lundi 22 avril 2024

Le grand quoi ★★★★★ de Dave Eggers

Un livre passeur-de-mémoire.
Des pages pour dire le combat de milliers d'êtres humains que la guerre civile au Soudan a meurtri au plus profond de leur chair et qui ont vécu des épreuves ô combien inimaginables.
Des mots qui heurtent, émeuvent, témoignent de la violence inouïe et la folie effroyablement incontrôlable des hommes.
Le récit-temoignage inoubliable d'un Enfant perdu, pour ne pas que l'histoire se répète. 
« Au Soudan, mourir est un jeu d'enfant, surtout pour un enfant. »
Le microsillon est abîmé. Car inlassablement, elle semble se répéter, pourtant. 
« Que tout ceci soit arrivé est criminel. C'est aussi un crime d'avoir laissé faire. »
Un livre nécessaire, incontournable, d'une grande force, brillant, savamment construit.

« Ce livre est le récit romancé de ma vie : depuis le moment où j'ai été séparé de ma famille à Marial Bai, jusqu'aux treize années passées dans des camps de réfugiés en Éthiopie et au Kenya, et à ma rencontre avec les foisonnantes cultures occidentales, à Atlanta et ailleurs.

En le lisant, vous en saurez davantage sur les deux millions et demi de personnes qui ont péri pendant la guerre civile soudanaise. Je n'étais qu'un gamin quand le conflit a éclaté.
[...]
Même aux heures les plus sombres, je pensais qu'un jour viendrait où je partagerais mes expériences avec vous, lecteurs, pour éviter que ces atrocités ne se répètent. Ce livre est une forme de combat; une façon de rester vigilant et de poursuivre la lutte. Lutter pour renforcer ma foi, mon espoir et ma croyance en l'humanité. Merci de lire ce livre. Et que Dieu vous garde. »
Valentino Achak Deng, Inig & cung as Atlanta, 2006


« Mon garçon, il y avait de la vie dans ces villages ! Il y a de la vie ! Malgré les apparences, environ quinze mille âmes. Si tu voyais des clichés d'un village pris d'avion, tu serais sans voix face à l'apparence misérable des habitations et des activités humaines. Le sud du Soudan ressemble à une terre brûlée, mais ce n'est pas non plus un désert sans fin. C'est aussi une terre de forêts et de jungles, de fleuves et de marais, où vivent des centaines de tribus, des milliers de clans. Des millions de gens. »

« Ici, la situation est trop tendue, trop politique. Il y a à Atlanta huit cents Soudanais, incapables de vivre en harmonie. Les sept Églises soudanaises sont en perpétuel conflit, et c'est une cause de rancœur croissante. C'est un retour au tribalisme, à des divisions ethniques oubliées depuis longtemps. En Éthiopie, pas de Nuer, de Dinka, de Fur ou de Nubiens. Nous étions trop jeunes pour comprendre ces distinctions, et même si on les comprenait, nous avions pour consigne d'oublier ces soi-disant différences. En Éthiopie, nous étions seuls au monde. Nous avions vu mourir des centaines de gamins en rejoignant une contrée pas franchement mieux que celle qu'on avait laissée derrière nous. »

