dimanche 13 décembre 2020

Nature humaine ★★★★★ de Serge Joncour

Le monde rural une nouvelle fois mis en exergue dans le dernier roman de Serge Joncour. Et même s'il est davantage question de son exode, ici, et de l'impact de la mondialisation sur ce monde rural, les mots de l'auteur ont été, pour moi, une délicate et douce reconnexion à la terre, à la nature
Avec Nature humaine, Serge Joncour balaie le paysage politique et social de la France du milieu des années 70 aux portes de l'an 2000. Une rétrospective dense, haletante, visionnaire sur une période jalonnée d'événements marquants plus ou moins joyeux (, la chute du mur de Berlin, Tchernobyl, la vache folle, la tempête de 1999...). Un regard époustouflant de justesse sur la relation de l'homme à la nature. 
« Au journal de treize heures ils montrèrent les images des candidats en train de voter. Le président Giscard d'Estaing à Chanonat, petit village dans un repli du Puy-de-Dôme, Chirac au fin fond de la Corrèze, Debré avait rempli son devoir à Amboise, Crépeau à La Rochelle [...] Mitterrand était toujours attendu dans son coin perdu de la Nièvre, chacun puisait sa force au sein d'une terre d'origine, signe que la terre, c'était bien de là qu'un Président tirai sa force et sa légitimité, pour être élu il devait d'abord valider sa parcelle d'humanité faite de la même argile que le peuple, de la même terre. Plus les hommes politiques devenaient citadins, et plus ils prétendaient être de la campagne. »
« Autour de moi je vois de plus en plus de gens qui ne rêvent plus, je ne retrouve rien de la folie des années 1970 ... Maintenant ceux qui rêvent, eh bien ils rêvent d’avoir une vie comme tout le monde… »
Le monde rural : un havre de paix et de liberté, pourtant, c'est un monde en déclin depuis des décennies. La mondialisation est passée par là, rendant les petits villages de moins en moins accessibles, les dépouillant de leurs habitants, de leurs commerces...
Chacun des personnages apporte un témoignage sur les aspirations de l'époque : les vieux de la vieille, à l'instar de Crayssac, qui voient d'un mauvais oeil l'arrivée des téléphones en bakélite, réfractaires à toute avancée technologique, réacs et activistes, prêts à tout pour se défendre, défendre leur bout de terre, leur paradis ..., les plus jeunes aspirant à vivre à la ville, aimant la modernité, les voyages, désirant à une vie plus enivrante, plus en mouvement... et ceux dont les nouvelles technologies permettent de faire plus, encore plus, toujours plus. Plus de rendement notamment pour alimenter le Mammouth qui vient juste d'ouvrir à Cahors, celui qui simplifie la vie des ménages, écrase les prix ! À quel prix ... justement. Au détriment des "petits", au détriment de la qualité, au détriment de la nature elle-même. 
« Depuis que Crayssac luttait sur le Larzac, il était devenu une figure. [...] Plus proche du parti communiste que des hippies, Crayssac était sur le Larzac comme chez lui, il faisait corps avec les enflammés des syndicats et de la Lutte occitane, aussi bien qu’avec ceux de la Jeunesse agricole catholique et de ces artistes venus de Paris. Il avait jeûné avec les évêques de Rodez et de Montpellier, même François Mitterrand les avait rejoints, faisant lui aussi une grève de la faim, une grève de la faim de trois quarts d’heure seulement, mais qui avait quand même marqué les esprits. Le socialiste avait juré que s’il accédait un jour au pouvoir son premier acte serait de rendre le causse aux paysans… Le Larzac, donc, ce n’était pas rien, et dans un monde hypnotisé par la modernité, c’était bien la preuve que la nature était au centre de tout. »
L'arrivée des hypermarchés, du TGV, des pesticides, du nucléaire...et avec ce moderne package, forcément une première prise de conscience : l'humain impacte son environnement. Les premières grandes luttes sociales, qui font échos à celles menées aujourd'hui, s'organisent, militent, sonnent l'alerte. Une alerte restée lettre morte ou presque. On peut légitimement se poser la question, non ?

