samedi 26 décembre 2020

Chanson bretonne ★★★★☆ de J.M.G. LE CLÉZIO

Sur les tendres chemins de la mémoire, sur les crémeux sentiers des souvenirs de l'enfance, nous sommes conviés à mêler nos pas dans ceux de J.M.G. Le Clézio pour une belle et chaleureuse escapade en terres bretonnes. 
Une enivrante promenade aux doux parfums iodés
Une rencontre, aussi,  avec l'Histoire de la Seconde Guerre à hauteur d'enfant. Sensible. Touchante.
 « Je suis souvent revenu à la Torche. [...] Chaque fois que je suis en Bretagne, je visite la pointe, pour retrouver le souvenir de ce que c'était, cinq ans après la fin de la guerre. Le monde change vite, les enfants d'aujourd'hui viennent aussi à la Torche, mais ils voient autre chose. Ils glissent comme des oiseaux sur les longues vagues, à cheval sur leurs planches de surf, il y a même des cerfs-volants géants qui les baladent au-dessus des remous qu'on disait jadis mortels. C'est bien, il convient d'oublier les champs de bataille, d'ignorer les restes des forteresses bâties par les esclaves russes et polonais. Moi, je ne le pourrai pas. Dans l'éclat de la mer, la neige aveuglante des nappes d'écume, je vois la violence de l'Histoire, la violence et la fourberie, et sur les ruines solennelles du monument de l'âge du bronze, j'aperçois toujours les dents noires fossiles du grand requin de guerre. »    
Sainte-Marine, ce village d'été que l'auteur fréquentait chaque année.
« Je vois la cale du port, les vieilles maisons, l'abri du marin, la chapelle mignonne. Tout est à la même place, mais quelque chose a changé. Bien sûr le temps est passé, sur moi et sur les maisons, le temps a usé et repeint, a modifié l'échelle, a modernisé le paysage. La route est goudronnée, et surtout bariolée de peinture blanche, ces signalisations qui tracent les places de stationnement, créent des chicanes, des pointillés, des stops. On a construit des ronds-points pour contrôler le flux des voitures, des portiques en bois pour interdire le passage des camping-cars, des panneaux pour réglementer le stationnement, des bornes et des arceaux pour l'interdire. Les cafés sont apparus, les crêperies avec terrasses et parasols, les magasins de cartes postales et de souvenirs. Tout cela brille d'un vernis de modernité provinciale, une sorte d'imperméabilisant pour rendre le village étanche au temps, pour le protéger des atteintes contre le passé, un vernis au tampon sur un meuble d'antiquaire. [...] »
Au bout de l'enfance, il y a l'Afrique, entraperçue dans cet ouvrage et plus longuement découverte dans d'autres oeuvres de l'auteur. « C'est l'Afrique qui va nous civiliser. C'est en Afrique, le continent considéré aujourd'hui comme oublié, que nous allons connaître pour la première fois la liberté, le plaisir des sens, l'abondance de la nature. »

Il est des voyages nécessaires pour un auteur
Il est des voyages, deux contes ici précisément qu'il aurait été dommage de ne pas partager.

Merci Monsieur Le Clézio.
« Sur des photos en noir et blanc, prises par un amateur, après le bombardement de Berlin, des enfants errent en haillons, sur fond de ruines fumantes. Dans cette imagerie de la guerre, il n'y a pas de bons ni de méchants. Il n'y a pas d'ennemis. Il y a d'un côté des enfants, de l'autre la machine aveugle et féroce, aux mains d'adultes que leurs uniformes et leurs armes mettent à l'abri de toute identification. » 

