comme des bonbons, les trois opérations des lombaires dans des cliniques hors de prix par de prétendus pontes de la chirurgie, l’interminable succession de convalescences, de rémissions et de rechutes, l’argent qui n’avait soudain plus suffi, même avec le salaire de Sarah, pour leur payer le luxe d’une vie parisienne, l’urgence qu’il y avait eu alors à dénicher un boulot pour assurer le quotidien, les démarches sans succès auprès des maisons d’édition (il ne suffisait pas, découvrait-il, d’avoir publié des romans dont certains avaient trouvé leurs lecteurs pour prétendre au titre d’éditeur ou de directeur de collection), du monde du cinéma (son étoile avait pâli depuis ses derniers succès en tant que scénariste) ou de la presse écrite (où sévissait une crise sans précédent), et pour finir leur retour ici, nimbé d’un tenace sentiment d’échec, à la faveur d’un emploi inespéré dans le canard local. Mais tout n’allait pas si mal. Certes, la ré-acclimatation de Manon s’avérait difficile : elle semblait ne pas se remettre d’avoir été arrachée à sa ville, son quartier, son lycée, ses amies. Quand bien même elle était née et avait passé ses onze premières années ici. Ses parents avaient gâché sa vie, affirmait-elle. Mais ils vivaient là de nouveau, à deux pas des plages et des falaises, à une quinzaine de kilomètres des lieux qu’ils avaient quittés cinq ans plus tôt, histoire de ne pas tout à fait accréditer la thèse d’un complet retour à la case départ. Clément, passé les premières angoisses liées à tout grand changement, s’en sortait plutôt bien, même si voir sa sœur se renfermer sur elle-même et ne plus lui porter qu’une attention négligeable, alors qu’ils avaient été si proches durant tant d’années, lui brisait le cœur. »

«  La mer s'était retirée jusqu'aux confins des premiers îlots. Les bateaux s'échouaient comme en cale sèche, cernés d'oiseaux scrutant les reliefs d'un repas d'ordinaire accessible aux seuls sternes et cormorans, les rares bestioles de leur espèce assez dingues pour s'enfoncer à longueur d'année dans une eau que l'été peinait à réchauffer au-delà de dix-huit degrés et qui le reste du temps oscillait entre neuf et douze degrés. »

« La pluie s'était mise à cingler mais déjà à l'ouest le ciel se déchirait et les rayons de soleil tombaient en rideau à travers les nuages anthracite. La mer s'illumina soudain, virant en un clin d’œil du gris fer à l'émeraude, avant de loucher vers le turquoise fluorescent. »

« Le paysage politique était sens dessus dessous et il ne se voyait pas débattre avec son fils de dix ans des mérites et des manquements de la majorité au pouvoir, les choses étaient devenues si complexes que lui-même ne savait pas toujours comment se positionner vis-à-vis de Macron et ses sbires, comme tous les électeurs de gauche qui avaient dû se résoudre, face à la menace du Front national, à voter pour lui et à assurer à leurs enfants que l'élection du faux jeune homme (Macron lui avait toujours fait penser à ces modèles de voitures dont seuls les vieux pensent qu'ils font jeunes) était, dans ce contexte précis, une bonne nouvelle. Du moins un motif de soulagement, peut-être passager, mais tout de même. »

« Les ventes se concentraient désormais sur une poignée de titres et les autres étaient condamnés à la confidentialité. Il fallait créer l'événement pour s'en sortir. D'une manière ou d'une autre. Être la nouvelle sensation. Ou tenir un sujet qui attire les médias. Qui fasse le buzz. Provoque la polémique. Ou qui intéresse d'emblée les gens. Genre, la Seconde Guerre mondiale. La vie romancée de Trucmuche. Un phénomène sociétal du moment. Ou à défaut se foutre à poil. Seuls les très gros vendeurs ou les auteurs « médiatiques » pouvaient se contenter d'écrire ce qui leur chantait. Pour eux, le simple fait de publier un nouveau livre constituait d'emblée un événement. »

« Sur le bas-côté, des nuées de pêcheurs profitaient de la retenue d'eau pour piéger des poissons dans le vacarme des moteurs. Paul se faisait une tout autre idée de la discipline, le coin regorgeait de rochers où se poser avec sa canne, au pied de falaises surplombant des eaux transparentes, d'un bleu turquoise à vous faire exploser la cornée, mais enfin il fallait s'y faire, les gens étaient parfois étranges, on en voyait pique-niquer à deux pas des plages, dos à la mer, tables et chaises pliantes plantées dans le bitume fissuré d'un parking, collés à leur bagnole. »

« C'est bien moi, pensa-t-il. Jamais à ma place là où je me trouve. Ici, les considérations sans conséquence sur l'état de la mer, le temps qu'il fait, les menus événements de la côte lui avaient manqué. Là-bas, il se languissait sans se l'avouer d'une vie intellectuelle alimentée en permanence. Pourtant qu'avait-il tiré de tout cela ? Qu'y avaient gagné ses livres ? Pas grand-chose si on se fiait à la réception des derniers. Au contraire, même. Certes, toute cette vie l'avait infiniment nourri. Écouter tous ces gens. Sillonner les galeries d'art contemporain. Assister à tous ces spectacles. Voir tous ces films. Mais sans doute comme spectateur plus qu'en tant qu'auteur. Qu'est-ce qui n'allait pas chez lui ? »