Serge Joncour n'est pas un donneur de leçon, il nous offre une rétrospective riche et clairvoyante sur notre monde, passe au scalpel la complexité de la nature humaine, et l'on se délecte de cette belle parenthèse. 
Au coeur de la folie et des contradictions de notre humanité. 
Un roman rural et social, un roman de la nature qui instruit, passionne, questionne, amène à la réflexion. 
Une belle moisson de mots ! 
« Les grands moments de l’Histoire sont la consigne de nos souvenirs personnels. »

Un ouvrage plus profond que "Repose-toi sur moi", à mon humble avis.  "L'écrivain National" m'avait quant à lui beaucoup touchée. Je lirai, à l'occasion, "Chien-Loup", Landerneau 2018.  


« Chaque vie se tient à l'écart de ce qu'elle aurait pu être. À peu de chose près, tout aurait pu se jouer autrement. »

« Le père Crayssac se replongea dans sa colère, balançant à Alexandre qu'il n'était qu'un fils de propriétaires et que c'était à cause d'eux qu'on tirait ces fils de caoutchouc au bord des chemins, ses parents n'étaient rien que des matérialistes qui voulaient tout posséder, deux bagnoles, des clôtures neuves, des mangeoires en aluminium, la télé, deux tracteurs et des caddies pleins au Mammouth...Et maintenant le téléphone, ça s'arrêterait où ?
[...] 
- Le téléphone, c'est comme le Larzac, Golfech et Creys-Malville, c'est comme toutes ces mines et ces aciéries qu'ils ferment, tu vois pas que le peuple se lève, de partout les gens se dressent contre ce monde-là. Faut pas se laisser faire, et des Larzac y en aura d'autres, crois-moi, si on dit oui à tout ça, on est mort, fat le refuser ce monde-là, faut pas s'y vautrer comme vous le faites, vous, sans quoi un jour ils vous planteront une autoroute ou une centrale atomique au beau milieu de vos prés... »

« Depuis que Crayssac luttait sur le Larzac, il était devenu une figure. [...] Plus proche du parti communiste que des hippies, Crayssac était sur le Larzac comme chez lui, il faisait corps avec les enflammés des syndicats et de la Lutte occitane, aussi bien qu’avec ceux de la Jeunesse agricole catholique et de ces artistes venus de Paris. Il avait jeûné avec les évêques de Rodez et de Montpellier, même François Mitterrand les avait rejoints, faisant lui aussi une grève de la faim, une grève de la faim de trois quarts d’heure seulement, mais qui avait quand même marqué les esprits. Le socialiste avait juré que s’il accédait un jour au pouvoir son premier acte serait de rendre le causse aux paysans… Le Larzac, donc, ce n’était pas rien, et dans un monde hypnotisé par la modernité, c’était bien la preuve que la nature était au centre de tout. »

« Dans cette nuit de demi-lune la nature semblait souffrir, les arbres reprenaient leur souffle, habités par la hantise de voir le soleil se lever une fois de plus, d'endurer l'étreinte d'un air de nouveau étouffant. Avec sa manie de prédire le pire, le père Crayssac avait peut-être raison, peut-être que le progrès ne valait rien de bon, comme le disait ce politique au col roulé, avec son verre de flotte pour bien montrer qu'on manquerait d'eau avant la fin du siècle et que la solution serait de se remettre tous au  vélo, comme en Chine. Peut-être que ces illuminés voyaient clair et que le soleil, un jour, ne se coucherait plus. »
« La nature est un équilibre qui ne se décide pas, qui s’offre ou se refuse, en fonction des années. »

« Pour remplir les rayons en vrac du Mammouth, il fallait coller à la demande, voir de plus en plus grand. »

« [...] Le problème avec le nucléaire, c'est pas de savoir si ça pollue ou pas, non, le problème c'est que ça centralise l'énergie au seul profit de l’État, et l'énergie c'est le moteur du capitalisme industriel, ce capitalisme avec lequel toi, tu crois que tu n'as pas de problème, en tout cas pas encore...»

« Le progrès, c'est comme une machine, ça nous broie. »

«- Tu sais, gamin, dans la vie, quand on regarde trop loin y a trop de choses qui nous dépassent, et faire de la politique, c'est apprendre à ne plus penser par soi-même, tu piges ? »

« Les grands moments de l’Histoire sont la consigne de nos souvenirs personnels. »

« À la campagne, dès qu’on fait vingt kilomètres, il y en a toujours un pour vous demander d’où vous venez, à vingt kilomètres de chez soi, on est déjà un étranger. »

