lundi 16 décembre 2019

L'homme à tout faire ★★★★☆ de Robert Walser

Très bon moment de lecture, qui m'a donné envie de découvrir d'autres œuvres de Robert Walser, grand poète aussi, dont l'oeuvre émouvante est trop mal connue. D'en connaître davantage sur cet auteur, peut-être en lisant l'ouvrage de Philippe Lacadée "Robert Walser, le promeneur ironique".
Joseph entre au coeur d'une maison bourgeoise dans laquelle il est engagé comme l'homme à tout faire de Mr Tobler, ingénieur inventeur quelque peu exubérant qui rencontre des difficultés à trouver des financements pour ses projets. Joseph devient témoin de ce monde en apparence plein de simplicité, de la vie que l'on mène à "l'Etoile du Berger", et assiste impuissant à son déclin. Il apprécie et admire cette nature qui l'entoure et l'enveloppe amoureusement. La façon dont est écrit ce roman, avec un style indirect, embarque totalement le lecteur. Je ne sais pas trop l'expliquer mais j'ai eu l'impression de vivre avec le héros, de respirer le même air que lui, ...de plonger dans le lac à ses côtés. Ce sont certainement les réflexions intimes du héros qui se mêlent aux descriptions des lieux, des saisons et celles des événements qui donnent à ce roman une atmosphère intimiste.
(chronique écrite en 2015)

« C'est étrange mais dès qu'on entend les pas d'une personne connue, c'est comme si au lieu d'approcher elle était déjà là en chair et en os, jamais son apparition effective n'est plus une surprise, quel que soit son air.Tobler était fatigué et énervé, mais il n'y avait là rien de surprenant, car c'est toujours dans ces états qu'il rentrait à la maison. Il s'assit, soupira bruyamment ; corpulent comme il l'était, la montée de la pente lui avait été pénible ; puis il demanda ses pipes. Joseph bondit comme un dératé jusqu'à la maison pour satisfaire aussitôt ce désir, heureux d'éviter son supérieur ne fut-ce qu'une demi-minute.Lorsqu'il revint muni du nécessaire à fumeur, la situation avait déjà changé. Tobler faisait une tête effrayante. Sa femme lui avait tout dit en peu de mots. A présent, elle était là debout, avec une audace que Joseph trouva inouïe et regardait tranquillement son mari. Celui-ci avait l'air d'un homme qui ne peut pas se répandre en malédictions, parce qu'il sent qu'il passerait les bornes.- Alors, M. Fischer est venu, à ce que j'apprends, dit-il, comment a-t-il trouvé les choses ?- Très bien.- L'horloge-réclame ?- Oui, elle lui a plu tout particulièrement. Il a dit qu'il lui semblait que c'était un projet tout à fait excellent.- Lui avez-vous aussi montré le distributeur automatique pour tireurs ?- Non.- Et pourquoi ?- M. Fischer était tellement pressé, à cause de sa femme, qui attendait en bas, à la grille du jardin.- Et vous avez laissé cette dame attendre ?Joseph ne répondait rien.- Et il faut que j'aie comme employé un abruti pareil ! cria Tobler, incapable de contenir plus longtemps la fureur et la désolation commerciale qui le rongeaient. Il faut que j'aie le malheur d'être trompé par ma propre femme et par un commis qui n'est bon à rien. Le diable lui-même aurait peine à faire des affaires, dans des conditions pareilles !Il aurait fracassé du poing la lampe à pétrole si, à cet instant, avant que la main ne s'abatte, Mme Tobler n'avait heureusement un peu écarté l'objet. 
Pour le moment, la maison Tobler répand encore dans les riants environs une odeur de propreté et de bienséance, et comment ! Auréolée comme par les éclairs du plein soleil, rehaussée sur une colline verdoyante qui se penche, merveilleusement riante, vers le lac et la plaine, cernée et embrassée par un jardin vraiment "de maîtres", elle est l'image même d'une joie réservée et méditative. Ce n'est pas pour rien qu'elle est contemplée par les promeneurs qui passent par hasard, car c'est un véritable régal pour les yeux. »

Quatrième de couverture

Maître à écrire de Kafka, salué par les plus grands écrivains de son temps (Hesse, Hofmannstahl, Mann, Zweig, Musil) comme leur égal, Robert Walser (18781956) n'occupe pas encore la place qui lui est due. Son œuvre apparaît pourtant, aujourd'hui, comme la " plus singulière sans doute que la Suisse allemande ait produite durant le demi-siècle qui sépare Gottfried Keller de Frisch et Dürrenmatt " ainsi que le relève Walter Weideli, le traducteur de cette première version française de L'homme à tout faire. Cette désaffection est peut-être le contrecoup de l'extrême indépendance de Walser qui vécut toujours en marge des milieux littéraires, passant les vingt-sept dernières années de sa vie à l'asile psychiatrique de Herisau, où il se contenta, après avoir cessé d'écrire, de " rêver dans un modeste coin " tel un Hölderlin de l'ère industrielle. L'homme à tout faire (Der Gehülfe, paru pour la première fois à Berlin en 1908) est le roman le plus important de Robert Walser. C'est l'évocation apparemment banale de la vie d'un petit employé du nom de Joseph Marti, entré au service de l'ingénieur Tobler, l'inventeur d'une horloge-réclame et d'un fauteuil mécanique. Logé et nourri chez les Tobler, dans une villa pimpante dominant le lac de Zurich, Joseph doit tenir les comptes du " bureau technique " de son patron, recevoir les clients et, surtout, éconduire les créanciers. Être mystérieux, rêveur et fantasque, Joseph Marti se révèle d'une ingénuité étrange procédant d'une sorte de voyance mélancolique. Pourquoi se soumet-il à la tutelle quasi tyrannique de son employeur ? Quels liens secrets l'unissent-ils à Mme Tobler avec laquelle, durant les fréquents voyages du " maître ", il converse longuement ? Quel est le dernier mot de sa non-volonté, de sa non-ambition et de sa soumission à un monde dont toutes ses réflexions dévoilent l'absurdité et l'aliénation ? Ce sont quelques-unes des nombreuses questions qui sous-tendent cet extraordinaire roman, où toutes les préoccupations de l'homme contemporain se trouvent évoquées par une conscience foncièrement autre, Walser ne cessant de s'identifier à son personnage. Jean-Louis Kuffer

Éditions L'Âge de l'Homme, avril 2000
282 pages 
Traduit de l’Allemand et présenté par Walter Weideli
Première traduction en 1908
Adapté au cinéma en 1976 par Thomas Koerfer 

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