INCIPIT
« Bien que je n'y sois pas né, et que je n'y aie jamais vécu plus de quelques mois chaque été, entre 48 et 54, c'est le pays qui m'a apporté le plus d'émotions et de souvenirs - l'Afrique, c'était une autre vie, et quand elle a pris fin en 48, puis lorsque mon père est revenu vivre en France dans les années 50, je l'ai oubliée, non pas rejetée, mais effacée, comme quelque chose d'impossible, d'irréel, de trop grand, peut-être de dangereux.
La Bretagne, c'était familier - familial. Puisque j'ai grandi avec l'idée que nous (ceux de notre nom, à mon père et à ma mère, ceux de notre origine) étions des Bretons et qu'aussi loin que nous puissions remonter nous étions reliés par ce fil invisible et solide à ce pays.
Je n'en ferai pas le récit chronologique. Les souvenirs sont ennuyeux, et les enfants ne connaissent pas la chronologie. Les jours pour eux s'ajoutent aux jours, non pas pour construire une histoire mais pour s'agrandir, occuper l'espace, se multiplier, se fracturer, résonner. »

« Le pont de Cornouaille est magnifique. [...] Sur le pont, on survole l'embouchure de l'Odet, à la hauteur d'un vol de Goéland. J'ai été étonné de voir à quel point la hauteur de cette construction avait rapetissé le paysage. »
« Pour nous qui avions passé une partie de notre enfance en Afrique, au Nigéria, cela ne nous paraissait pas rudimentaire, mais ici en Bretagne, cela donnait un charme presque magique de l'ancien temps, comme si cela sortait d'un conte de Perrault illustré par Doré. « Pauvreté » ne serait pas le mot juste, c'était le sentiment d'un lieu hors du temps, oublié du monde moderne. Oui, comme d'entrer dans un dessin. »

« Nous ne nous sommes pas approchés du sonneur mystérieux. Nous avons évoqué la musique apportée par le vent, et quand elle s'est arrêtée nous sommes retournés au village, à Ker Huel, sans rien dire. Je crois que c'est cette musique qui porte l'éternité de ce lieu. Le monde a changé, c'est entendu, il a remplacé ses coutumes et ses costumes, il a un peu oublié sa langue. Mais si quelqu'un joue du biniou, là, un soir, dans la lande, dans le vent et la pluie, loin des maisons pour ne pas faire aboyer les chiens, tout ce qu'on a cru disparu reviendra. »

« Les traces de la guerre, je les ai suivies à Sainte-Marine. Il y avait encore dans les années 50 des bunkers dans la lande, et à certains endroits, dans le sable blanc des plages, les restes de murs en béton et les chicanes rouillées. Sur les laisses de la mer, parfois, j'ai trouvé de vieilles boîtes de conserve peintes en kaki, contenant de la viande de porc ou du lait concentré. Un jour, quand nous arrivons, il y a un attroupement de gosses sur le bord de mer. En m'approchant j'ai vu cette chose incroyable, monstrueuse, une mine flottante échouée, noire et verdâtre, portant des pointes hérissées pareilles à des pattes de crabe auxquelles s'accrochent des lambeaux d'algues, un signe de mort dans la douceur de la plage. Un instant plus tard, les gendarmes sont arrivés, et les gosses ont dû aller se cacher derrière les dunes pendant que les démineurs désamorçaient l'engin.»

« La Bretagne, c'était la fin de toutes les guerres, puisqu'on ne pouvait pas aller plus loin. C'était l'été 40, ils ne se doutaient pas qu'en fait tout avait commencé, et qu'ils auraient un jour à battre en retraite, haves, exsangues, affamés, terrorisés par les bombardements des Alliés et par les pièges de la Résistance. Ma mère n'avait pas d'autres éléments de comparaison. Les hommes, en Bretagne comme dans la plupart des régions occupées, étaient prisonniers. On ne savait rien d'eux. On ne savait rien non plus de ce qui se passait au front de l'Est, rien des persécutions contre les Juifs, rien des louches subterfuges du marché noir, de la délation des bons « patriotes » décidés à Paris à éradiquer la peste communiste. Ce qu'elle voyait, elle, quand elle les croisait sur les routes en allant chercher du lait et des légumes, c'étaient des hommes pleins de l'insouciance et de l'innocence de la jeunesse, et elle devinait déjà leur destin tragique. »

