vendredi 4 juin 2021

Sucre noir ★★★★☆ de Miguel Bonnefoy

J'avais aimé découvrir l'auteur-conteur avec "Le voyage d'Octavio", j'ai aimé le retrouver ici avec "Sucre noir".

Un voyage délicieux, une fable comme j'en lis peu et qui m'a littéralement transportée dans ces contrées ensoleillées, douces et enivrantes des Caraïbes, où les trésors de la nature y sont multiples, embaumant les lieux, réjouissant nos yeux, et où bien sûr le rhum coule à flot grâce à l'or noir local : le jus de la canne à sucre ;-) 
De même que l'amour est une richesse inestimable, la naissance d'un enfant apporte aussi son lot de merveilles...La vie regorge de trésors, à saisir, à bâtir, à ne pas bouder. 
Les légendes, aussi, riment souvent avec trésor ! Et quand elles sont chargées de promesses d'un véritable trésor, celui bien palpable du coffre-fort renfermant les piécettes dorées, les bijoux incrustés de pierres précieuses et autres biens luxueux, elles sont capables d'enlever chez un homme toute pensée rationnelle et la quête peut s'avérer sans merci. C'est à peu près ce qui arrive à Severo Bracamonte; l'espoir de dénicher un trésor vieux de trois siècles lui a, parfois, fait quitter le chemin de la raison. 
« ... il parla de son destin, de sa passion, rappelant qu’il était un chercheur d’or et que, comme tout chercheur d’or, il ne serait un homme que lorsqu’il aurait sorti un trésor du fond de la terre. 
Serena le fixa longtemps, sans ciller et lui répondit avec une sagesse orgueilleuse qui n’était pas de son âge : 
– Imbécile. Tu seras un homme quand tu sortiras un trésor du fond de mes yeux. »
J'ai particulièrement aimé le personnage de Serena, qui « lit dans les grimoires de la nature », et pour qui la terre est une ressource, un trésor à préserver, à écouter, à aimer. D'ailleurs, pour être tout à fait honnête, même si j'ai été complètement embarquée dans cette histoire, j'ai déploré la quasi absence de Serena dans le dernier tiers du roman. J'aurais aimé l'accompagner encore un peu plus...   

"Sucre noir" est une histoire de famille, sur trois générations, et vous l'aurez compris, une histoire de quêtes, celles de tout un chacun, celles qui donnent un sens à notre vie.
« Depuis ce jour où ils s’offrirent la joie douloureuse du passage, pendant dix ans, Severo Bracamonte n’imagina pas qu’il y eût au monde un homme plus enviable que lui et comprit peut-être, dans ses plus téméraires réflexions, que son trésor avait toujours été où son imagination n’avait jamais cherché. »
La langue est belle, fluide, savoureuse ; je m'en suis délectée et je conseille, à ceux qui aiment les romans d'aventures, épiques et poétiques à la fois, les fables contemporaines aux personnages bien campés porteuses d'une belle morale, de ne pas hésiter à venir la déguster.

Beaucoup aimé le clin d'oeil à Flaubert et à La Fontaine...

#lecture commune 

« Dans cette région déserte, les paysans, incapables de lire une carte ou de calculer un méridien, ne savaient que manier la faucille, cultiver le maïs, moudre le grain avec des meules à bras. Comme il n'y avait rien à acheter et tout à construire, l'or valait moins que le fer. Ils ne connaissaient rien des pirates et, pour la plupart n'avaient jamais vu la mer. »

« Ezequiel Otero était un homme aux habitudes simples. Il n'aimait ni les voyages ni le faste. Il était large de front, le nez bas, le regard broussailleux. Il avait grandi dans cette contrée abandonnée au soleil, au sein d'une famille modeste et chrétienne dont le père était également fermier. »

« La fille unique de ce couple sans histoire s'appelait Serena Otero. Ils l'avaient eue très tard, alors que la mère avait abandonné l'idée d'une grossesse et le père celle d'une bouche à nourrir. L'enfant naquit ainsi dans cette maison de vieux, pleine d'objets désuets et de meubles anciens, habitée par des êtres sans force ni enthousiasme, épuisés de vivre. »

« L'heure n'avait pas d'ombre, la chaleur était forte, le soleil mordait les nuques, mais les deux hommes ne faiblissaient pas. Ils transportèrent les cannes pendant plusieurs heures, échangeant des paroles simples, hâtant le pas pour profiter de la lumière. »

« [Il] était laid. Toutefois, elle tenta de trouver dans les lignes de son visage quelque beauté cachée, un éclair d'intelligence, une malice furtive, mais dès ce premier jour, elle dut admettre que le destin lui préparait une épreuve difficile et que, pour aimer cet homme, il lui faudrait un courage humanitaire. »

« Pourquoi un pirate cacherait-il des trésors si loin de la mer ? demanda-t-il avec une pointe de naïveté dans le ton.
Severo Bracamonte répondit d'un air d'évidence, en montrant les champs non cultivés par la fenêtre :
- Parce qu'on enterre un trésor là où le paysage ne changera pas. »