« Lorsque la guerre a éclaté et que les Murahaleen ont reçu des armes, les gens volés - mon père les appelait ainsi, les gens volés - ont été emmenés dans le Nord, là où les Arabes en font le commerce. Voisins chrétiens, ce que l'on vous a raconté est en grande partie vrai. Destinées à travailler dans les maisons des Arabes, les filles kidnappées sont devenues leurs concubines, et les mères des enfants de leurs maîtres. Les garçons devaient garder le bétail, mais ils n'échappaient pas aux viols pour autant. Il faut souligner que c'est l'un des crimes les plus graves commis par les Arabes. La culture dinka ne connaît pas l'homosexualité, même en cachette. C'est simple, les pratiques homosexuelles n'existent pas. Par conséquent, la sodomie, particulièrement celle imposée à des garçons innocents, a autant attisé la guerre que tous les autres forfaits des Murahaleen. Je le dis avec tous les égards dus aux homosexuels de ce pays ou d'autres. C'est un fait l'idée d'un garçon se faisant sodomiser par des Arabes suffit à un soldat soudanais pour accomplir des actes d'un courage incroyable.
Il faut également préciser que, au cours de cette guerre, nous autres Dinka avons calomnié l'ensemble des Arabes du Soudan, oubliant nos amis du Nord et nos existences paisiblement partagées et interdépendantes. Ce conflit a accouché de racistes dans les deux camps. Les dirigeants de Khartoum ont savamment attisé ce foyer de racisme. Ils ont fait ressurgir, et même parfois créé de toutes pièces de nouvelles haines. En ont découlé des actes d'une brutalité sans précédent. 
Le plus curieux, c'est qu'à de nombreux égards ces soi-disant Arabes ressemblent beaucoup aux habitants du Sud, en particulier physiquement. Si vous avez déjà vu le président du Soudan, Omar Al-Bachir, vous savez que sa peau est presque aussi foncée que la mienne. Mais comme ses prédécesseurs islamistes, il méprise les Dinka et les Nuer et veut tous nous convertir. Par le passé, les dirigeants de Khartoum ont essayé de faire du Soudan l'épicentre du fondamentalisme islamique. Ça n'empêche pas nombre d'Arabes du Moyen-Orient d'avoir des préjugés sur Bachir, ainsi que sur ses très chers et non moins fiers amis musulmans et leurs peaux foncées. Au Soudan et ailleurs, beaucoup ne les prennent pas du tout pour des Arabes. 
Toujours est-il que les Arabes à la peau noire du Soudan septentrional ont préconisé l'asservissement des Dinka du sud du pays. Et savez-vous comment se défendent les dirigeants à Khartoum, chers voisins chrétiens ? Primo, ils mettent ça sur le compte d'ancestraux « conflits tribaux ». Lorsqu'on les pousse dans leurs derniers retranchements, ils affirment qu'il ne s'agit pas d'asservissement, mais d'accords de travail mutuellement consentis. Une gamine de neuf ans enlevée et trimbalée à dos de chameau à six cents kilomètres au nord pour trimer comme domestique chez un lieutenant de l'armée, est-ce une esclave ? Non, dit Khartoum, elle est là parce qu'elle l'a voulu. En ces temps difficiles, sa famille a conclu un marché avec le lieutenant. Ce brave homme allait la nourrir et lui fournir un meilleur cadre de vie en échange des services rendus par la malheureuse, en attendant que sa famille biologique puisse à nouveau l'assumer. Une fois encore, le culot des dirigeants de Khartoum laisse sans voix: ils nient la recrudescence de l'esclavagisme au cours des vingt dernières années, et soutiennent que les populations du Sud ont délibérément choisi de se transformer en serviteurs bénévoles frappés et violés. Sans oublier qu'un très grand nombre d'Arabes utilisent pour désigner les Soudanais du Sud un mot qui, en arabe, signifie « esclave ». »

« Que tout ceci soit arrivé est criminel. C'est aussi un crime d'avoir laissé faire. »

« C'est plus facile pour un Arabe de tuer un Dinka, ou le contraire ?
- Avec la même balle, les deux meurent. La balle s'en moque. »

