jeudi 14 janvier 2021

Arène ★★★★★ de Négar Djavadi

🎶 
Sometimes I feel like I don't have a partner
Sometimes I feel like my only friend
Is the city I live in, the city of angels
Lonely as I am, together we cry
I drive on her streets 'cause she's my companion
I walk through her hills 'cause she knows who I am
She sees my good deeds and she kisses me windy
Well, I never worry, now that is a lie
                                      🎶
Canal Saint Martin, les quartiers Est de Paris...des migrants délogés, et il aura suffi d'une vidéo, une seule vidéo, pour que le quartier s'embrase à feu et à sang. Une vidéo déformée, sortie de son contexte, ajustée, truquée pour se transformer en une véritable bombe à charge. La puissance de l'image. Celle que l'on tweete, retweete, diffuse sur tous les réseaux, celle qui est, en un millième de seconde, déjà vue, commentée, rebalancée par un doigté vertigineux. Elle ne détient aucune once de vérité, pourtant. Mais à elle seule, elle est capable de déverser un torrent de violences et d'embraser fatalement tout un quartier, dont certains lieux stratégiques deviennent le théâtre d'une guerre délirante. 
« Le même désir agite ces milliards de doigts impatients qui en une pression partagent, commentent, archivent, répondent, likent, retweetent. La facilité du geste et la vitesse des ondes ont simplement effacé la conscience de l'acte. »
Une réalité très bien analysée par Négar Djavadi qui livre ici un roman noir sur notre civilisation en déliquescence. « Au seuil d'un monde sans frontière et sans limites. » Pléthore de personnages entre en scène, mais rassurez-vous, Négar Djavadi, jamais ne nous perd. 
Un roman qui ravive le souvenir de la flambée dans les quartiers de Paris en 2015 suite à la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, mis à part qu'à cette époque les réseaux n'étaient pas encore aussi présents et dévastateurs.
Aucun cliché. L'autrice dissémine, dans son talentueux récit, les onces d'humanité, de sincérité, de justesse, de complexité et de suspense que le lecteur attend, et témoigne de tristes réalités : nous vivons dans une société où la raison n'est plus, dans laquelle les politiques se préoccupent davantage de leur ego que de leur peuple, et ce dernier est bien moutonnier ... et comme disait Agatha Christie : « Un peuple de moutons finit par engendrer un gouvernement de loup ».

Une lecture intéressante et nécessaire. Une prise de conscience (si ce n'est pas déjà fait). Et inévitablement amène à la réflexion  : Quelle solution ? Une révolution organisée ? Un nouveau système politique ? Un nouveau système électoral et surtout une nouvelle façon de produire nos "élites" ? Comment réduire à néant leur shoot de pouvoir ? Et pour le peuple, comment s'affranchir de toute manipulation de masse ? Comment repenser notre vie par nous-mêmes ?... 
Tâche ubuesque. Et vous l'aurez compris, Arène dérange, interroge, percute. N'hésitez pas, ce livre est une véritable claque ! 
« Elle ne se plaçait pas du côté des victimes, ne cherchait pas à attendrir, à s'installer à la surface des émotions et à les remuer pendant des heures. Elle interrogeait l'émergence de la tragédie dans la banalité de notre quotidien et notre responsabilité face à elle. »
Sauf si vous recherchez une lecture plaisir, dans ce cas-là, il vaut mieux la remettre à plus tard ;-)
« C'est la fin qui est le pire, non, c'est le commencement qui est le pire, puis le milieu, puis la fin, à la fin c'est la fin qui le pire [...]. » - en exergue - Samuel Beckett, L'Innommable 

« Son quartier, à cheval sur quatre arrondissements de Paris : Xe, XIe, XIXe,XXe,. 70% de cités. 43% de foyers non imposables. 25% de la population sous le seuil de pauvreté. Et aucune communauté n'est épargnée, Blancs, Noirs, Juifs, Arabes, Chinois, Indiens, Sri-Lankais, Caribéens, tous ont leur misère à gérer. Et c'était censé expliquer les tunnels de contrariétés et de violences qu'ils traversaient tous les jours. L'odeur de pisse dans la cour. Les ascenseurs en panne pendant des mois. Les cafards qui couinent dans les murs. Les ivrognes échoués sur le trottoir. Les seringues près des poubelles. La castagne. La peur. La solitude. »

