mercredi 5 février 2020

Olga ★★★★☆ de Bernhard Schlink

Une histoire passionnante, d'amour, de fidélité, de transmission, qui me reste en mémoire bien des semaines après la lecture. Un portrait absolument brillant d'une femme forte, passionnée et audacieuse, qui sera contrainte de vivre en deçà de ses capacités intellectuelles, privé de son amour. C'est également l’histoire d'un homme, Herbert-Stranz, explorateur méconnu, qui brillera par son absence dans la vie d'Olga.
« Elle se blottit contre lui et il passa son bras autour d’elle."Que vas-tu chercher là-bas ?– Nous Allemands…– Non, pas nous Allemands. Que vas-tu chercher, toi ?"Il gardait le silence, et elle attendit. Tout à coup, le bruit du vent, le cheval qui s’ébrouait et le chant du rossignol lui semblèrent tristes. Comme s’il lui était signifié que sa vie serait attente et que l’attente n’aurait pas de but, pas de fin. »
En toile de fond, la grande Histoire de l'Allemagne, ses ambitions coloniales excessives, ses guerres mondiales, les actes terroristes des années 70.

La construction du récit est intelligente. Elle permet au lecteur de découvrir le personnage d'Olga au fur et à mesure de sa lecture, sa vie et sa relation amoureuse avec Herbert, l'homme de sa vie, son lien également avec le narrateur du récit, et de faire monter l'émotion du lecteur crescendo pour finir en apothéose.

Une écriture épurée, comme dans "Le Liseur", livre que j'avais également beaucoup apprécié.

« Ce qui lui manquait tous les jours, c'était la musique. Elle avait chanté avec les enfants à l'école, dirigé le coeur et joué de l'orgue à l'église, et adoré les concerts où elle se rendait quelquefois à Tilsit. Maintenant elle lisait des partitions et jouait la musique dans sa tête, c'était une piètre compensation. Elle avait adoré aussi les bruits de la nature, les oiseaux, le vent, les vagues de la mer. Elle avait aimé être réveillée en été par les coqs, en hiver par les cloches. Elle était heureuse de ne plus entendre les haut-parleurs. Avec les nazis, le monde était devenu bruyant ; ils avaient installé des haut-parleurs partout, qui crachaient sans arrêt des discours, des marches militaires, des appels, un tintamarre obsédant. Mais rien n'est si désagréable à entendre qu'on renonce aussi à entendre ce qui ne l'est pas.
Apprendre, c’était un privilège. Ne pas apprendre quand on en avait la possibilité, c’était se montrer bête, enfant gâté, prétentieux.

