mardi 11 août 2020

Une partie de badminton ★★★★☆ de Olivier Adam

« La maturité, telle que je la concevais, 
consistait à reconnaître e qu'il pouvait
 y avoir de bizarre ou de douloureux 
dans l'existence, à admettre qu'on ne 
pouvait plus rien y faire, et à aller de
 l'avant en prenant le meilleur de la vie. »
Richard Ford,
Un week-end dans le Michigan

Paul Lerner, la quarantaine passée, écrivain social, personnage attachant, le double fictionnel de l'auteur, raconte son retour en Bretagne, alors que ses livres ne se vendent plus et que vivre à Paris n'est plus dans ses moyen. 
« La vérité c'est qu'il n'avait jamais rien compris à cette vie. Et qu'il avait toujours été incapable de s'y mouvoir »
Une vie au calme, en apparence seulement, car les "emmerdes" ne tardent pas à s'enchaîner, les problèmes à s'accumuler et sa famille à exploser... Une épouse volage, une ado perturbée qui part en vrille, une femme qui le poursuit mystérieusement, un manque d'inspiration... 
Un jour où l'autre on  « en conclut que la vie [est] un sacré sac de nœuds, un putain de sport de rue [...] - Sûr, c'est pas du badminton. » 
Mais Paul ne se laisse pas démonter et essaie de trouver des solutions pour sortir la tête de l'eau. « II était temps que ça cesse. Il avait quarante-cinq ans, merde. Il allait bien devoir un jour sortir de l’adolescence, arrêter de se défausser, de fuir, de se protéger. C’était ça, la vie. Des emmerdes, des deuils, des amitiés brisées, des secrets, des mensonges, des enfants qui partaient en vrille, des pépins de santé, des hauts, des has, le grand manège, du grand n’importe quoi. Et il fallait s’en contenter. La regarder bien en face, telle qu’elle était, et s’y mouvoir debout. »
Une vie de bobo type, votant à gauche, se targuant d'être ouvert sur le monde, tolérant, éco-citoyen dans la mesure du possible, honnissant la Manif pour tous et les replis identitaires, s'inquiétant de la montée du FN et du rejet des étrangers. 
Paul témoin de sa vie personnelle qui déraille mais également témoin des tensions de notre époque,des crises économiques et sociales et notamment des tensions entre économie et écologie, de l' opposition entre le microcosme parisien et le reste de la France.
Très bien écrit, des mots justes teintés d'humour et d'autodérision. 
Merci à Yves Grannonio,  libraire à la Librairie du Château, Brie-Comte-Robert ; une nouvelle fois, ce fut une excellente pioche !
Une belle et étonnante partie à ne pas rater !

« Exister quel sport de rue 
Sûr c’est pas du badminton 
Exister si j’avais su 
Aurais-je décliné la donne ?»