« Et maintenant c'était le tour de l'ado afghan, installé dans SA chambre ! Que cherche-t-elle à lui dire avec son rire équivoque ? Qu'il y a des problèmes plus importants que lui sur cette Terre ? Que les gens souffrent tandis que lui se la coule douce sous le soleil du capitalisme ? Comme s'il ne le savait pas. Comme s'il ne passait pas ses journées à chercher, avec un espoir prométhéen, des histoires fortes, denses, émouvantes, puissantes, susceptibles de traduire les tragédies de ce monde. »

« Qui ne connaît pas Paris, qui n'a en tête que les cartes postales ou les panoramiques démonstratifs des films français destinés à l'exportation, ne peut imaginer que ce quartier, à cheval sur quatre arrondissements, à l'est de la ville, est situé à seulement une trentaine de minutes à pied du très chic Marais. Contrairement à ces images édulcorées, ici se déploie le degré zéro de l'harmonie architecturale. Depuis les années 1950 jusqu'à aujourd'hui, les rénovations anarchiques, les démolitions successives et les constructions aléatoires sont la cause de frayeurs esthétiques et de soubresauts rétiniens chez qui ose lever le nez au ciel. »

« [...] les immeubles modernes de grande taille, à loyer modéré, probablement sortis d'esprits vengeurs n'ayant pas gagné l'appel d'offres pour la pyramide du Louvre, sont d'une laideur baroque à couper le souffle. Au manque d'esthétisme s'ajoute leur aspect étonnamment décati. Construits avec du matériel bon marché, ils paraissent déjà centenaires. Les boutiques et les magasins d'alimentation subissent le même sort : à peine rénovés, ils tombent déjà en ruine. À croire que plus un quartier est populaire, moins il mérite d'attention et de considération. Et en termes de popularité, avec son ancrage ouvrier à gauche remontant à la Commune et au-delà, et des vagues successives d'immigration, Polonais, Arméniens, Grecs, Belges, Italiens, Juifs ashkénazes, Marocains, Algériens, Portugais, Tunisiens, Juifs séfarades, Chinois, le triangle Belleville/Ménilmontant/Jaurès tient le haut du pavé. Après, c'est l'éternel engrenage. L'ajustement naturel du comportement humain à son environnement. La saleté, la crasse, les meubles défoncés abandonnés sur le trottoir, les bouteilles cassées, les filets de pisses séchés, les crachats...
[...] Terre promise des Damnés de la terre, au coeur de l'utopie ratée du Cosmopolitisme... »

« À cette hauteur, le boulevard s’étale à perte de vue, avec ses arbres maigrichons et nus. Elle aurait aimé - ça aussi c’était nouveau - que les fenêtres de son salon donnent de ce côté-là, au lieu de la cour intérieure, histoire de pouvoir se raccrocher parfois à son spectacle, fût-il pitoyable. C’est l’heure des couche-tard, des buveurs, des jeunes à la lisière des responsabilités. Et ces pauvres Chinoises frigorifiées, emmenées jusque-là pour trimer gratuitement dans les ateliers clandestins, les restaurants et rembourser les milliers d’euros qu’avait coûté leur voyage. Pas plus tard qu’il y a quelques mois, l’une d’elles avait été violée et laissée pour morte dans l’immeuble à trois numéros du sien. À cause de leur présence, personne n’avait acheté le trois-pièces des Mariani au premier, même bradé.
Qu’ont-ils en commun, eux tous qui partagent ce quartier ? Aucun événement fédérateur, aucune fête, et même plus l’indifférence. Parfois, Cathie a l’impression de voir la ruine se construire autour d’elle sans pouvoir agir. L’air lui-même sent de plus en plus la misère et la violence. Maintenant, il y a des soldats devant la synagogue de la rue de Belleville, des bandes de dealers à la Grange-aux-Belles et des prostituées assassinées. Quand elle dit qu’elle habite sur le boulevard de la Villette, on lui rétorque avec un accent complaisant « Ah, mais c’est un quartier de bobos ! ». Comme si une poignée d’intermittents du spectacle et de professions libérales, eux-mêmes bien souvent précaires, pouvaient quelque chose contre la pauvreté, le chômage ou la drogue ! Toutes ces phrases à l’emporte-pièce, entendues ici ou là, à la radio, à la télévision, sur les réseaux sociaux, que les gens vous balancent comme des vérités incontestables, la fatiguent. Elles lui donnent le sentiment d’évoluer dans un monde réduit aux dimensions d’une classe de primaire, avec des équivalences faciles à comprendre et des équations simples à résoudre. Pas besoin de déployer trop de neurones ni de secouer sa matière grise, il suffit de mémoriser quelques croyances et préjugés et de les recracher à l’identique. Il n’y a pas que notre vie qui est robotisée, pense-t-elle, notre pensée l’est aussi. Comment pourrait-il en être autrement dans un monde où des multinationales et leurs applications gèrent notre temps libre, nos loisirs, nos déplacements, nos relations, le contenu de notre assiette, de notre placard, notre sexualité ; où des objets exigent de nous des codes de reconnaissances, où des puces sont implantées sous notre peau ? Nous ne pourrions nous adapter à ce nouveau monde si nos attentes ne changeaient pas, si nous continuions à vouloir discerner les nuances et à chercher des explications au-delà des apparences. » 

