jeudi 20 août 2020

Le bal des folles ★★★★☆ de Victoria Mas

Un roman qui a déjà fait couler beaucoup d'encre, un roman lu il y a quelques mois déjà, sur conseil de mon libraire préféré ;-) et je me rends compte que cette histoire est encore bien fraîche dans mon esprit, ce qui est bon signe, non ? 

Il faut dire que le sujet est troublant, fort, marquant, et qu'il ne peut laisser personne indifférent. 

Victoria Mas narre des destins de femmes de la fin XIXème, soumises aux diktats masculins, dans une société dans laquelle il est dangereux pour une femme d'avoir une opinion, d'être vive et émancipée, d'être libre, « une société dominée par les pères et les époux. Aucune femme n'a jamais la totale certitude que ses propos, son individualité, ses aspirations ne la conduiront pas entre ces murs redoutés du treizième arrondissement. », une société qui ferme les yeux sur tout acte inhumain au nom de la recherche.
La Salpêtrière devient la prison de ces corps et coeurs cabossés, « Un dépotoir pour toutes celles nuisant à l'ordre public. Un asile pour toutes celles dont la sensibilité ne répondait pas aux attentes. » et le témoin des travaux du professeur Charcot et de ses confrères dont les pratiques sont assimilables à de la torture, et qui bafouent les internées. 
« La maladie déshumanise ; elle fait de ces femmes des marionnettes à la merci de symptômes grotesques, des poupées molles entre les mains de médecins qui les manipulent et les examinent sous tous les plis de leur peau, des bêtes curieuses qui ne suscitent qu'un intérêt clinique. Elles ne sont plus des épouses, des mères ou des adolescentes, elles ne sont pas des femmes qu'on regarde ou qu'on considère, elles ne feront jamais des femmes qu'on désire ou qu'on aime : elles sont des malades. Des folles. Des ratées. » Des folles qui fascinent, hypnotisées, elles deviennent désirables « on avait parfois moins l'impression d'observer un dysfonctionnement nerveux qu'une danse érotique désespérée. » 
Heureusement, la perspective du bal qui approche est synonyme d'espoir pour les "aliénées". Les préparatifs en vue de ce bal ponctuent le récit en toile de fond. Le « temps d'un soir, la Salpêtrière fait se rejoindre deux mondes, deux classes, qui, sans ce prétexte, n'auraient jamais de raison, ni d'envie, de s'approcher. » Elles n'y seront pourtant  pas mieux appréhendées que des bêtes de foire !

Une écriture simple, mais un premier roman qui interpelle, remue, surprend, un premier roman prometteur à mon avis. 

« Louise remonte ses bras arrondis vers son chignon fait à la hâte et s'exécute. Elle est adolescente malgré elle. À seize ans, son enthousiasme est enfantin. Le corps a grandi trop vite ; la poitrine et les hanches, apparues à douze ans, ont manqué de la prévenir des conséquences de cette soudaine volupté. L'innocence a un peu quitté ses yeux, mais pas entièrement ; c'est ce qui fait qu'on peut encore espérer le meilleur pour elle. 
- J'ai le trac.
Laisse-toi faire et ça se passera bien.
- Oui. »

« La lumière matinale de mars entre par les fenêtres et vient se réfléchir sur le carrelage - une lumière douce, annonciatrice du printemps et du bal de la mi-carême, une lumière qui donne envie de sourire et d'espérer qu'on sortira bientôt d'ici. »

« En coulisse de la scène, Geneviève observe l'auditorium. Un écho de voix graves monte des bancs en bois et emplit la salle. Celle-ci ressemble moins à une pièce d'hôpital qu'à un musée, voire à un cabinet de curiosités. Peintures et gravures habillent murs et plafond, on y admire des anatomies et des corps, des scènes où se mélangent des anonymes, nus ou vêtus, inquiets ou perdus ; à proximité des bancs, de lourdes armoires que le temps fait craquer affichent derrière leurs portes vitrées tout ce qu'un hôpital peut garder en souvenir : crânes, tibias, humérus, bassins, bocaux par douzaines, bustes en pierre et pêle-mêle d'instruments. Déjà, par son enveloppe, cette salle faut au spectateur la promesse d'un moment singulier à venir. [...]
La salle se tait. Charcot impose sans trouble sa silhouette épaisse et sérieuse face à ce public de regards fascinés. Son profil allongé rappelle l'élégance et la dignité des statues grecques. Il a le regard précis et impénétrable du médecin qui, depuis des années, étudie, dans leur plus profonde vulnérabilité, des femmes rejetées par leur famille et la société. Il sait l'espoir qu'il suscite chez ces aliénés. Il sait que tout Paris connaît son nom. L'autorité lui a été accordée, et il l'exerce désormais avec la conviction qu'elle lui a été donnée pour une raison : c'est son talent qui fera progresser la médecine. »