« J'ai été réveillé par des voix. Des rires. Je me suis agenouillé, mais impossible de poser les pieds par terre. J'avais perdu confiance en cette terre. J'ai vomi et je me suis rallongé. J'ai réessayé, mais le ciel se dérobait. Quand j'ai réussi à me mettre à genoux, ma tête s'est mise à tourner et j'ai vu trente-six chandelles. J'ai frissonné un moment dans cette position, en essayant de retrouver l'usage de mes yeux.
J'ai repris mes esprits et scruté les alentours. Ça grouillait de garçons, dont certains mangeaient du maïs, assis. Je me suis redressé lentement. Être debout ne me semblait vraiment pas naturel. Quand je me suis redressé pour de bon, j'ai été pris de vertiges. J'ai écarté les jambes et tâché de garder l'équilibre à l'aide de mes mains. Je suis resté dans cette position. Au bout d'un moment, les tremblements ont cessé. J'étais debout, et je me sentais à nouveau humain.
Cinq garçons étaient morts, dont trois sur le coup. Deux autres n'ont pas eu cette chance. Les bombes leur avaient déchiqueté les jambes. Ils ont vécu assez longtemps pour voir la terre se gorger de leur sang. »

« Le troisième jour, il a décidé de mourir dans ce trou, parce qu'il y faisait chaud et que le silence y régnait. Il est mort ce jour-là parce qu'il était prêt. Personne n'a vu Monynhial périr dans son trou. Mais nous savons tous que cette histoire est vraie. Au Soudan, mourir est un jeu d'enfant. Surtout pour un enfant. »

« « L'histoire de cette terre est mêlée à celle d'une autre nation, l'Égypte. Un pays puissant, dont la population ressemble à celle du nord du Soudan. Ce sont des Arabes. Égyptiens et Anglais avaient des intérêts communs au Soudan... »
Je l'ai interrompu.
« Ça veut dire quoi : "ils avaient des intérêts communs" ?
- Il y avait chez nous des choses qui les intéressaient : les terres et le Nil, ce fleuve qu'on a traversé. Les Anglais avaient pris le contrôle de nombreux pays d'Afrique. C'est compliqué mais, en gros, ils voulaient étendre leur influence dans le monde partout où c'était possible. Anglais et Égyptiens ont donc conclu un marché : aux seconds le contrôle du Nord, où vivent les Arabes, aux premiers le Sud, la terre des Dinka et de tribus semblables. Une aubaine pour les habitants du Sud, car les Anglais étaient opposés au trafic d'esclaves et affirmaient vouloir y mettre un terme. Un commerce florissant à l'époque. Les victimes, qui étaient bien plus nombreuses qu'aujourd'hui, partaient aux quatre coins du monde. Les Anglais gouvernaient le Sud-Soudan d'une main de velours. Ils y ont construit les premières écoles du pays. Écoles où l'on enseignait aux enfants le catéchisme, mais aussi l'anglais.
- C'est pour ça qu'on les appelle les Anglais ? demanda William K.
- Eh bien... c'est ça, William. Bref, en un sens, les Anglais se sont révélés être une chance pour nous en contenant la propagation de l'islam. Ils nous protégeaient des Arabes. En 1953, c'est-à-dire bien avant ma naissance, mais à peu près à l'époque où ton père est né, Achak, les Égyptiens et les Anglais ont signé un nouvel accord : ils allaient rendre son indépendance au Soudan. C'était après la Seconde Guerre mondiale et...
- Après quoi ? ai-je demandé.
- Ah ! Achak. Je ne peux pas tout vous expliquer en détail. Mais les Anglais sortaient d'une guerre à côté de laquelle notre conflit paraît ridicule. Ils avaient tellement étendu leur influence sur le globe que c'en était devenu ingérable. Ils ont donc décidé de rendre les rênes de leur pays aux Soudanais. Un moment historique. Beaucoup pensaient que le pays allait être divisé en deux, le Nord et le Sud. Après tout, les deux régions avaient été unifiées par les Anglais et ne partageaient pas la même culture. C'est ainsi que les Anglais ont semé les graines du désastre dans notre pays et que nous en payons le prix aujourd'hui. [...] » »