« Il ne voulait pas être aimé, il voulait être riche. »

« - Les trésors ne se trouvent pas avec du talent, père. »

« Il en avait tant lu sur les pirates qu'il savait construire un boucan et cuire la viande à la fumée. Il se lavait dans les ruisseaux, dormait sur des sols pierreux, mangeant du pain sec, supportant ainsi une vie de forçat, sans se décourager, pour peu qu'elle le rapprochât de sa fortune. »

« Pour la première fois, elle pensa à Severo sans adversité ni fierté, et voyant cette Diane devant elle, elle se dit dans un mélange d'admiration et de détachement que seul un poète pouvait ranimer une merveille pareille. »

« [Il] la recevait pauvrement, mais avec l'enthousiasme d'un homme riche. »

« Au fond, il avait aimé cette franchise, qui lui était étrangère. Ce n'était pas une révélation fracassante, des cris poussés au ciel, c'était une découverte qui ne faisait pas de bruit, qui avait le tremblement des feuilles, come un printemps à l'intérieur de lui. Gagné par ce souvenir, il se risqua à accepter sans résistance que quelque chose de nouveau s'emparât peu à peu de ses sentiments. »

« À cet instant, Severo Bracamonte, nu dans le moulin, au milieu du parfum étourdissant des vieux tonneaux, eut l'impression que cette femme avait inventé l'amour. »

« La canne à sucre, c'est comme l'espoir, disait le père Otero. Il faut la brûler pour qu'elle repousse avec plus de force. »

« À la nuit tombée, quatorze réverbères qui avaient été fondus au Brésil longeaient la rue principale pour combattre la délinquance autant que l'amour. »

« Elle ne lisait pas ce qu'elle voulait, mais ce qu'elle trouvait. Comme souvent les livres lui parvenaient sans couverture, elle ne sut jamais qui était l'auteur de ce roman bouleversant d'une jeune femme qui rêvait à l'inaccessible. Et comme les dernières pages étaient arrachées, elle n'eut pas à pleurer la mort d'Emma Bovary ni l'idée que l'on puisse se suicider par amour. »

« Ces livres enseignèrent à Serena tout à la fois la servitude et la révolte, l'infidélité et le crime, la magie d'une description et la pertinence d'une métaphore. Ils lui firent découvrir les divers aspects de la virilité, dont elle ignorait presque tout. Elle apprit que la tour de Pise penchait, qu'une muraille entourait la Chine, que des langues étaient mortes, et que d'autres devaient naître. »

« Elle avait alors trente ans et était tour à tour cultivatrice, comptable, épouse et ménagère. Peu de femmes de la région tenaient une telle place au sein de leur famille. »

« [Il] ajouta que la canne à sucre l'avait tellement envoûté qu'elle lui avait appris la sagesse, les rythmes lents de la nature, et les plantations étaient devenues pour lui plus précieuses que tout l'or du monde. Il disait cela avec une forme d'exaltation :
- Non, la terre n'est pas si vide ici. »

« Elle avait l'âge où l'on pense que les arbres volent autour des oiseaux. »

« Ce jour-là, sans ancêtre ni héritier, Eva Fuego rejoignit, au moment du départ de Serena, la race des fauves qui ne connaissent pas de limite, de ceux qui, livrant combat contre eux-mêmes, étreignent plusieurs vies en une seule existence. »

Quatrième de couverture

Dans un village des Caraïbes, la légende d’un trésor disparu vient bouleverser l’existence de la famille Otero. À la recherche du butin du capitaine Henry Morgan, dont le navire aurait échoué dans les environs trois cents ans plus tôt, les explorateurs se succèdent. Tous, dont l’ambitieux Severo Bracamonte, vont croiser le chemin de Serena Otero, l’héritière de la plantation de cannes à sucre qui rêve à d’autres horizons.
Au fil des ans, tandis que la propriété familiale prospère, et qu’elle distille alors à profusion le meilleur rhum de la région, chacun cherche le trésor qui donnera un sens à sa vie. Mais, sur cette terre sauvage, la fatalité aux couleurs tropicales se plaît à détourner les ambitions et les désirs qui les consument.
Dans ce roman aux allures de conte philosophique, Miguel Bonnefoy réinvente la légende de l’un des plus célèbres corsaires pour nous raconter le destin d'hommes et de femmes guidés par la quête de l'amour et contrariés par les caprices de la fortune. Il nous livre aussi, dans une prose somptueuse inspirée du réalisme magique des écrivains sud-américains, le tableau émouvant et enchanteur d'un pays dont les richesses sont autant de mirages et de maléfices.

Finaliste du Goncourt du Premier Roman et lauréat de nombreuses distinctions (dont le prix de la Vocation, le prix des cinq continents de la francophonie « mention spéciale »), Miguel Bonnefoy est l'auteur du très remarqué «Voyage d’Octavio» (Rivages, 2015), qui a été traduit dans plusieurs langues.

Éditions Payot & Rivages, août 2017
207 pages

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