« Dans un coin de la côté, à l'abri du vent, nous avons allumé un feu de varechs séchés et de bois flotté, et dans une vieille boîte de conserve un peu rouillée nous avons cuisiné notre pêche à l'eau de mer, et je crois que je n'ai rien mangé d'aussi bon, malgré l'odeur de l'iode et le vague parfum de mazout des goémons. C'était comme de manger la mer. »

« L'arrivée de l'agriculture biologique a redonné vie à d'anciennes exploitations rurales qui avaient été abandonnées. Des jeunes, garçons et filles, sans doute désillusionnés par la précarité dans les banlieues urbaines, ont décidé de changer de vie, ils redressent les vieilles pierres, utilisent le compost et refusent les semences industrielles. Ils le font sans forfanterie, ni ce côté militant et sectaire des écologistes de salon. Ils ont les mains rudes et le visage tanné par le soleil et le vent, ils sont les nouveaux aventuriers. Leurs enfants ressemblent aux garçons que nous avions rencontrés jadis, ces cousins éloignés des bords du Blavet, vêtus de peaux de mouton et portant les cheveux longs. Certains parlent à nouveau la langue bretonne (avec parfois un drôle d'accent, mais après tout c'est le propre des langues vivantes que d'évoluer). C'est en partie par eux que la Bretagne vivra. »
« Sur des photos en noir et blanc, prises par un amateur, après le bombardement de Berlin, des enfants errent en haillons, sur fond de ruines fumantes. Dans cette imagerie de la guerre, il n'y a pas de bons ni de méchants. Il n'y a pas d'ennemis. Il y a d'un côté des enfants, de l'autre la machine aveugle et féroce, aux mains d'adultes que leurs uniformes et leurs armes mettent à l'abri de toute identification. »

« Les enfants ne savent pas ce qu'est la guerre. Je ne me souviens pas d'avoir entendu ce mot, tout le temps qu'elle a duré, ni même dans les années qui ont suivi. Pour eux, tout ce qui arrive est normal, ils ne se doutent pas que leur vie pourrait être autrement. [...] je me souviens qu'il se passait quelque chose. Ailleurs, dehors, dans la rue. On ne pouvait pas sortir. On ne pouvait pas regarder par la fenêtre. Il y avait une menace, une interdiction, invisible et présente, il fallait rester derrière les murs, à l'abri. Était-ce très différent d'une enfance en temps de paix ? Je l'ignore. Peut-être. Je peux imaginer qu'il y avait une sorte de peur extérieure, non pas la peur qu'on peut ressentir à l'arrivée d'un orage violent, ni celle qu'on peut éprouver dans une situation imprévue, si quelqu'un frappe à la porte, si quelqu'un menace. Le genre de peur qu'entretiennent chez les enfants les histoires de démons ou de sorcières, les contes dans lesquels les loups rôdent alentour, les contes évoquant des légendes de cabanes dans la forêt, d'ogres et de sorcières. Les enfants devinent l'imaginaire. Ils l'aiment parce qu'il est parfois délicieux d'avoir peur. Pour l'enfant que j'étais dans la guerre, ce n'était pas une histoire de loups ou de sorcières. C'était une peur sans visage, sans nom, sans histoire. Ce n'était pas délicieux. Cela ne l'a jamais été. »