« Après tout, qui parmi les gens qu'ils fréquentaient était authentiquement authentique ? Qui ? Qui ne s'était pas créé une version embellie de lui-même, un avatar séduisant à balancer dans les déjeuners entre collègues, les soirées entre amis, consolidé par des posts sur Facebook, LinkedIn ou Instagram, et protégé par le vernis rassurant de l'uniformisation à tout-va ? Combien de gens s'inscrivent-ils sur les réseaux sociaux sous pseudo pour enfin dire tout ce qu'ils pensent, en roue libre, affranchis des filtres de la bienséance ? »

« Depuis plus d'un an et demi, la dernière portion du canal, celle qui commence au niveau du pont de la rue Louis-Blanc, prolongeant le bassin des Morts, est envahie par une myriade de tentes où s'entassent des bandes de migrants, en majorité originaires d'Afghanistan. Pas loin de sept cents hommes et adolescents, peut-être neuf cents. À errer dans le quartier comme des âmes en peine. À attendre que le jour se fonde dans la nuit et la nuit dans le jour, que le temps passe et fasse tourner la roue d'un destin poisseux. [...] L'indifférence des riverains à leur égard peut s'interpréter comme l'acceptation silencieuse et fataliste d'une situation inextricable. Ou bien comme la négation volontaire de leur existence. Quoi qu'il en soit, une ambiance étrange enveloppe le quartier. D'un côté les habitants historiques, pressés, urbanisés ; de l'autre, ces fantômes, ces rôdeurs, ces zombies. Les walking dead d'une fiction grandeur nature déployée sur les rives champêtres du canal Saint-Martin. »

« Pourquoi ? Pourquoi est-ce vous que l'Existence choisit ? Pourquoi se précipite-t-elle soudain pour vous sauver, vous détruire, vous transformer, vous punir, vous récompenser, ou juste vous frôler, vous rappelant votre petitesse au cas où vous auriez l'orgueil de l'oublier ? »

« 13 novembre 2015 [...] son quartier, ravagé de part en part, figé dans la terreur, scruté, analysé, no-go-zonisé, était pourtant traversé par des histoires incroyables racontées en boucle dans les cafés, les cages d'escalier, les cours d'école, les supermarchés. Des récits de vie qui vous décalent à jamais de quelques pas et vous placent face à une nouvelle fenêtre à travers laquelle regarder le monde. »

