samedi 5 décembre 2020

La plus précieuse des marchandises ★★★★★♥ de Jean-Claude Grumberg

en fond, dessin de Auguste Favier
Un petit précis glacial, glaçant, saisissant.

Un conte philosophique assourdissant sur une page de l'Histoire effroyablement bien réelle que Jean-Claude Grumberg rappelle à notre mémoire en toute simplicité. La déshumanisation comme jamais je ne l'avais lue.
Et l'envie de ne pas vous en dire plus me prend, pour que cette histoire vous prenne comme elle m'a prise dans ses griffes acérées et aimantes à la fois. 
« Voilà la seule chose qui mérite d’exister dans les histoires comme dans la vraie vie. L’amour, l’amour offert aux enfants, aux siens comme à ceux des autres. L’amour qui fait que, malgré tout ce qui existe, et tout ce qui n’existe pas, l’amour qui fait que la vie continue. »
Un livre dont j'ai repoussé la lecture comme je le fais avec quelques-uns dont je soupçonne la valeur inestimable. Ils exercent leur attraction sur moi, je me nourris de cette attente. Et puis la lecture s'invite et bien souvent, fort souvent, je ne regrette en rien d'avoir reculé ce plaisir de lecture. 
Une lecture immense, nécessaire, d'une insolente et infinie profondeur de champ, pour que jamais l'on n'oublie le ravage de la folie, de la fureur des hommes sur l'humanité. 
« Les chants, les drapeaux, les discours, les pétards même, toute cette folie, toute cette joie lui rappelaient qu'il était seul, qu'il serait seul à jamais, seul à respecter le deuil, à porter le deuil de l'humanité, le deuil de tous les massacrés, le deuil de son épouse, de ses enfants, de ses parents à lui, de ses parents à elle. Il traversait les villes et les villages, tel un spectre, témoin des libations, de la liesse, des saluts, des serments : plus jamais ça, plus jamais. »

INCIPIT
« Il était une fois, dans un grand bois, une pauvre bûcheronne et un pauvre bûcheron.
Non non non non, rassurez-vous, ce n’est pas Le Petit Poucet ! Pas du tout. Moi-même, tout comme vous, je déteste cette histoire ridicule. Où et quand a-t-on vu des parents abandonner leurs enfants faute de pouvoir les nourrir? Allons…
Dans ce grand bois donc, régnaient grande faim et grand froid. Surtout en hiver. En été une chaleur accablante s’abattait sur ce bois et chassait le grand froid. La faim, elle, par contre, était constante, surtout en ces temps où sévissait, autour de ce bois, la guerre mondiale.
La guerre mondiale, oui oui oui oui oui. Pauvre bûcheron, requis à des travaux d’intérêt public – au seul bénéfice des vainqueurs occupant villes, villages, champs et forêts –, c’était donc pauvre bûcheronne qui, de l’aube au crépuscule, arpentait son bois dans l’espoir souvent déçu de pourvoir aux besoins de son maigre foyer.
Fort heureusement – à quelque chose malheur est bon – pauvre bûcheron et pauvre bûcheronne n’avaient pas, eux, d’enfants à nourrir.
Le pauvre bûcheron remerciait le ciel tous les jours de cette grâce. Pauvre bûcheronne s’en lamentait, elle, en secret.
Elle n’avait pas d’enfant à nourrir certes, mais pas non plus d’enfant à chérir. Elle priait donc le ciel, les dieux, le vent, la pluie, les arbres, le soleil même quand ses
rayons perçaient le feuillage illuminant son sous-bois d’une transparence féerique. Elle suppliait ainsi toutes les puissances du ciel et de la nature de bien vouloir lui accorder enfin la grâce de la venue d’un enfant.
Peu à peu, l’âge venant, elle comprit que les puissances célestes, terrestres et féeriques s’étaient toutes liguées avec son bûcheron de mari pour la priver d’enfant.
Elle pria donc désormais pour que cessent au moins le froid et la faim dont elle souffrait du soir au matin, la nuit comme le jour.
Pauvre bûcheron se levait avant l’aube afin de donner tout son temps et toutes ses forces de travail à la construction de bâtiments militaires d’intérêt général et même caporal. »

« Elle avait fini par mettre au monde deux petits êtres déjà juifs, déjà fichés, déjà classés, déjà recherchés, déjà traqués, une fillette et un garçon, hurlant en chœur déjà comme s'ils savaient, comme s'ils comprenaient. »

«  C'est ainsi que Dinah, dite Diane sur ses papiers provisoires, et son tout nouveau livret de famille, et son enfant, Henri, frère jumeau de Rose, s'affranchirent de toute pesanteur en gagnant les limbes du paradis promis aux innocents. »

« Elle dort notre pauvre bûcheronne, elle dort, son bébé bien serré dans ses bras, elle repose du sommeil des justes, elle dort là-haut, bien plus haut que le paradis des pauvres bûcherons et des pauvres bûcheronnes, bien plus haut encore que l'Eden des heureux de ce monde, elle dort tout là-haut là-haut, dans le jardin réservé aux dieux et aux mères. »

« Les jours succédèrent aux jours, les trains aux trains. Dans leurs wagons plombés, agonisait l’humanité. Et l’humanité faisait semblant de l’ignorer. Les trains provenant de toutes les capitales du continent conquis passaient et repassaient, mais pauvre bûcheronne ne les voyait plus. »

« Sans ciseaux, armé d'une simple tondeuse, le père des jumeaux, le mari de Dinah, notre héros, après avoir vomi son coeur et ravalé ses larmes, se mit à tondre et à tondre des milliers de crânes, livrés par des trains de marchandises venant de tous les pays occupés par les bourreaux dévoreurs d'étoilés. »

« Le père des ex-jumeaux souhaitait mourir, mais tout au fond de lui poussait une petite graine insensée, sauvage, résistant à toutes les horreurs vues et subies, une petite graine qui poussait et qui poussait, lui ordonnant de vivre, ou tout au moins de survivre. Survivre. Cette petite graine d’espoir, indestructible, il s’en moquait, la méprisait, la noyait sous des flots d’amertume, et pourtant elle ne cessait de croître, malgré le présent, malgré le passé, malgré le souvenir de l’acte insensé qui lui avait valu que sa chère et tendre ne lui jette plus un regard, ne lui adresse plus une seule parole avant qu’il ne se quittent sur ce quai de gare sans gare à la descente de ce train des horreurs. »

« Ils partagèrent tous trois un plein fagot de bonheur, orné de quelques fleurs que le printemps leur offrait pour éclairer leur intérieur. »

« Nul ne peut rien gagner en ce bas monde sans consentir à y perdre un petit quelque chose, fût-ce la vie d'un être cher, ou la sienne propre. »

Quatrième de couverture

Il était une fois, dans un grand bois, une pauvre bûcheronne et un pauvre bûcheron.
Non non non non, rassurez-vous, ce n’est pas Le Petit Poucet ! Pas du tout. Moi-même, tout comme vous, je déteste cette histoire ridicule. Où et quand a-t-on vu des parents abandonner leurs enfants faute de pouvoir les nourrir ? Allons...
Dans ce grand bois donc, régnaient grande faim et grand froid. Surtout en hiver. En été une chaleur accablante s’abattait sur ce bois et chassait le grand froid. La faim, elle, par contre, était constante, surtout en ces temps où sévissait, autour de ce bois, la guerre mondiale.
La guerre mondiale, oui oui oui oui oui.
J.-Cl. G.
Éditions Seuil, janvier 2019
110 pages
Prix spécial des Libraires 2019
Prix des Lecteurs BFMTV / L'Express 2019

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