« La nuit est tombée sur la rue Soufflot. Le Panthéon, berceau d'illustres noms honorés au sein d'une pierre épaisse, veille en hauteur sur le jardin du Luxembourg endormi en bas de la rue. »

« La jeune fille de dix-neuf ans retient un sourire. Si elle ne provoquait pas son père, celui-ci ne daignerait même pas lui adresser un regard. Elle sait que son existence n'intéressera le patriarche que lorsqu'un parti de bonne famille, c'est-à-dire une famille d'avocats ou de notaires, comme la leur, souhaitera l'épouser. Ce sera alors la seule valeur qu'elle aura aux yeux de son père - la valeur d'épouse. Eugénie imagine sa colère lorsqu'elle lui avouera qu'elle ne souhaite pas se marier. Sa décision est prise depuis longtemps. Loin d'elle une vie  comme celle de sa mère [...] - une vie confinée entre les murs d'un appartement bourgeois, une vie soumise aux horaires et aux décisions d'un homme, une vie sans ambition ni passion, une vie sans voir autre chose que son reflet dans le miroir - à supposer qu'elle s'y voit encore -, une vie avec pour seule préoccupation de choisir sa toilette du jour. Voilà, c'est tout ce qu'elle ne souhaite pas. Autrement, elle souhaite tout le reste. »

« - Ma petite Eugénie. Ta plus grande qualité sera ton plus grand défaut : tu es libre. »

« La nouvelle élite parisienne, bien-pensante et conformiste. Sur les visages se lit la fierté d'être né dans la famille qu'il faut ; la nonchalance de leurs gestes révèle le privilège de n'avoir jamais eu à connaître le labeur. Pour eux, le mot valeur ne prend sens qu'au regard des tableaux qui ornent les murs et au statut social dont ils jouissent sans avoir œuvré pour l'acquérir. »

« Une femme s'emportant contre les infidélités de son mari, internée au même titre qu'une va-nu-pieds exposant son pubis aux passants ; une quarantenaire s'affichant au bras d'un jeune homme de vingt ans son cadet, internée pour débauche, en même temps qu'une jeune veuve, internée par sa belle-mère, car trop mélancolique depuis la morts de son époux. Un dépotoir pour toutes celles nuisant à l'ordre public. Un asile pour toutes celles dont la sensibilité ne répondait pas aux attentes. »

« Son corset la gênait horriblement. Aurait-elle su qu'elle allait parcourir une si longue distance, elle l'aurait laissé dans l'armoire. Cet accessoire a clairement pour seul but d'immobiliser les femmes dans une posture prétendument désirable - non leur permettre d'être libres de leurs mouvements ! Comme si les entraves intellectuelles n'étaient pas déjà suffisantes, il fallait les limiter physiquement. À croire que pour imposer de telles barrières, les hommes méprisaient moins les femmes qu'ils ne les redoutaient. »
« - Nous avons des raisons de penser que vous souffrez sans doute d'un dérèglement...
- Je ne souffre de rien. Vous redoutez juste ce que vous ne comprenez pas. Vous vous prétendez soignants...Avez-vous seulement vu vos crétins en blanc derrière, qui depuis tout à l'heure nous lorgnent comme si nous étions de la viande ! Vous êtes méprisables. »

« Existe-t-il pensée plus consolante que de savoir les proches défunts à vos côtés ? La mort perd en gravité, en fatalité. Et l'existence gagne en valeur et en sens. Il n'y a ni un avant ni un après, mais un tout. »

Quatrième de couverture

Chaque année, à la mi-carême, se tient un très étrange Bal des Folles. Le temps d’une soirée, le Tout-Paris s’encanaille sur des airs de valse et de polka en compagnie de femmes déguisées en colombines, gitanes, zouaves et autres mousquetaires. Réparti sur deux salles, d’un côté les idiotes et les épileptiques ; de l’autre les hystériques, les folles et les maniaques. Ce bal est en réalité l’une des dernières expérimentations de Charcot, désireux de faire des malades de la Salpêtrière des femmes comme les autres. Parmi elles, Eugénie, Louise et Geneviève, dont Victoria Mas retrace le parcours heurté, dans ce premier roman qui met à nu la condition féminine au XIXe siècle.

Éditions Albin Michel, août 2019
251 pages
Prix Renaudot des Lycéens 2019

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