mardi 18 août 2020

Ainsi soit-elle ★★★★★ de Benoîte Groult

« La pensée freudienne stipulant qu'il n'existait pas de destin plus noble que celui d'épouse ou de mère, la presse féminine et la télévision se mirent à évoquer à longueur de colonne et d'émissions ces « femmes détraquées et trop viriles qui prétendaient devenir poètes, physiciennes ou cadres d'administration. La vraie femme n'avait pas besoin de faire des études supérieures ou de voter... En un mot elle n'avait pas besoin de cette émancipation et de ces droits pour lesquels les féministes d'un autre âge s'étaient battues. » »
Un essai féministe de haute volée, Benoîte Groult n'a pas mâché ses mots. Ils sont là pour éclaircir le sujet de la condition des femmes, égratigner, amener les femmes à la prise de conscience, pour dénoncer les mutilations génitales féminines entre autres...
« Il faut enfin guérir d’être femme. Non pas d’être née femme mais d’avoir été élevée femme dans un univers d’hommes, d’avoir vécu chaque étape et chaque acte de notre vie avec les yeux des hommes et les critères des hommes. »
Le ton est franc, sec, sans concession. 
Et c'est exactement ce qu'il faut; pourquoi faire usage de pincettes ou mettre des gants pour exprimer ce que les femmes ont enduré au siècle dernier et endurent encore de nos jours...
« Le féminisme ne se résume pas à une revendication de justice, parfois rageuse, ni à telle ou telle manifestation scandaleuse; c’est aussi la promesse, ou du moins l’espoir, d’un monde différent et qui pourrait être meilleur. On n’en parle jamais. »
Un livre nécessaire, efficace, pertinent et de surcroît drôle !  
Publié en 1975, il reste dans l'ensemble douloureusement d'actualité.
« Pour reprendre une très belle formule de l'ethnologue Germaine Tillion, « il n'existe nulle part un malheur étanche uniquement féminin, ni un avilissement qui blesse les filles sans éclabousser les pères, ou les mères sans atteindre les fils ». Chaque entrave, chaque abus de pouvoir imposés à la femme entraînent  leur punition pour l'homme et constituent une cause irréparable de retard  pour la société. Le blocage des sociétés musulmanes n'a pas d'autre explication. « Les femmes écrasées fabriquent des sous-hommes vaniteux et irresponsables et ensemble ils constituent les supports d'une société dont les unités augmentent en nombre et diminuent en qualités. » (Dominique Fernandez) »

« [...] j'ai lu récemment dans une luxueuse revue mise à la disposition des voyageurs d'Air France la description des cérémonies d'initiation des jeunes filles au pays des Mossis en Haute-Volta. Quelques pages plus loin, un journaliste dénonçait le scandale des chiens abandonnés chaque été par leurs maîtres. Un autre s'indignait du traitement des détenus politiques au Chili. Mais concernant la mutilation de ces petites filles, notre explorateur de 1974 n'éprouvait ni pitié ni indignation et calmait tout scrupule de conscience en concluant que « cette opération était destinée à parfaire la féminité de l'adolescente ». Comme si c'était la chose la plus naturelle du monde que l'homme rectifie à sa guise les organes féminins ! »

« [...] la rosette de la Légion du déshonneur à Monsieur Marcel Dassault, U.D.R., fabricant d'engins de guerre, qui accepte très volontiers l'avortement d'une vie d'homme à vingt ans, mais qui vient de voter contre l'avortement à dix semaines. »

« C'est par vanité que le mari veut une jeune fille vierge, une épouse chaste, une femme point trop éveillée... Son intérêt évident, son plaisir quotidien, son goût pour la nouveauté, auraient dû lui faire rechercher le contraire. Mais on règne plus facilement sur un peuple d'innocentes ou d'idiotes; et, vanité des vanités, les hommes ont fait passer leur pouvoir avant leur plaisir. Et plus ils ont préféré le pouvoir, moins ils ont trouvé de plaisir, par suite de cette loi naturelle qui veut que l' « asservissement ne dégrade pas seulement l'être qui en est victime mais celui qui en bénéficie. » »

« « Aimer un être, c'est tout simplement reconnaître qu'il existe autant que vous. » Cette très belle définition de Simone Weil ne s'applique pratiquement jamais à l'amour d'un homme et d'une femme, pour leur plus grand malheur à tous les deux. »

« Saint Thomas d'Aquin ne leur apportait-il pas sa caution, en plein siècle de Saint Louis, en félicitant les moines de Perpignan d'avoir ouvert un bordel, « oeuvre sainte, pie et méritoire ». Le désir de l'homme, considéré comme sacré, passait avant le salut de quelques malheureuses. Il faut savoir consentir des sacrifices. »