Incipit
« En cale sèche.
Son téléphone se mit à vibrer. Paul Lerner le laissa faire. Il avait depuis longtemps la réputation d’être injoignable. Avec les années, il s’était imaginé qu’on finirait par s’y habituer. Mais non. Tout le monde s’acharnait à le lui reprocher. Sarah, sa compagne. Manon et Clément, ses enfants. Sa mère. Ses amis – mais il lui en restait peu. Son éditeur à l’époque – une époque pas si lointaine en définitive, mais tout cela lui paraissait loin désormais, il y pensait comme à une autre vie, très ancienne, périmée. Et, ces temps-ci, Marion Gardel, rédactrice en chef de L’Émeraude, le journal local dont il rédigeait une bonne partie des articles.
— Ces engins sont pourvus d’une messagerie, lui répétait-il. Utilisez-la. Surtout si c’est pour me rappeler qu’on boucle demain et que j’ai du retard. Je le sais mieux que quiconque, figurez-vous, mais bordel, est-ce que je vous ai déjà plantée ? Oui ou non ? Non. Bon alors.
Paul n’y pouvait rien. Il détestait parler dans ce truc, y coller son oreille. Le sentir vibrer dans sa poche suffisait à lui serrer la gorge.
Il attendit en vain que l’appareil vibre de nouveau, indiquant que Marion Gardel lui avait laissé un message. Puis il se remit au travail. Dans son dos se mêlaient le bruissement des conversations et le vacarme du percolateur. Ils n’étaient pas nombreux, en dehors des week-ends, à s’installer en milieu d’après-midi aux tables calées dans le sable blanc de la paillote qui surplombait la grande plage. Le nouveau propriétaire, un type d’une quarantaine d’années au sourire inaltérable, semblait ne pas se résoudre à ce que la saison touristique ne dure qu’un mois, nichée entre le 14 juillet et le 15 août, et s’échinait depuis quatre ans à ouvrir son établissement dès les premiers jours d’avril pour ne le fermer qu’une fois les congés de la Toussaint consumés. En dehors des vacances, des ponts et de quelques week-ends ensoleillés, il se condamnait ainsi à demeurer seul sous la pluie, attendant qu’à la moindre éclaircie quelques locaux désœuvrés, une poignée de touristes égarés daignent lui commander un café ou un demi qu’ils consommaient à toute vitesse, sous peine de finir frigorifiés avant même d’en avoir bu la dernière goutte. Une telle abnégation frisait l’hérésie économique, personne ne comprenait comment il pouvait s’en sortir avec un si maigre chiffre d’affaires, mais cela faisait le bonheur de Paul. Il y avait établi son QG. C’était devenu une sorte d’extension de sa maison. Son jardin en quelque sorte (le petit carré d’herbe prolongeant la terrasse abritée dont bénéficiaient les Lerner, ainsi qu’on les appelait même si Paul et Sarah n’étaient pas mariés, quoique agréable, n’en méritait pas vraiment le nom). Il se sentait protégé face à ce paysage qui avait toujours eu le pouvoir (comment avait-il pu l’oublier, comment même avait-il cru pouvoir s’en passer ou vouloir autre chose, se demandait-il à présent) de dresser une muraille entre son cerveau et tout ce qui le rongeait. Dans l’ordre chronologique : la mort de son père et l’atmosphère de décomposition qui avait cerné leurs dernières années à Paris, l’insuccès de ses derniers livres et l’endurance dangereusement érodée de Sarah, son dos foutu et les deux années de douleur constante, de comprimés de codéine, de Lamaline et de capsules d’Acupan qu’il avalait comme des bonbons, les trois opérations des lombaires dans des cliniques hors de prix par de prétendus pontes de la chirurgie, l’interminable succession de convalescences, de rémissions et de rechutes, l’argent qui n’avait soudain plus suffi, même avec le salaire de Sarah, pour leur payer le luxe d’une vie parisienne, l’urgence qu’il y avait eu alors à dénicher un boulot pour assurer le quotidien, les démarches sans succès auprès des maisons d’édition (il ne suffisait pas, découvrait-il, d’avoir publié des romans dont certains avaient trouvé leurs lecteurs pour prétendre au titre d’éditeur ou de directeur de collection), du monde du cinéma (son étoile avait pâli depuis ses derniers succès en tant que scénariste) ou de la presse écrite (où sévissait une crise sans précédent), et pour finir leur retour ici, nimbé d’un tenace sentiment d’échec, à la faveur d’un emploi inespéré dans le canard local. Mais tout n’allait pas si mal. Certes, la ré-acclimatation de Manon s’avérait difficile : elle semblait ne pas se remettre d’avoir été arrachée à sa ville, son quartier, son lycée, ses amies. Quand bien même elle était née et avait passé ses onze premières années ici. Ses parents avaient gâché sa vie, affirmait-elle. Mais ils vivaient là de nouveau, à deux pas des plages et des falaises, à une quinzaine de kilomètres des lieux qu’ils avaient quittés cinq ans plus tôt, histoire de ne pas tout à fait accréditer la thèse d’un complet retour à la case départ. Clément, passé les premières angoisses liées à tout grand changement, s’en sortait plutôt bien, même si voir sa sœur se renfermer sur elle-même et ne plus lui porter qu’une attention négligeable, alors qu’ils avaient été si proches durant tant d’années, lui brisait le cœur. »

«  La mer s'était retirée jusqu'aux confins des premiers îlots. Les bateaux s'échouaient comme en cale sèche, cernés d'oiseaux scrutant les reliefs d'un repas d'ordinaire accessible aux seuls sternes et cormorans, les rares bestioles de leur espèce assez dingues pour s'enfoncer à longueur d'année dans une eau que l'été peinait à réchauffer au-delà de dix-huit degrés et qui le reste du temps oscillait entre neuf et douze degrés. »