« Au journal de treize heures ils montrèrent les images des candidats en train de voter. Le président Giscard d'Estaing à Chanonat, petit village dans un repli du Puy-de-Dôme, Chirac au fin fond de la Corrèze, Debré avait rempli son devoir à Amboise, Crépeau à La Rochelle [...] Mitterrand était toujours attendu dans son coin perdu de la Nièvre, chacun puisait sa force au sein d'une terre d'origine, signe que la terre, c'était bien de là qu'un Président tirai sa force et sa légitimité, pour être élu il devait d'abord valider sa parcelle d'humanité faite de la même argile que le peuple, de la même terre. Plus les hommes politiques devenaient citadins, et plus ils prétendaient être de la campagne. »
« Autour de moi je vois de plus en plus de gens qui ne rêvent plus, je ne retrouve rien de la folie des années 1970 ... Maintenant ceux qui rêvent, eh bien ils rêvent d’avoir une vie comme tout le monde… »

« Un dimanche électoral est un jour où l’indécision flotte, les heures semblent dilatées et le temps à l’état gazeux. Comme pour le jour de l’an, la nation entière est focalisée sur le même rendez-vous, vingt heures et zéro seconde, pour l’annonce des résultats. »

« [...] une menace par nature invisible, c’était affolant. »

« Quand on fait une pub pour le jambon, il faut surtout pas montrer de cochons, sinon les consommateurs prendraient peur. Les consommateurs c'est pas avec du réel qu'on les fait rêver, le réel ils sont dedans tous les jours, le chômage, l'inflation, Tchernobyl, le sida, l'explosion de Challenger, le réel c'est tout ce qui nous pète à la gueule...»

«  - Bon Dieu mais aujourd'hui faut que tout voyage, les céréales, les vaches, les téléviseurs, les micro-ondes qui viennent de Hong-Kong, les Walkmans qui sont made in Taïwan, et pendant ce temps-là on vend notre lait aux Chinois, tout ça se croise dans les airs ou sur les bateaux, c'est n'importe quoi... Vous savez ce qu'elle va donner votre manie de la bougeotte, hein, vous savez ce qu'elle va m'amener à moi, comme à mes arbres, à mes poules, à mes chiens ?
[...]
- Une autoroute. »

« [...] il fallait accepter que les villes dictent leur loi, qu'elles sabotent les campagnes pour assouvir leur désir de libre-échange, qu'elles communiquent, soient visitées les unes et les autres, commercent, c'était d'un égocentrisme écœurant. »

«  Ces terres, ces villages, ces petites routes étaient délaissés depuis des années, les gares fermaient les unes après les autres, les bistrots commençaient à faire pareil, ici ce fameux intérêt public général n'accouchait que de fermetures, celles de la poste, de l'épicerie, du bistrot bientôt. Ces économies pour satisfaire l'intérêt général, elles faisaient que les gens se retrouvés de plus en plus isolés, de plus en plus loin de tout, et voilà que tout d'un coup, au nom de ce même intérêt public général, il faudrait accepter qu'une autoroute défigure la vallée...»

« La violence ne fait qu’attiser les peurs, et plus les peurs enflent, plus elles gonflent le camp des inquiets, et au final c’est l’extrême droite qui ramasse… »

« Chez les anciens, prophétiser le pire est souvent un stratagème de naufragé, déclarer que le monde est sur le point de se saborder leur permet de ne pas avoir à le regretter. »
« ...à propos de la télé : « Aujourd'hui on ouvre sa porte au monde pour ne pas savoir ce qui se passe chez soi. » »

Quatrième de couverture

La France est noyée sous une tempête diluvienne qui lui donne des airs, en ce dernier jour de 1999, de fin du monde. Alexandre, reclus dans sa ferme du Lot où il a grandi avec ses trois sœurs, semble redouter davantage l’arrivée des gendarmes. Seul dans la nuit noire, il va revivre la fin d’un autre monde, les derniers jours de cette vie paysanne et en retrait qui lui paraissait immuable enfant. Entre l’homme et la nature, la relation n’a cessé de se tendre. À qui la faute ?
Dans ce grand roman de « la nature humaine », Serge Joncour orchestre presque trente ans d’histoire nationale où se répondent jusqu’au vertige les progrès, les luttes, la vie politique et les catastrophes successives qui ont jalonné la fin du XXe siècle, percutant de plein fouet une famille française. En offrant à notre monde contemporain la radiographie complexe de son enfance, il nous instruit magnifiquement sur notre humanité en péril. À moins que la nature ne vienne reprendre certains de ses droits…

Éditions Flammarion, août 2020
398 pages
Prix Femina 2020
Prix Femina des Lycéens 2020

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