« Le choc de la bombe est terrible. Je n'ai pas le souvenir du bruit. Je me souviens seulement de l'onde qui fait bouger le sol de la salle de bains, de mes pieds qui quittent le sol et du cri qui s'échappe de ma gorge. Ces sensations ont lieu en même temps, le choc, le tremblement de terre, la chute et mon cri. Plus tard, à l'âge adulte, j'ai vécu un grand tremblement de terre, à Mexico, en 85. Cette sensation étrange que la terre devient liquide, que plus rien n'est assuré, que tout peut disparaître. Pourtant, il y a une différence : lorsque la bombe explose, je suis un enfant, qui ne peut pas mettre de mots sur ses émotions. Je ne pense pas : « Tiens, une bombe ! » comme j'ai pensé au Mexique : « Un tremblement de terre ! » Je ne pense à rien. Je suis tout entier dans mon cri. C'est un cri si strident que j'ai l'impression, en essayant de m'en souvenir, qu'il ne sort pas de ma gorge. Il sort du monde entier. Il se confond avec le bruit de la détonation qui enfonce mes tympans. Il faut un avec mon corps. C'est mon corps qui crie, pas ma gorge. Je n'ai pas choisi ce cri. Je n'ai pas choisi cet instant. C'est cela la guerre pour un enfant. Il n'a rien choisi. »

« La bombe qui est tombée dans le jardin de l'immeuble de ma grand-mère a fait un grand bruit, un  bruit épouvantable, a pulvérisé tous les carreaux. C'était une bombe de 277 kilos. Dans les bombardements, aujourd'hui, l'aviation américaine (anglaise, française, ou de n'importe quel pays) lâche sur les civils des bombes de 2000 kilos. Il m'arrive souvent de penser aux enfants qui sont sous ces bombes, en Irak, en Afghanistan, en Syrie, en Libye, en Palestine, au Liban. Les enfants qui, comme je l'ai été, sont dans la salle de bains de leur grand-mère, en train de regarder l'eau emplir la baignoire. Ou qui sont tout simplement chez eux, en train de jouer avec un petit camion, avec une poupée, avec un gobelet en plastique. Ou qui sont dans la cour à regarder leur maman étendre le linge qu'elle vient de laver. Si la bombe canadienne qui a enfoncé mes tympans a causé tous ces dégâts, quel souvenir vont-ils garder de ces bombes modernes, si lourdes, si efficaces, ces bombes conçues pour percer le béton et atteindre l'ennemi jusqu'au troisième sous-sol ? Comment peuvent-ils s'en remettre ? Même s'ils ne sont pas blessés, même s'ils n'entendent pas une seule, mais dix, vingt explosions, même s'ils savent de quoi il s'agit, qu'on leur dit : « C'est la guerre. » Comment en guériront-ils ? »

« Quel que soit le but qu'il cherche, l'enfant qui transporte une arme cesse d'être un enfant. Il appartient à un autre âge de la vie, il est entré dans un autre temps, un temps violent, féroce, impitoyable. Le temps des adultes. »

Quatrième de couverture

« Pour rien au monde nous n'aurions manqué cette fête de l'été. Parfois les orages d'août y mettaient fin vers le soir. Les champs alentour avaient été fauchés et la chaleur de la paille nous enivrait, nous transportait. Nous courions avec les gosses dans les chaumes piquants, pour faire lever des nuages de moustiques. Les 2 CV des bonnes sœurs roulaient à travers champs. Les groupes d'hommes se réunissaient pour regarder les concours de lutte bretonne, ou les jeux de palets. Il y avait de la musique de fanfare sans haut-parleurs, que perçaient les sons aigres des binious et des bombardes. »
À travers ces « chansons » , J.M.G. Le Clézio propose un voyage dans la Bretagne de son enfance, qui se prolonge jusque dans l'arrière-pays niçois. Sans aucune nostalgie, il rend compte de la magie ancienne dont il fut le témoin, en dépit des fracas de la guerre toute proche, par les mots empruntés à la langue bretonne et les motifs d'une nature magnifique. Le texte est bercé par une douceur pastorale qui fait vibrer les images des moissons en été, la chaleur des fêtes au petit village de Sainte-Marine ou la beauté d 'un champ de blé face à l'océan.

Éditions Gallimard, mars 2020
152 pages

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