« La pluie s'était mise à cingler mais déjà à l'ouest le ciel se déchirait et les rayons de soleil tombaient en rideau à travers les nuages anthracite. La mer s'illumina soudain, virant en un clin d’œil du gris fer à l'émeraude, avant de loucher vers le turquoise fluorescent. »

« Le paysage politique était sens dessus dessous et il ne se voyait pas débattre avec son fils de dix ans des mérites et des manquements de la majorité au pouvoir, les choses étaient devenues si complexes que lui-même ne savait pas toujours comment se positionner vis-à-vis de Macron et ses sbires, comme tous les électeurs de gauche qui avaient dû se résoudre, face à la menace du Front national, à voter pour lui et à assurer à leurs enfants que l'élection du faux jeune homme (Macron lui avait toujours fait penser à ces modèles de voitures dont seuls les vieux pensent qu'ils font jeunes) était, dans ce contexte précis, une bonne nouvelle. Du moins un motif de soulagement, peut-être passager, mais tout de même. »

« Les ventes se concentraient désormais sur une poignée de titres et les autres étaient condamnés à la confidentialité. Il fallait créer l'événement pour s'en sortir. D'une manière ou d'une autre. Être la nouvelle sensation. Ou tenir un sujet qui attire les médias. Qui fasse le buzz. Provoque la polémique. Ou qui intéresse d'emblée les gens. Genre, la Seconde Guerre mondiale. La vie romancée de Trucmuche. Un phénomène sociétal du moment. Ou à défaut se foutre à poil. Seuls les très gros vendeurs ou les auteurs « médiatiques » pouvaient se contenter d'écrire ce qui leur chantait. Pour eux, le simple fait de publier un nouveau livre constituait d'emblée un événement. »

« Sur le bas-côté, des nuées de pêcheurs profitaient de la retenue d'eau pour piéger des poissons dans le vacarme des moteurs. Paul se faisait une tout autre idée de la discipline, le coin regorgeait de rochers où se poser avec sa canne, au pied de falaises surplombant des eaux transparentes, d'un bleu turquoise à vous faire exploser la cornée, mais enfin il fallait s'y faire, les gens étaient parfois étranges, on en voyait pique-niquer à deux pas des plages, dos à la mer, tables et chaises pliantes plantées dans le bitume fissuré d'un parking, collés à leur bagnole. »

« C'est bien moi, pensa-t-il. Jamais à ma place là où je me trouve. Ici, les considérations sans conséquence sur l'état de la mer, le temps qu'il fait, les menus événements de la côte lui avaient manqué. Là-bas, il se languissait sans se l'avouer d'une vie intellectuelle alimentée en permanence. Pourtant qu'avait-il tiré de tout cela ? Qu'y avaient gagné ses livres ? Pas grand-chose si on se fiait à la réception des derniers. Au contraire, même. Certes, toute cette vie l'avait infiniment nourri. Écouter tous ces gens. Sillonner les galeries d'art contemporain. Assister à tous ces spectacles. Voir tous ces films. Mais sans doute comme spectateur plus qu'en tant qu'auteur. Qu'est-ce qui n'allait pas chez lui ? »

« Tout lui paraissait soudain trop petit et immuable, tandis qu'à Paris et autour de la ville, en ses orées gigantesques, tout affluait, refluait, s'irriguait de mouvements incessants, de populations diverses, d'idées de migrations sociales, de mutations urbanistiques, tout se concentrait et lui offrirait, pensait-il, un territoire à explorer, auquel se confronter de nouveau. Paris et sa périphérie tentaculaire présentaient tant de contrastes, de réalités opposées, tant d'horizons divergents s'y croisaient, tant de langues, de parcours, d'origines s'y mêlaient, tant d'opinions, d'itinéraires, de provenances, de croyances s'y affrontaient qu'il lui semblait d'un seul coup que le pays y tenait tout entier. »

