jeudi 20 août 2020

Le ciel par-dessus le toit ★★★★★♥ de Nathacha Appanah

Tropiques de la violence m'avait déjà happée, là je suis conquise.

Le roman s'ouvre sur le personnage de Loup, un jeune adolescent, d'une extrême sensibilité, « un garçon sage, un peu dans la lune, sujet à des crises d'angoisse »,  qui vient d'être placé en détention, pour avoir conduit sans permis et à contresens sur l'autoroute et avoir fui à l'arrivée des gendarmes. Il voulait rejoindre sa soeur, Paloma, qui a fui la maison, dix ans plus tôt, « parfois il faut savoir pour pouvoir continuer à vivre ». 

Par petites touches, Nathacha Appanah nous éclaire sur ce qui a poussé Loup à agir ainsi, et aborde les sujets de la famille, des traumatismes de l'enfance, de la transmission de l'amour au sein d'une famille et de la perception que les enfants en ont. 
Loup, Paloma, Éliette, devenue Phoenix, forment une famille brisée, déchirée par manque d'amour. Ces vies paralysées nous sont contées par Nathacha Appanah avec beaucoup de délicatesse
Son écriture est lumineuse, éblouissante, magique, infiniment poétique pour un roman empreint de noirceur.
« Il y a ce regard échangé de loin. C'est la mère qui avance vers la fille parce que cette dernière est pétrifiée  - par cette beauté, par cette vague d'émotions qui l'atteint, par le poids de ces dix années, par la difficulté à être l'enfant de sa mère - et toujours le coeur qui bat, le ventre qui tourne, l'esprit qui débat pour trouver les mots qui conviennent, mais en réalité c'est autre chose qui s'ouvre et qui offre on ne sait pas encore quoi, on ne sait pas encore comment mais on espère que ça ressemblera à de la tendresse et, pour l'instant, ça leur suffit. »
Un roman dou(x)douloureux.
Un roman magnifique, profondément humain.
« Bon sang, comment faut-il la mener cette putain de vie pour qu'elle ne vous morde pas au quotidien ? »
Mon exemplaire est passé entre plusieurs mains ; il n'a récolté que des éloges ;-)

***
Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme!
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme.

La cloche, dans le ciel qu'on voit,
Doucement tinte.
Un oiseau sur l'arbre qu'on voit,
Chante sa plainte.

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.

- Qu'as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu'as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?

Paul Verlaine

INCIPIT
« Il était une fois un pays qui construit des prisons pour enfants parce qu'il n'avait pas trouvé mieux que l'empêchement, l'éloignement, la privation, la restriction, l'enfermement et un tas de choses qui n'existent qu'entre des murs pour essayer de faire de ces enfants-là des adultes honnêtes, c'est-à-dire des gens qui filent droit.
Ce pays avait heureusement fermé ces prisons-là, abattu les murs, promis juré qu'il ne construirait plus ces lieux barbares où les enfants ne pouvaient ni rire ni sangloter. Parce que ce pays croit en la réconciliation du passé et du présent, il a gardé un portail d'entrée pour que se souviennent ceux qui s'intéressent à ces traces-là, qui croient aux fantômes et aux histoires qui ne meurent jamais. Pour les autres, c'est l'entrée d'un beau square, en pleine capitale, et ils viennent s'y promener, s'y reposer, admirer le ciel ouvert, si bleu, si calme. Ils viennent en famille, avec leurs propres enfants et c'est aussi ça, ce pays, un jardin sur des anciennes larmes, des fleurs sur des morts, des rires sur de vieux chagrins. »

« Tu auras deux enfants, Éliette.
C'est vrai qu'elle s'appelait Éliette à l'époque. Elle avait quatorze ans, elle zonait tous les après-midi avec des amis près de la gare et elle croyait qu'elle finirait par trouver à quoi elle sert, à qui elle pourrait être indispensable, pour toujours. Malgré le rire général qui avait suivi l'annonce de cet oracle aux dreadlocks, Éliette avait été secrètement soulagée. Cette prédiction lue dans des vieilles capsules de bière ne lui donnait-elle pas l'assurance que la colère qui grondait en elle constamment finirait par s'éteindre ? Qu'elle finirait par redevenir normale, qu'elle saurait comment incarner correctement ce corps, comment être, enfin, à nouveau, la fille de ses parents, cette Éliette dont ils parlaient comme d'un souvenir, comme d'une enfant disparue, une petite fille promise à un si bel avenir et qui avait tout cassé un jour de décembre quand elle avait onze ans ? Ses parents la regardaient désormais avec un mélange de pitié et d'incompréhension et plus d'une fois, elle a cru qu'ils allaient la secouer, lui demander de leur rendre maintenant, tout de suite, leur petite Éliette chérie. »

