vendredi 6 janvier 2023

Zizi cabane ★★★★☆ de Bérengère Cournut

Émotions et fantaisie sont au rendez-vous pour une lecture tout en poésie et tendresse. 

La mort, le deuil et la reconstruction avec l'absence quoique in fine,  la disparue n'est pas tout à fait absente. Car ce livre est un conte où les songes, les rêves, la douce folie des choses et des êtres se matérialisent et ainsi apaisent, allègent les âmes. 

Zizi Cabane - à la lecture vous découvrirez la chouette explication de ce titre, de même que des prénoms farfelus des enfants, si attachants, notamment "Chiffon" qui rend de vieux chiffons plus beaux que des cartes - est un beau moment suspendu de lecture, une  charmante, onirique et réjouissante lecture.

Une lecture qui met du baume au cœur.

« J'ai été la femme de Ferment 
et la mère de trois enfants

Je m'appelais Odile, j'étais jeune 
j'aimais rire et pleurer en même temps 
J'avais parfois peur de la vie 
et beaucoup, beaucoup d'envies

Puis il y a eu ce jour où je suis partie 
Ce n'était pas volontaire 
c'est venu comme un truc qui sort de terre

Ça avait la tête, la silhouette d'un poisson 
ainsi que ses couleurs, ses reflets 
ça filait dans le ruisseau du jardin - 
parfois par bancs entiers 
Je les voyais chaque matin - 
je jure que je les voyais!
et qu'ils m'appelaient
un à un

Alors une nuit où il faisait chaud et clair 
j'ai mis les pieds dans le ruisseau
J'ai descendu le cours d'eau 
jusqu'à l'endroit où ils allaient 
- c'était loin-

J'ai parcouru
beaucoup de terres et d'océans 
mais ce devait être à la vitesse de la lumière 
car au matin, j'étais de nouveau 
près de Ferment et des enfants - 
bien plus enveloppante qu'avant

Ils ne me voyaient plus 
ou plutôt pas encore 
car j'étais tressée d'or 
Mais j'étais là
sous leur peau, sous leurs doigts 
sous chacun de leurs pas - 
et dans leur âme je crois

C'est ainsi qu'a commencé
le plus beau, le plus long des voyages 
dont le mouvement tient
dans un nom
dans une mémoire...
le nom et la mémoire de
Zizi Cabane »

« Ferment, faut chercher à comprendre, pas ni à contrarier la nature. L'eau veut couler ? Y a qu'à la laisser faire. On va lui aménager un lit. »

« En tout cas, même si ce n'est pas flagrant, il y a un air de ressemblance entre Odile et lui... Pas dans les traits, car Odile était le portrait de maman, mais dans la silhouette. Le même élancement, peut-être. Et puis cette joie perpétuelle, mêlée d'angoisse et de timidité... C'est très troublant.  »

« Odile, mon Odile, est-ce toi qui nous as envoyé Marcel Tremble ? Tu me connais, j'ai du mal à croire aux romances : Marie Madeleine trompant Henri la veille de leur mariage, Suzanne ne sachant rien ou se taisant de façon têtue jusqu'à aujourd'hui, tas Jeanne embrassant ce conte de fées sur fond de station essence... C'est beaucoup pour moi, qui t'ai aimée notamment parce que fuyais les familles compliquées, les non-dits, les secrets... Pourtant, veux-tu que je te dise ? Je l'aime comme s'il était ton père, ce Marcel Tremble.
D'abord, parce qu'il amuse les enfants - ce que j'ai du mal à faire depuis un an et demi que tu es partie. L'autre jour, j'ai entendu Chiffon rire aux éclats en voyant Zizi courir et crier sous le jet du tuyau d'arrosage que Marcel faisait semblant de ne pas maîtriser. Ça m'a donné le frisson, tant il y avait longtemps que notre cadet n'avait pas montré une telle joie. Quand Béguin est là, et a fortiori ta sœur, je peux les laisser tout seuls, je n'ai plus peur. Car jusqu'à présent, j'ai eu beaucoup de mal à m'éloigner d'eux, ne serait-ce qu'aux heures de travail. Et c'est pire lorsque je suis dans notre jardin ou notre maison.
Et je crois que si je veux être parfaitement honnête, ce n'est pas pour les enfants que j'ai peur - mais pour moi. Que t'est-il arrivé. Odile ? J'ai parfois la crainte de disparaître moi aussi, sans avoir d'explication à cela. »

« C'est étrange comme, parfois, rien a l'air d'être quelqu'un. »

« Ai-je seulement imaginé un jour que je pourrais être une source en même temps qu'une maison ? Que je pourrais couler depuis le haut d'une colline et rendre fous deux hommes d'un coup sans en concevoir d'embarras ? Ferment me ravage, Marcel me jardine. »

« En ajoutant du bleu ou du vert à des traces de graisse et de cambouis, il fait apparaître des rivières, des rivages, des montagnes. Les grosses taches deviennent des iles volcaniques: je vois aussi des plages et des cavernes. Comment fait-il de si belles choses à partir de ramasse-poussière et de chiffons de vidange ? Et surtout pourquoi ne nous les a-t-il jamais montrés ? En reposant soigneusement les chiffons l'un sur l'autre, je m'aperçois que celui du haut n'est pas tout à fait sec. Quand a-t-il fait cela ? Et surtout, pourquoi en cachette de moi ? »