« Lui rêvait de sortir de son immeuble sans risquer de croiser un candidat au martyre, de marcher sur un crachat, une seringue ou un rat mort, sans être obligé de contourner des poubelles éventrées, des meubles largués sur le trottoir, et bien sûr Pacha, le clochard historique de la rue Sambre et Meuse, édenté, malade, assis près d'une bouche d'aération, entouré de saletés en tout genre, le pantalon systématiquement sur les genoux et le cul à l'air. »
« L'histoire du gibet de Montfaucon, avec ses fourches monumentales, symbole de la peine de mort et de la cruauté judiciaire. Il imagine les corps pendus, exposés jusqu'au pourrissement, et le bruit incessant des chaînes dans le vent. « Dans ce profond charnier où tant de poussières humaines et tant de crimes ont pourri ensemble, bien des grands du monde, bien des innocents, sont venus successivement apporter leurs os », écrivait Victor Hugo à son propos dans Notre-Dame de Paris. Six siècles d'horreur en spectacle ! Sultanik n'est pas certain que ces maudits réseaux sociaux, chargés d'images de violence, de corps mutilés, de cadavres, qui tournent en boucle sous nos yeux déconcertés, sans aucune distance, ni aucun respect pour les morts, ne soient pas en fait nos gibets contemporains. »

« Ce qui importe chez eux : toutes les habitudes comportementales susceptibles d'être analysées, chiffrées, calculées, structurées par des machines d'une complexité inimaginable, puis stockées dans des rangées de serveurs, sur lesquels veillent des centaines d'ingénieurs. Chacune de ces personnes est un spécimen dont les goûts, les désirs, les attentes, les centres d'intérêts sont pris en compte à chaque instant pour aboutir à des propositions fictionnelles de masse et au chiffre tout à fait fabuleux de 97 345 heures de contenu visionnées sur BeCurrent à chaque minute qui passe sur cette Terre. »

« Voilà ce que ça donne quand la rue circule dans ton sang. La came, le goût du fric facile, les règlements de comptes. Ce n'est même plus leur quotidien à ces mômes, c'est leur héritage ...La machine est si bien rodée qu'elle les avale tout crus avant même qu'ils sachent écrire leur nom. Ils sont incapables d'imaginer la vie plus loin que le périmètre de la cité, à tourner en rond sur le scooter collectif pour protéger leur point de vente. Tant que tu macères dans ta boîte de conserve, collé à tes potes, à alimenter la bête et ramasser du flouze, à céder aux envies de vengeance qui dansent devant tes yeux, qu'est-ce que tu veux de plus ? Jusqu'à 20 000 euros par jour dans les bonnes périodes, tu m'étonnes que leur seule préoccupation c'est de veiller sur leur territoire, quitte à laisser quelques cadavres derrière eux. »

« Les responsables politiques, quel que soit leur bord ou le passé de leur parti, non seulement ne sont plus une solution, mais sont devenus, à cause de leur perméabilité au pouvoir ou leur cupidité, une grande partie du problème. »

Quatrième de couverture

Benjamin Grossman veut croire qu’il a réussi, qu’il appartient au monde de ceux auxquels rien ne peut arriver, lui qui compte parmi les dirigeants de BeCurrent, une de ces fameuses plateformes américaines qui diffusent des séries à des millions d’abonnés. L’imprévu fait pourtant irruption un soir, banalement: son téléphone disparaît dans un bar-tabac de Belleville, au moment où un gamin en survêt le bouscule. Une poursuite s’engage jusqu’au bord du canal Saint-Martin, suivie d’une altercation inutile. Tout pourrait s’arrêter là, mais, le lendemain, une vidéo prise à la dérobée par une lycéenne fait le tour des réseaux sociaux. Sur le quai, les images du corps sans vie de l’adolescent, bousculé par une policière en intervention, sont l’élément déclencheur d’une spirale de violences. Personne n’en sortira indemne, ni Benjamin Grossmann, en prise avec une incertitude grandissante, ni la jeune flic à la discipline exemplaire, ni la voleuse d’images solitaire, ni les jeunes des cités voisines, ni les flics, ni les mères de famille, ni les travailleurs au noir chinois, ni le prédicateur médiatique, ni même la candidate en campagne pour la mairie. Tous captifs de l’arène: Paris, quartiers Est.
Négar Djavadi déploie une fiction fascinante, ancrée dans une ville déchirée par des logiques fatales.
Négar Djavadi est romancière et scénariste. Elle a publié un premier roman Désorientale (2016), succès de librairie unanimement salué, traduit en une dizaine de langues. Avec Arène, elle donne un roman qui surpasse le meilleur des scénarios.

Éditions Liana Levi, août 2020
426 pages

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