« La loi est inique et périmée mais ils ont tout fait pour en retarder l'abrogation et ils feront tout pour rétrécir cette liberté qu'ils nous ont « concédée » à regret. Ils savent bien en effet qu'il ne s'agissait pas tant de nous obliger à avoir des enfants en ce monde déjà surpeuplé, mais bien de nous maintenir dans la contingence. Jusqu'ici, nous attendions un enfant, nous étions enceintes, ou pire, nous étions prises, formules totalement passives, donc satisfaisantes selon le vieux schéma. Par la contraception - et par l'avortement en cas d'échec -, il nous sera permis de faire un enfant, de choisir notre maternité, de devenir sujet et non objet. Enfanter ne sera plus une fatalité, mais deviendra un privilège. Or c'est cela que la morale traditionnelle ne saurait tolérer. Tant que la femme restait le lieu où se perpétuait aveuglement la lignée, l'égalité des sexes restait elle aussi une formule vide de sens. La maternité volontaire, c'est la liberté fondamentale qui commande toutes les autres. D'où ce refus exaspéré chez certains et presque cette terreur. »

« Le sexe féminin précisément possède un calendrier et un harmonica auxquels le pénis, si présomptueux et si mystérieux soit-il, ne saurait prétendre. Un calendrier lunaire qui règle le temps au rythme de l'univers et un harmonica, le clitoris, organe de luxe non voué à la procréation, capable de jouer seul sa partition ou bien d'induire au plaisir, par sa mélodie, ce violonsexe qu'est le corps féminin. Cette variété des zones érogènes, pour employer le langage des sexologues, cette richesse d'expériences que comporte une vie de femme pleinement vécue, y compris la grossesse, l'accouchement et l'amour maternel, qui est, au début du moins, un phénomène quasi sexuel, auraient dû convaincre les femmes qu'elles n'étaient pas, comme Freud l'a prétendu après tant d'autres, « une image dégradée de l'homme ». Ce sont les hommes qui auraient dû l'envier. Mais quand on tient par la force le pouvoir, on ne le partage jamais. Faute de pouvoir supprimer ces richesses - mais non pas faute d'avoir essayé -, il ne restait qu'une solution logique : discréditer les fonctions féminines, en faire des phénomènes imposés par la nature, des fatalités biologiques à supporter ou à apprécier en silence. »

« Si nous avions ce genre de valseuses à la place de nos seins par exemple, j'entends d'ici les plaisanteries, les remarques perfides et les horreurs qu'on débiterait sur le corps féminin ! Où elles sont placées, pauvres minouchettes, on dirait deux crapauds malades tapis sous une branche trop frêle. C'est mou, c'est froid, ni vide ni plein ; ça n'a aucune tenue, peu de forme, une couleur malsaine, le contact sépulcral d'un animal cavernicole ; enfin c'est parsemé de poils rares et anémiques qui ressemblent aux derniers cheveux d'un chauve. Et il y en a deux !
Vues de dos, le porteur à quatre pattes, elles font irrésistiblement penser à un couple de chauves-souris pendues la tête en bas et frémissant au moindre vent, comme on en rencontre par milliers sur les arbres des îles du Pacifique. Un ingénieur qui aurait inventé ce système-là pour entreposer des spermatozoïdes se serait fait mettre à la porte. »

Quatrième de couverture

Inquiète de voir proliférer « les lèvres insufflées et les seins siliconés, gadgets tirés du catalogue récurrent des fantasmes masculins », et consternée de voir la presse féminine encourager ses lectrices à se conformer « aux rêves des machos », Benoîte Groult a écrit ce livre dans un sursaut. Parce qu’il ne faut jamais baisser la garde. Elle l’a écrit pour expliquer aux femmes d’aujourd’hui que « si elles ne défendent pas elles-mêmes les droits conquis par leurs mères, personne ne le fera pour elles ». Pour leur rappeler que rien n’est jamais acquis, qu’il est toujours possible de revenir en arrière. Pour dire que « rien n’est plus précaire que le droit des femmes », et le prouver avec des exemples effrayants. Elle cite ainsi les Allemandes de l’Est, qui « ont perdu, à la chute du mur de Berlin, des droits qu’elles croyaient acquis pour toujours », ou encore les Algériennes, les Iraniennes, et les Afghanes qui, après avoir « goûté aux premiers fruits de la liberté, ont disparu, du jour au lendemain, sous un voile de silence ». Ces vérités que l’on préférerait ne pas entendre, Benoîte Groult les martèle comme on donne l’alerte. Avec ce manuel du féminisme, elle entend alphabétiser une génération qui ignore tout des combats menés par les femmes au XXe siècle. « Il n’est jamais trop tard pour lire un livre féministe ».

Éditions Grasset, 1975
228 pages

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