« Tout lui paraissait soudain trop petit et immuable, tandis qu'à Paris et autour de la ville, en ses orées gigantesques, tout affluait, refluait, s'irriguait de mouvements incessants, de populations diverses, d'idées de migrations sociales, de mutations urbanistiques, tout se concentrait et lui offrirait, pensait-il, un territoire à explorer, auquel se confronter de nouveau. Paris et sa périphérie tentaculaire présentaient tant de contrastes, de réalités opposées, tant d'horizons divergents s'y croisaient, tant de langues, de parcours, d'origines s'y mêlaient, tant d'opinions, d'itinéraires, de provenances, de croyances s'y affrontaient qu'il lui semblait d'un seul coup que le pays y tenait tout entier. »

« Il avait quarante-cinq ans, merde. Il allait bien devoir un jour sortir de l'adolescence, arrêter de se défausser, de fuir, de se protéger. C'était ça, la vie. Des emmerdes, des deuils, des amitiés brisées, des secrets, des mensonges, des enfants qui partaient en vrille, des pépins de santé, des hautes, des bas, le grand manège, du grand n'importe quoi. Et il fallait s'en contenter. La regarder bien en face, telle qu'elle était, et s'y mouvoir debout. »

« Pour le reste, le travail n'avait jamais été son fort et il avait toujours tout fait pour l'éviter, comprenant vite que l'écriture, quand ça tournait bien, avait l'avantage de vous octroyer des mois de temps libre en échange de cinq ou six passés devant l'ordinateur, et de vous éviter d'avoir à subir des horaires, des contraintes, de vous confronter à la moindre forme d'autorité et d'en détenir sur quiconque. Et pour ce qui était du stoïcisme et de la pudeur, le contenu de ses livres parlait pour lui. De longues plaintes où il n'épargnait rien au lecteur, même en les déguisant, de ses pensées les plus intimes, des épisodes les plus personnels de sa vie et de celle de ses proches. »

« Elle se pelotonna contre lui. Il s'allongea près d'elle et elle se laissa serrer dans ses bras. Il avait le nez dans ses cheveux. Respirait son odeur d'enfant. Il ne pouvait rien y faire. Des années entières, lumineuses, inconditionnelles lui revinrent en mémoire. Des images s'imprimaient en flashs sous ses paupières. Ses grands yeux bleus sous ses cheveux d'une blondeur perdue, son sourire shooté de bonheur et de soleil sur la plage, dans le jardin de ses grands-parents, en robe de princesse ou à fleurs, ses jeux de rôle sans queue ni tête et ininterrompus, sa façon de se jeter dans ses bras, sa voix légèrement voilée et son rire en éclats. L'adolescence était un cimetière. Les dépouilles d'enfants joyeux y reposaient comme la peau d'une mue. »

« Mon pauvre petit papa. C'était un gimmick entre eux. Il s'était imposé à l'âge où elle avait pris conscience de la disposition de son père à la paranoïa, à la plainte et à la dépression. Sa façon de tout voir en noir et de croire qu'on (qui, d'ailleurs ?) s'acharnait contre lui, son aptitude spectaculaire à tout exagérer. La moindre contrariété. La moindre douleur. »

« C'était typique des écolos du dimanche. Toujours à faire pleurer dans les chaumières sur le sort d'une plante sauvage ou d'un animal menacé, toujours à finasser sur les produits qu'ils avalaient, à emmerder le monde avec leurs taxes sur le diesel, mais dès qu'on parlait des gens qui crevaient la dalle, en chiaient pour seulement s'acquitter d'un plein, qui s'entassaient dans des cités insalubres ou dormaient sur le trottoir, là il n'y avait plus personne. Toujours à pleurnicher sur l'avenir de la planète mais insensibles au présent de leur prochain.  »

« Manon en conclut que la vie était un sacré sac de nœuds, un putain de sport de rue et Paul acquiesça.
- Sûr, c'est pas du badminton.
Elle sourit. Sa réplique était tirée d'une chanson du dernier Alain Chamfort (Exister quel sport de ru/Sûr c'est pas du badminton/Exister si j'avais su/Aurais-je décliné la donne) que Manon aimait dans les rares moments de connivence pasticher en hurlant « Exister, ça pue  du cul ». »

Quatrième de couverture

Après une parenthèse parisienne qui n’a pas tenu ses promesses, Paul Lerner, dont les derniers livres se sont peu vendus, revient piteusement en Bretagne où il accepte un poste de journaliste pour l’hebdomadaire local. Mais les ennuis ne tardent pas à le rattraper. Tandis que ce littoral qu’il croyait bien connaître se révèle moins paisible qu’il n’en a l’air, Paul voit sa vie conjugale et familiale brutalement mise à l’épreuve. Il était pourtant prévenu : un jour ou l’autre on doit négocier avec la loi de l’emmerdement maximum. Reste à disputer la partie le plus élégamment possible.

Comme dans Falaises, Des vents contraires ou Les Lisières, Olivier Adam convoque un de ses doubles et brouille savoureusement les pistes entre fiction et réalité dans ce grand livre d’une vitalité romanesque et d’une autodérision très anglo-saxonnes.

Éditions Flammarion, août 2019
377 pages