« Cette nuit fond sur le jour en laissant des traînées roses et mauves et orange. Ce ciel, par-dessus les toits, ressemble à un morceau de soie chatoyant, pense-t-elle, et ça lui fait plaisir que ce chatoyant, qu'elle a rencontré jusqu'ici uniquement dans les pages de livres, lui vienne si aisément. »

« [...]elle chuchote C'est beau bleu.
Doucement, gentiment.
Elle sourit encore et c'est le même effet que le chatoyant de tout à l'heure et même si c'est bancal, c'est une phrase sincère qui sort de sa bouche et ce n'est pas rien. Plus tard, peut-être qu'elle reformera ces mots sans bruit pour se rappeler qu'elle a été une fois dans sa vie capable de parler aux fleurs, de dire quelque chose comme ça, quelque chose qui n'ait de sens que dans l'instant, qui n'ait de beauté que dans son imperfection. »

« Le temps passe et les mots qu'ils lui disent s'accumulent sur elle comme de la peau morte. Le temps passe et jamais ils ne veulent lui faire du mal, oh non, c'est tout le contraire. Ils veulent qu'elle ait toutes ses chances, qu'elle profite de chaque occasion, de chaque opportunité ,ils la veillent, ils la protègent, ils la préservent et eux aussi imaginent que ce n'est que le début de quelque chose d'exceptionnel, ils le sentent, ils en rêvent. » 

« Il ne faut rien regretter parce qu'il faut bien que ça se termine, ce faux-semblant qu'est l'enfance, il faut bien que les masques soient retirés, les imposteurs démasqués, les abcès crevés, il faut bien que cesse toute velléité du mieux, du magnifique, du meilleur, il faut bien en finir avec les belles paroles, les bons sentiments, les rêves doucereux, il faut bien, un jour, arracher à coups de dents sa place au monde. »

« De quoi ce silence pourrait-il être fait, elle ne le sait pas parce qu'elle ne plus entendre de mots, les mêmes, ces pardons, ces je savais pas, ces nous pensions faire de notre mieux, ces nous n'avons tué personne tout de même, ces tu avais un tel talent, ces tu étais si belle, ces tu avais un grand avenir, ces si seulement on avait su que tu souffrais. Des mensonges ! Des putains de mensonges ! »

« Cette femme rousse qui est restée immobile avec son couteau, incrédule. Que faire avec ? Couper ce jour, en faire un avant et un après. Couper le cordon ombilical ? Couper les liens qui nous unissent et les nœuds qui vont avec ? »

« La lettre qui lui parvient deux jours plus tard dit qu'il a mis Loup au monde et le suit régulièrement. Il écrit que Loup est un garçon sage, un peu dans la lune, sujet à des crises d'angoisse. Loup, écrit-il de son écriture de médecin, ne ferait de mal à personne et de tous les endroits sur terre, la prison est le seul qu'il ne supporterait pas. Paloma n'est pas d'accord et elle liste dans sa tête les endroits que Loup ne supporterait pas : une cave, un trou, une montgolfière, une île déserte, sous la mer, une maison hantée, le creux de leur jardin. Elle fait cela pour se protéger de la violence de la phrase du docteur Michel qui fait rejaillir cette angoisse de ne pas savoir, en réalité, comment il passe ses journées, comment il résiste à cette cellule, à quoi il pense, à qui il pense, avec qui il parle de quoi, comment il se tient face aux autres qui sont moins doux, plus étranges. »

« Comment contracter dix années d'attente et en faire une phrase qui serait à la fois douce et vraie, se demande Paloma, jeune femme qui prend si peu de place dans le monde et qui a gardé de son enfance l'habitude de s'asseoir sur le bord des chaises, immobile, si immobile. »

Quatrième de couverture

«Sa mère et sa sœur savent que Loup dort en prison, même si le mot juste c’est maison d’arrêt mais qu’est-ce que ça peut faire les mots justes quand il y a des barreaux aux fenêtres, une porte en métal avec œilleton et toutes ces choses qui ne se trouvent qu’entre les murs.
Elles imaginent ce que c’est que de dormir en taule à dix-sept ans mais personne, vraiment, ne peut imaginer les soirs dans ces endroits-là.»

Comme dans le poème de Verlaine auquel le titre fait référence, ce roman griffé de tant d’éclats de noirceur nous transporte pourtant par la grâce de l’écriture de Nathacha Appanah vers une lumière tombée d’un ciel si bleu, si calme, vers cette éternelle douceur qui lie une famille au-delà des drames.

Éditions Gallimard, août 2019
125 pages

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