« J'ai mis des heures à le traduire, mais vous allez profiter de mes efforts. Ça donne :
La politique ratifiée par le gouvernement consiste à se conformer au fait que les peuples du Sud-Soudan sont clairement africains et négroïdes, et que, par conséquent, notre devoir évident envers eux en de les encourager sur la voie d'un développement économique bâti sur des bases africaines et négroïdes, et non pas sur des bases arabes et moyen-orientales qui conviennent au Nord-Soudan. Seuls le dévelop pement économique et l'éducation permettront à ces peuples de se pré⁸parer à leur avenir, qu'il soit un jour lié à celui du Nord-Soudan ou de l'Afrique de l'Est, voire aux deux. »
William et moi, on n'a presque rien compris à ce que Dut venait de nous lire, mais il avait l'air ravi.
« Ce sont les Anglais qui ont écrit ça, au moment où ils essayaient de trouver un moyen de quitter le Soudan. Ils savaient que c'était une erreur d'unifier le Soudan. Ils savaient que nous étions tout sauf unis, et que nous ne pourrions jamais l'être. Ça leur posait un vrai problème, qu'ils appelaient la "question du Sud-Soudan." »
Je n'étais pas sûr de comprendre.
« Votre destin, tous nos destins ont été scellés il y a cinquante ans par quelques individus venus d'Angleterre. Ils auraient pu tracer une frontière entre le Nord et le Sud, mais les Arabes les ont convaincus de ne pas le faire. Les Anglais avaient l'occasion de demander aux peuples du Sud-Soudan s'ils voulaient être séparés ou non du Nord. Impossible que les chefs du Sud aient voulu ne faire qu'un avec le Nord, pas vrai ? » 
Tout en hochant la tête, je me suis demandé si c'était vrai. Les jours de marché à Marial Bai me sont revenus en mémoire, ainsi que Sadiq et les autres Arabes qui passaient dans le magasin de mon père. Tous ces commerçants vivaient en harmonie.
« Eh bien, pourtant, ils ont préféré ne faire qu'un avec le Nord, a continué Dut. Ils ont été roulés par les Arabes, qui se sont montrés plus malins qu'eux. Les chefs ont été achetés, on leur a promis monts et merveilles. Ils ont fini par croire mordicus que le salut passait par une seule nation. Une pure folie. Mais tout ça va changer maintenant, dit Dut en se levant. En Éthiopie, nous disposerons des meilleures écoles qu'on ait jamais eues, avec les meilleurs professeurs soudanais et éthiopiens. Vous allez en profiter, et une nouvelle ère va s'ouvrir à nous. Vous serez instruits, et le gouvernement de Khartoum ne pourra plus nous rouler. Une fois ce conflit terminé, une nation indépendante verra le jour au Sud-Soudan, et vous en hériterez, les garçons. Qu'est-ce que vous en pensez ? » »

« Sans William K, j'aurais pu penser que j'étais venu au monde dans ces hautes herbes bordées de sentiers défoncés, au milieu de tous ces gosses. Que je n'avais jamais eu de famille ni de maison. Que je n'avais jamais dormi sous un toit, mangé quoi que ce soit de chaud et à ma faim. Que je ne m'étais jamais assoupi en paix, en sachant de quoi le lendemain serait fait.
J'ai fermé les yeux, heureux d'être près du fleuve avec William K, sous le flot continu de nuages, gages de fraîcheur. Ces ombres clémentes veillaient sur mes paupières tandis que je m'endormais. »

« Julian, cette marche jusqu'en Éthiopie, ce n'était qu'un début. Pendant des mois, nous avions traversé à pied déserts et marécages tandis que nos rangs s'amenuisaient de jour en jour. Le Sud-Soudan était à feu et à sang, mais, selon la rumeur, en Éthiopie on serait en sécurité, on mangerait à notre faim, on dormirait au sec dans des lits et on serait scolarisés. Je dois reconnaître que, en chemin, j'ai légèrement divagué. Tandis qu'on se rapprochait de la frontière, j'en étais arrivé à un point où je m'attendais à ce qu'on ait chacun une maison et une famille. Je pensais y trouver des immeubles démesurés et des commerces aux vitrines garnies, des chutes d'eau à foison et des saladiers remplis d'oranges sur des tables impeccables.
Arrivé en Éthiopie, j'ai réalisé que ça ne collait pas.
- On y est, dit Dut.
Ce n'est pas ici, dis-je.
- On est en Éthiopie », dit Kur.
Comparé à ce qu'on avait quitté, la différence ne sautait pas aux yeux. Point d'immeubles en vue, et pas plus de vitrines. Pas la moindre trace de saladiers remplis d'oranges. À part ce fleuve, rien. « Ce n'est pas ici », dis-je à nouveau. Cette phrase, je l'ai tellement répétée les jours suivants que les autres gosses ont fini par en avoir marre. Certains pensaient que j'avais perdu la tête. »