Elle aimait les cimetières parce que là ils étaient tous égaux, les puissants et les faibles, les pauvres et les riches, les gens qui avaient été aimés et ceux dont personne ne s’était soucié, ceux qui avaient connu le succès et ceux qui avaient échoué. À cela le mausolée ou la statue d’ange ou l’imposant tombeau ne changeaient rien. Ils étaient tous également morts, nul ne pouvait ni ne voulait plus être grand, et trop grand ne voulait plus rien dire.
Ils n'étaient pas particulièrement sévères, mais c'étaient les années cinquante, et pour eux un film avec Brigitte Bardot incarnait le vice, et une pièce de Brecht le communisme ; et les jeans étaient non seulement superflus, puisque j'avais suffisamment de pantalons corrects à user, mais en plus ça faisait voyou. Lorsque je me mis, en plus, à douter de la politique d'Adenauer, pour laquelle mes parents votaient à toutes les élections, et que je voulus en parler avec eux, mon père vit cela comme une attaque contre le monde qu'il avait contribué à reconstruire après les horreurs du national-socialisme.  
Quand je commençai à m'intéresser aux filles, pour ma mère ce fut encore une autre cause de souci. Il ne fallait surtout pas, au nom du ciel, que je tombe amoureuse trop tôt, que je me lie trop tôt. Elle notait qu'elles étaient mes lectures, constatait qu'avec Félix Krull j'allais de lit en lit, qu'avec Julien Sorel je séduisais Madame de Rénal et Mathilde de La Mole, qu'avec le noble Mitia je faisais de la petite paysanne Katiouchka une prostituée, et elle était atterrée.
L’histoire n’est pas le passé tel qu’il fut réellement. C’est la forme que nous lui donnons.
Les gens sociables vivent dans le présent, les solitaires dans le passé.
- Le désert - dans le désert de sable il voulait forer des puits et construire des usines, et dans le désert de glace explorer le Passage et conquérir le pôle, mais tout cela était beaucoup trop grand, et d'ailleurs ce n'étaient que des discours. Dans le désert il ne voulait rien faire, il voulait s'y perdre. Il voulait se perdre dans l'immensité. Mais l'immensité n'est rien. Il voulait se perdre dans le néant. - Lui avez-vous demandé pourquoi... - Ah, garçon (c'est ainsi qu'elle m'appelait), nous ne parlions pas de choses difficiles. Quand nous étions ensemble, il était plein d'inquiétude. Toujours plein d'inquiétude. En lui, c'était comme une course, et je devais courir à côté de lui sans décrocher, et j'étais bien trop essoufflée pour lui dire ce que j'avais à dire. 
Quels lâches vous êtes, vous les hommes ! Tu n’avais pas eu le courage de m’annoncer la bêtise que tu allais faire en partant pour l’hiver, lui n’a pas eu le courage de parler avec moi de son choix politique démentiel. ... Face à la neige et à la glace, aux armes et à la guerre, là vous vous sentez à la hauteur, vous les hommes, mais pas face aux questions d’une femme.
Je connaissais le sentiment qu’il n’y a rien à quoi aspirer qui soit vraiment satisfaisant, rien pour quoi travailler, rien à quoi croire, rien qu’il soit vraiment satisfaisant d’aimer. Ce sentiment transformé en philosophie : c’est ainsi que je me représentais le nihilisme.
Vous êtes pour la morale, je sais, disait-elle d'un air acerbe. Quand on fait la morale, on veut faire ça en grand, et en même temps gentiment. Mais personne n'est aussi grand que son discours moralisant, et la morale n'est pas gentille.
Ce qui t'est donné, tu ne peux en profiter que si tu l'acceptes.
Je perdais quelque chose que je ne trouverais plus jamais. Et je perdais nos conversations et son visage et sa silhouette et ses mains chaudes et son odeur de lavande. 
Le silence s'apprend - en même temps que l'attente, qui va avec le silence. 
L'enchantement du lointain, la vastitude du désert et de l'Arctique, ton désir de n'importe où et de nulle part, tes fantasmes coloniaux - quels rêves chimériques ! Je sais, tu n'es pas le seul à en faire. Pas une semaine sans que je lise qu'on exalte l'avenir de l'Allemagne sur les mers et en Afrique et en Asie, la valeur de nos colonies, la force de notre flotte et de notre armée, la grandeur de l'Allemagne, comme si nous avions grandi au point que notre pays serait devenu trop petit, comme un vêtement, et qu'il nous fallait la taille au-dessus.
Les Français, les Anglais, et les Russes ont eu leurs patries de bonne heure, les Allemands ont longtemps eu la leur uniquement dans leur imaginaire, pas sur terre mais dans le ciel - Heine a écrit là-dessus. Sur terre ils ont étaient morcelés et déchirés. Lorsque Bismarck leur a finalement créé leur patrie, ils s'étaient habitués à imaginer. Ils n'ont pas su s'arrêter. Ils continuent à fantasmer, là ils sont en train d'imaginer la grandeur de l'Allemagne et ses triomphes sur les mers et les continents lointains, et des prodiges économiques et militaires. Ces fantasmes vont dans le vide, et c'est d'ailleurs le vide qu'en fait vous aimez et cherchez. Dans ce que tu écris, il s'agit de se consacrer à une grande cause, mais ce que tu veux c'est te perdre, comme un cours d'eau se perd dans les sables, te perdre dans le vide, dans le néant. J'ai peur de ce néant dans lequel tu veux te perdre. Cette peur est pire que la peur qu'il t'arrive malheur. 
Parfois j'ai eu pitié de moi, qui ai grandi sans amour et qui, même avec toi, n'ai pu vivre son amour que tant bien que mal. Maintenant je pense aux soldats morts par milliers et à leurs vies qu'ils n'ont pas vécues, aux amours qu'ils n'ont pas vécues, et cela m'ôte tout apitoiement sur moi-même. Reste la tristesse. »

Quatrième de couverture

L’est de l’empire allemand à la fin du XIXe siècle. Olga est orpheline et vit chez sa grand-mère, dans un village coupé de toute modernité. Herbert est le fils d’un riche industriel et habite la maison de maître. Tandis qu’elle se bat pour devenir enseignante, lui rêve d’aventures et d’exploits pour la patrie. Amis d’enfance, puis amants, ils vivent leur idylle malgré l’opposition de la famille de Herbert et ses voyages lointains. Quand il entreprend une expédition en Arctique, Olga reste toutefois sans nouvelles. 
La Première Guerre mondiale éclate, puis la Deuxième. À la fin de sa vie, Olga raconte son histoire à un jeune homme qui lui est proche comme un fils. Mais ce n’est que bien plus tard que celui-ci, lui-même âgé, va découvrir la vérité sur cette femme d’apparence si modeste. 
Bernhard Schlink nous livre le récit tout en sensibilité d’un destin féminin marqué par son temps. À travers les décennies et les continents, il nous entraîne dans les péripéties d’un amour confronté aux rêves de grandeur d’une nation.

Bernhard Schlink, né en 1944 près de Bielefeld, est juriste. Il est l'auteur de nouvelles et de romans traduits dans le monde entier, et du succès international Le liseur (1996), adapté au cinéma par Stephen Daldry. Toute son oeuvre est publiée aux Éditions Gallimard, notamment Amours en fuite (2001) et La femme sur l'escalier (2016)

Éditions Gallimard, décembre 2018
267 pages 
Traduit de l'allemand par Bernard Lortholary

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