samedi 5 juin 2021

Le passeur ★★★★★ de Stéphanie Coste

Témoignage d'une rare violence, et absolument innovant : c'est la première fois que je lis un récit sur l'émigration du point de vue du passeur.
Le narrateur est Seyoum, un passeur profondément inhumain, caractériel, drogué, un business man sans aucun scrupule qui joue avec la vie des Soudanais, Somaliens, Érythréens, en fuite. Trimballés dans des conditions insalubres, dépouillés, torturés, ils quittent la guerre civile, la dictature et des conditions de vie inacceptable sans se douter que l'horreur, l'enfer les attend et qu'ils n'auront que peu d'espoir de poser pieds un jour sur une terre accueillante. 
« J'ai fait de l'espoir mon fond de commerce. Tant qu'il y aura des désespérés, ma plage verra débarquer des poules aux oeufs d'or. Des poules assez débiles pour rêver de jours meilleurs sur la rive d'en face. »
Un portrait peu flatteur, mais Seyoum porte en lui des cicatrices, des blessures béantes, que l'on découvre à coup de flash backs et qui m'ont meurtrie. 
Sa cargaison est, un jour, différente, elle frappe Seyoum en plein coeur et nous laisse entrevoir la part d'humanité indécelable qui sommeillait en lui. 
« Toutes les choses vraiment atroces démarrent dans l'innocence. » Ernest Hemingway
Un premier roman percutant, exténuant et prometteur. Stéphanie Coste met des mots forts et justes sur une sombre et déchirante réalité. 

« Toutes les choses vraiment atroces démarrent dans l'innocence. » Ernest Hemingway

« J'ai fait de l'espoir mon fond de commerce. Tant qu'il y aura des désespérés, ma plage verra débarquer des poules aux oeufs d'or. Des poules assez débiles pour rêver de jours meilleurs sur la rive d'en face. 
Le nombre d'arrivées de Khartoum et Mogadiscio la semaine dernière m'a surpris. Je n'avais pas prévu qu'ils seraient tant à résister au Sahara. En général, je fais un bon calcul avec les rabatteurs ; s'il en part cent cinquante de Somalie et d'ailleurs, à peine les deux tiers parviendront en Lybie. Ils ne pourront éviter la traversée du désert, la mort assise sur leur cou comme une enclume. Il en meurt plus dans la fournaise des mirages qu'en mer en temps normal. La rage de survivre leur donne de plus en plus la gnaque. »

« Je me détourne de lui et examine vaguement la cargaison. Quarante-cinq zombies luisants me fixent du même regard suppliant. J'y vois passer les ombres d'épreuves insurmontables. Leurs fringues en lambeaux sont maculées de déjections. Des mouches s'y vautrent sans qu'ils en soient conscients. Ils ont lourdé leur dignité quelque part dans le Sahara. Les abominations subies n'ont pas entamé le brasier au fond de leurs pupilles, ce putain d'espoir. Je pense au mec de vingt ans parti lui aussi d'Asmara il y a longtemps. La boule se rappelle à moi. »

« Il fait un geste d'impuissance en levant les mains au ciel. Comme si Dieu avait quelque chose à voir là-dedans. Ça fait bien longtemps que Dieu a jeté l'éponge, trop de boulot les gars, je me tire ! »

« Mais on croit toujours avoir atteint son quota de malheur, son quota de souffrances. On se dit Dieu va me donner du répit, des forces, du sursis. Puis on se demande à quel moment Dieu a enfilé les habits du Diable, et ses chaussures pour nous piétiner avec ? »

« Pourquoi perdre mon temps à écouter ce geignard ? C'est toujours la même rengaine. Il n'y a jamais de lauréat au concours de la misère. Ici tout le monde gagne à tous les coups. Vous êtes tous des champions les mecs ! Félicitations ! »

« J'ai dû abandonner mes rêves d'université. A vingt ans. La résilience finit par capituler sous le poids des chagrins. »

Quatrième de couverture

Quand on a fait, comme le dit Seyoum avec cynisme, « de l’espoir son fonds de commerce », qu’on est devenu l’un des plus gros passeurs de la côte libyenne, et qu’on a le cerveau dévoré par le khat et l’alcool, est-on encore capable d’humanité ?
C’est toute la question qui se pose lorsque arrive un énième convoi rempli de candidats désespérés à la traversée. Avec ce convoi particulier remonte soudain tout son passé : sa famille détruite par la dictature en Érythrée, l’embrigadement forcé dans le camp de Sawa, les scènes de torture, la fuite, l’emprisonnement, son amour perdu…
À travers les destins croisés de ces migrants et de leur bourreau, Stéphanie Coste dresse une grande fresque de l’histoire d’un continent meurtri. Son écriture d’une force inouïe, taillée à la serpe, dans un rythme haletant nous entraîne au plus profond de la folie des hommes.

Stéphanie Coste a vécu jusqu'à son adolescence entre le Sénégal et Djibouti. Elle vit à Lisbonne depuis quelques années. Le passeur est son premier roman

Éditions Gallimard, collection Blanche, décembre 2020
129 pages
Prix de la Closerie des  Lilas 2021

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