« Fils, le khawaja est digne d'intérêt. Il est très intelligent et a dans la tête des trucs que tu ne soupçonnes pas. Il parle plein de langues, connaît le nom des villes et des villages, sait piloter les avions et conduire les voitures. Les hommes blancs possèdent ça dès la naissance. Il a donc du pouvoir, et il nous est très utile et efficace. Si tu vois un Blanc, c'est que les choses vont s'arranger.
Cet homme ne peut t'être que bénéfique. »

« J'avais beau savoir qu'on allait bientôt traverser la frontière d'un pays en paix, cette fois je ne rêvais plus de saladiers remplis d'oranges. Le monde était le même partout, je le savais. Les variations sur l'échelle de la souffrance d'un endroit à un autre étaient infimes. »

« On était jeunes et on pensait avoir tout le temps de s'aimer. Quelle erreur. Attendre d'aimer, ce n'est vraiment pas une façon de vivre. »

« Pour l'Occident, un camp de réfugiés, c'est temporaire. Lorsque après un tremblement de terre au Pakistan on diffuse les images des survivants avant l'hiver, attendant des vivres et de l'aide dans ces villes de tentes couleur d'argile, la plupart des Occidentaux pensent que ces sinistrés vont vite rentrer chez eux, et que le camp sera démantelé dans les six mois à un an.
J'ai grandi dans des camps de réfugiés, trois ans à Pinyudo, presque une année à Golkur et dix à Kakuma - là où quelques tentes se sont transformées en un immense patchwork de bâti- ments et de cabanes faites de poteaux, de sacs de toile et de boue. C'est là que nous avons vécu, travaillé et fréquenté les bancs de l'école de 1992 à 2001. Ce n'est pas le pire endroit du continent africain, mais pas loin.
Les réfugiés s'y sont créé une vie qui ressemblait à celle des autres humains. On y a mangé, discuté, ri et grandi. Le commerce s'y est développé, des hommes ont épousé des femmes et des bébés sont nés. Les malades y étaient soignés ou partaient pour la zone Huit et un autre monde. Nous autres, les gamins, sommes allés à l'école, essayant de rester éveillés et concentrés malgré l'unique repas quotidien, et la distraction provoquée par les charmes de miss Gladys et de filles comme Tabitha. On s'est efforcés d'éviter les problèmes avec les autres réfugiés des Ougandais, des Rwandais des Somaliens, et avec les populations du nord-ouest du Kenya, tout en restant à l'affût de nouvelles de chez nous, de nos familles, et d'une possibilité de quitter Kakuma temporairement ou pour de bon. »