« Il avait quarante-cinq ans, merde. Il allait bien devoir un jour sortir de l'adolescence, arrêter de se défausser, de fuir, de se protéger. C'était ça, la vie. Des emmerdes, des deuils, des amitiés brisées, des secrets, des mensonges, des enfants qui partaient en vrille, des pépins de santé, des hautes, des bas, le grand manège, du grand n'importe quoi. Et il fallait s'en contenter. La regarder bien en face, telle qu'elle était, et s'y mouvoir debout. »

« Pour le reste, le travail n'avait jamais été son fort et il avait toujours tout fait pour l'éviter, comprenant vite que l'écriture, quand ça tournait bien, avait l'avantage de vous octroyer des mois de temps libre en échange de cinq ou six passés devant l'ordinateur, et de vous éviter d'avoir à subir des horaires, des contraintes, de vous confronter à la moindre forme d'autorité et d'en détenir sur quiconque. Et pour ce qui était du stoïcisme et de la pudeur, le contenu de ses livres parlait pour lui. De longues plaintes où il n'épargnait rien au lecteur, même en les déguisant, de ses pensées les plus intimes, des épisodes les plus personnels de sa vie et de celle de ses proches. »

« Elle se pelotonna contre lui. Il s'allongea près d'elle et elle se laissa serrer dans ses bras. Il avait le nez dans ses cheveux. Respirait son odeur d'enfant. Il ne pouvait rien y faire. Des années entières, lumineuses, inconditionnelles lui revinrent en mémoire. Des images s'imprimaient en flashs sous ses paupières. Ses grands yeux bleus sous ses cheveux d'une blondeur perdue, son sourire shooté de bonheur et de soleil sur la plage, dans le jardin de ses grands-parents, en robe de princesse ou à fleurs, ses jeux de rôle sans queue ni tête et ininterrompus, sa façon de se jeter dans ses bras, sa voix légèrement voilée et son rire en éclats. L'adolescence était un cimetière. Les dépouilles d'enfants joyeux y reposaient comme la peau d'une mue. »

« Mon pauvre petit papa. C'était un gimmick entre eux. Il s'était imposé à l'âge où elle avait pris conscience de la disposition de son père à la paranoïa, à la plainte et à la dépression. Sa façon de tout voir en noir et de croire qu'on (qui, d'ailleurs ?) s'acharnait contre lui, son aptitude spectaculaire à tout exagérer. La moindre contrariété. La moindre douleur. »

« C'était typique des écolos du dimanche. Toujours à faire pleurer dans les chaumières sur le sort d'une plante sauvage ou d'un animal menacé, toujours à finasser sur les produits qu'ils avalaient, à emmerder le monde avec leurs taxes sur le diesel, mais dès qu'on parlait des gens qui crevaient la dalle, en chiaient pour seulement s'acquitter d'un plein, qui s'entassaient dans des cités insalubres ou dormaient sur le trottoir, là il n'y avait plus personne. Toujours à pleurnicher sur l'avenir de la planète mais insensibles au présent de leur prochain.  »

« Manon en conclut que la vie était un sacré sac de nœuds, un putain de sport de rue et Paul acquiesça.
- Sûr, c'est pas du badminton.
Elle sourit. Sa réplique était tirée d'une chanson du dernier Alain Chamfort (Exister quel sport de ru/Sûr c'est pas du badminton/Exister si j'avais su/Aurais-je décliné la donne) que Manon aimait dans les rares moments de connivence pasticher en hurlant « Exister, ça pue  du cul ». »

Quatrième de couverture

Après une parenthèse parisienne qui n’a pas tenu ses promesses, Paul Lerner, dont les derniers livres se sont peu vendus, revient piteusement en Bretagne où il accepte un poste de journaliste pour l’hebdomadaire local. Mais les ennuis ne tardent pas à le rattraper. Tandis que ce littoral qu’il croyait bien connaître se révèle moins paisible qu’il n’en a l’air, Paul voit sa vie conjugale et familiale brutalement mise à l’épreuve. Il était pourtant prévenu : un jour ou l’autre on doit négocier avec la loi de l’emmerdement maximum. Reste à disputer la partie le plus élégamment possible.

Comme dans Falaises, Des vents contraires ou Les Lisières, Olivier Adam convoque un de ses doubles et brouille savoureusement les pistes entre fiction et réalité dans ce grand livre d’une vitalité romanesque et d’une autodérision très anglo-saxonnes.

Éditions Flammarion, août 2019
377 pages

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