« « C'est un immeuble gigantesque, si haut qu'il touche les nuages. Ben Laden a payé pour qu'un type gare une camionnette dans le sous-sol et fasse exploser le bâtiment. Et puis il a essayé de tuer Moubarak en Égypte. Tous les hommes impliqués dans ce complot étaient du Soudan, et Ben Laden a tout financé. Cet homme est un problème majeur. Avant lui, les terroristes n'avaient pas les mêmes moyens. Il a tellement d'argent que tout devient possible. Il accouche de terroristes dans le monde entier parce qu'il peut les payer et leur offrir une vie décente. Enfin, jusqu'à ce qu'ils se fassent exploser. »
Quelques jours plus tard, les espoirs de Gop sont devenus réalité. J'arbitrais encore un match quand un camion de l'Onu est passé avec, à l'arrière, deux humanitaires kenyans qui ont annoncé la bonne nouvelle.
« Clinton a bombardé Khartoum ! criaient-ils. Khartoum est attaquée ! »
La partie s'est interrompue, tout le monde voulait fêter ça.
Dans les quartiers soudanais de Kakuma, la liesse a duré un jour et une nuit. Qu'est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? De l'avis général, ça signifiait clairement que les États-Unis en avaient après le Soudan, et qu'ils le punissaient pour les attentats au Kenya et en Tanzanie. Pour tout le monde dans le camp, il était clair que les États-Unis se rangeaient du côté du SPLA ; aucun doute possible, c'était un désaveu pour le gouvernement de Khartoum. Bien sûr, certains experts allaient plus loin. Par exemple, Gop pensait que l'indépendance du Sud-Soudan était imminente. « Ça y est, Achak ! dit-il. C'est le début de la fin. Quand les États-Unis décident de bombarder une cible, c'est la fin. Regarde ce qui est arrivé à l'Irak quand ils ont envahi le Koweit. Quand les États-Unis décident de te punir, c'est pas bon. Waouh, c'est fini ! Les États-Unis vont renverser le régime de Khartoum en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. On va rentrer chez  nous et on aura l'argent du pétrole. Une frontière entre le Nord et le Sud sera clairement établie, et il y aura un nouveau Soudan.
Selon moi, c'est l'affaire d'un an et demi. Tu verras. »
J'aimais et j'admirais Gop Chol mais, en matière de politique et de tout ce qui touchait à l'avenir du Soudan, invariablement, il se trompait.

Plus concrètement, les peuples du Sud-Soudan se préparaient à de nombreux changements, dont certains pouvaient être porteurs d'espoir. À Kakuma, nos coutumes étaient mises à mal ou passaient carrément à la trappe bien plus que s'il n'y avait pas eu la guerre et quatre-vingt mille personnes entassées dans un camp de réfugiés administré par un consortium international à l'esprit ouvert. Mon comportement et ma façon de penser ne seraient sûrement pas devenus aussi progressistes sans mon poste de responsable des jeunes ; la santé et le corps humain n'avaient plus de secrets pour moi, tout comme les maladies sexuellement transmissibles et les moyens de contraception. Je discutais souvent à bâtons rompus avec des jeunes femmes et je m'emmêlais les pinceaux entre le vocabulaire du cours d'anatomie et le langage propre à l'amour. Un jour, j'ai ruiné mes chances avec une certaine Frances en lui demandant si elle se développait correctement pour son âge. Mot pour mot, voici ce que j'ai dit : « Bonjour, Frances, je sors tout juste d'un cours d'anatomie, et je me demandais comment se développaient tes parties féminines. » Le genre de truc qu'on dit quand on est jeune, et qui ensuite vous colle à la peau. Par la suite, je n'ai plus du tout eu la cote auprès d'elle et de ses amies ; ces paroles m'ont hanté pendant des années. »

« Un bateau commandé en Slovénie; Al-Bachir l'avait payé quatre millions et demi de dollars. Il va sans dire que quatre millions et demi de dollars auraient été utiles pour nourrir les pauvres du Soudan.
Le yacht avait été transporté de Slovénie vers la mer Rouge, où il avait navigué jusqu'à Port-Soudan. De Port-Soudan, il fallait l'acheminer par voie terrestre jusqu'à Khartoum, à temps pour la conférence. Mais l'amener jusqu'à la capitale s'est révélé bien plus compliqué que prévu. Les cent soixante-douze tonnes du bateau étaient un défi pour les ponts qu'il devait traverser ; sans compter le passage sous les fils électriques le long de la route, quelque peu problématique. Cent trente-deux poteaux ont dû être sectionnés et réassemblés après le passage du yacht. Le temps que le navire atteigne le Nil, les dirigeants africains étaient venus et repartis. Ils s'étaient passés du yacht, de ses chaînes de télé satellite, de sa porcelaine chinoise et de ses cabines de luxe.
Avant même que le bateau n'arrive à Khartoum, il était devenu le symbole de la décadence et de l'insensibilité d'Al-Bachir. L'homme a des ennemis de tous les côtés il n'y a pas que les Soudanais du Sud qui le méprisent. Les musulmans modérés se sont eux aussi rassemblés en une multitude de partis politiques et autres coalitions pour s'opposer à lui. Au Darfour, c'est un groupe de musulmans non arabes qui s'est rebellé contre son gouvernement avec toutes sortes de revendications sur la région. Si le génocide n'incite pas les peuples du Soudan à remplacer ce fou et le National Islamic Front qui tient Khartoum, peut-être que le yacht s'en chargera. »

« Quoi que je fasse, quels que soient les chemins que j'emprunterai, je raconterai ces histoires. J'ai parlé à tous ceux que j'ai croisés en ces jours difficiles, à tous ceux qui sont entrés dans le club pendant ces heures pénibles du matin ; faire autrement aurait été inhumain. Je parle à ces gens et je vous parle parce que je ne peux pas m'en empêcher. Cela me donne de la force de savoir que vous êtes là, une force incroyable. Je veux investir vos yeux, vos oreilles, l'espace qui nous sépare. N'est-ce pas une bénédiction de nous avoir les uns les autres ? Je suis vivant, vous aussi, et nous avons un devoir de parole. Je l'utiliserai aujourd'hui, demain et tous les jours jusqu'à ce que Dieu me rappelle à Lui. Je raconterai ces histoires à des gens qui écouteront et à ceux qui ne veulent pas les entendre, aux gens qui me le demanderont et à ceux qui me fui- ront. Et tout le temps, je saurai que vous êtes là. Comment pourrais-je prétendre que vous n'existez pas ? Impossible. Ce serait comme si vous affirmiez que je n'existe pas. »

Quatrième de couverture

Valentino n'a pas huit ans lorsqu'il est contraint de fuir Marial Bai, son village natal, traqué par les cavaliers arabes, ces miliciens armés par Khartoum. Comme des dizaines de milliers d'autres gosses, le jeune Soudanais va parcourir à pied des centaines de kilomètres pour échapper au sort des enfants soldats et des esclaves. Valentino passera ensuite plus de dix ans dans des camps de réfugiés en Éthiopie et au Kenya, avant d'obtenir un visa pour l'Amérique.
Ironie du sort, son départ était prévu le 11 septembre 2001. Quelques jours plus tard, il s'envolera enfin pour Atlanta. Dans une nouvelle jungle - urbaine cette fois - Valentino l'Africain découvre une face inattendue du racisme. Cette nouvelle existence pourrait bien se révéler aussi périlleuse que la survie dans des contrées ravagées par la guerre.
A mi-chemin entre le roman picaresque et le récit d'apprentissage, ce livre est avant tout le fruit d'un échange. Eggers l'Américain a passé des centaines d'heures à écouter Valentino l'Africain se raconter. Au service d'une tradition orale, la plume impertinente de Dave Eggers fait mouche et insuffle à ce récit une dimension épique, qui rappelle celle de Mark Twain.
S.T.

Dave Eggers est l'éditeur de la revue McSweeney's et l'auteur de romans et de recueils de nouvelles parmi lesquels Une œuvre déchirante d'un génie renversant (2001) et, aux Éditions Gallimard, Suive qui peut (2003) et Pourquoi nous avons faim (2007). Il a créé à San Francisco 826 Valencia, une fondation à but non lucratif qui vient en aide aux enfants pauvres.

Éditions Gallimard,  juin 2009
624 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Samuel Todd
Prix Médicis étranger 2009

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