« ... des lambeaux magnifiés, qui s'effilochent vers la mer ou les montagnes. Je suis subjuguée par la finesse des traits sur ces trames grossières. Je ne sais rien dire, aucun mot ne sort de ma bouche. Seulement des larmes de mes yeux en cascade. Et bientôt, ce sont carrément des hoquets qui me secouent. 
« Qu'est-ce que tu as, ma banane ? demande Chiffon. Pourquoi tu pleures ? » Je ne peux pas lui répondre, mais je crois qu'il voit aussi le sourire qui se cache derrière mes larmes. Je finis par me calmer, et il me montre les cartes une par une, tout en racontant d'invraisemblables voyages. Tous partent d'un ruisseau dans la campagne, mais pas forcément le nôtre. Il y en a qui courent d'abord dans des prairies pour aller chatouiller de grands moulins tandis que d'autres sortent des parois d'une montagne avant de devenir torrents et de creuser des gorges. Il y en a qui naissent d'un lavoir - ça, ça ressemble quand même pas mal au nôtre - et qui finissent en canaux dans des villes qu'on appelle Amsterdam, Venise ou Amiens. Il y en a aussi qui commencent à la fontaine d'un village, d'autres encore qui jaillissent directement des entrailles de la terre. lls immergent d'abord les herbes alentour, formant un gour puis des marais, mettent longtemps à se décider, puis cheminent finale- ment dans une douce plaine, descendent lentement jusqu'à la mer. Ils sont innombrables, ces ruisseaux, me semble-t-il, et je les aime tous. Mais il y en a un qui m'émeut particulièrement, c'est celui qui part d'une source dans la rocaille et qui disparaît aussitôt sous terre pour ne reparaitre que tout au bord d'une rivière, à laquelle il se mêle discrètement, dans les joncs. Chiffon raconte comment ses eaux caressent les poissons sans être vues de quiconque, et coiffent les algues au fond du lit. Je m'étais calmée au récit des premiers voyages ; voici qu'à l'évocation de celui-ci, je pleure de plus belle.
« Ça va aller, Zizi, ça va aller, je te le promets », murmure Chiffon en me prenant dans ses bras. Je vois bien qu'il est ému lui aussi. Nous regardons les cartes à terre, et nous pleurons de joie. »

« Ça se passe dans la grande salle du réfectoire, rendue silencieuse par la vigilance des surveillants. Les élèves sont assis chacun à une table, empêchés d'être bêtes par les règles du silence... C'est merveilleux. »

« Mais ce soir, oui, je reflète la lune pour eux, comme je jouais 
autrefois du hochet devant leurs yeux. Comment me souvenir 
des soins que je leur prodiguais alors ? Lorsque j'étais leur mère, 
qu'ils étaient mes boutons d'or ?
J'ai aimé, je crois, porter ces petits êtres, avoir dans ma main 
l'entièreté de leurs têtes - et même les sentir bouger en moi avant  de les connaitre
Ferment, j'ai aussi aimé les concevoir dans le secret de notre 
chambre. J'ai aimé te voir en père ébahi, tendre et attentif lorsque 
nous étions tous à bord du même lit
Chaque enfant a été l'occasion d'un nouveau voyage dans nos 
identités mêlées. Tu étais si inquiet lorsque je portais Zizi. 
Moi, j'étais alors si lourde et si légère, abandonnée au désordre annoncé de la fratrie  ... »

« Il faudra que tu sois brave alors, il ne faudra pas le retenir. 
Nous débordons tous un jour du lit qui ne peut plus nous contenir. 
Oh, Ferment... si tu savais comme je danse là-bas, dans le grand 
large et le froid. Comme je t'aime aussi - et comme je m'abreuve 
au brouillard de tes nuits...

Il est temps, maintenant - 
adieu, Ferment »

« Je travaillais toute la journée, je ne supportais plus le contact du gravier froid et du béton. Alors j'ai creusé plus profondément - carrément jusqu'à la terre meuble et grasse. Je l'ai fait remonter cerne bonne terre, puis j'ai amené de la chaleur et de la lumière. L'eau de la chaudière et les lampes à incandescence ont tout de suite produit leur effet, l'atmosphère est devenue douce et tiède. Ça m'a rappelé les serres qu'on avait visitées une fois ensemble, avec les enfants. Tu avais aimé cette ambiance calme et lumineuse. J'ai cru que j'allais parvenir au même résultat. Que j'allais pouvoir faire pousser des plantes et que ça allait m'apaiser, dissoudre cette boule que j'ai au ventre depuis que tu as disparu. Est-ce bien une boule au ventre, d'ailleurs ? C'est plutôt comme un trou sans fond, un truc qui, chaque matin, menace de m'aspirer... »

« Comment puis-je encore me souvenir de toi ? Et de notre mère qui 
s'obstinait à nous mettre des chaussettes qui nous laissaient les genoux 
à l'air, quand nous aurions voulu cacher nos jambes maigrelettes ?

Tu étais la plus jeune, et maintenant c'est toi qui as pris place auprès 
de ma famille, et qui fais la louve aussi bien que moi. Même si 
ces temps-ci, tu as les larmes faciles et que ça t'agace

Tu ne peux pas savoir que c'est juste un peu de moi qui se glisse 
par tes interstices, que c'est avec toi que je partage encore des 
élans, des pudeurs, des caprices. Tu ignores à quel point cette nuit, 
ta présence m'apaise 
[...]
Et toi, Jeanne, tu prendras le même envol. Tu n'as pas à demeurer 
sans homme, sans amour, sans désir d'écrire la vie autrement qu'en 
chiffres. Ton professeur de maths me plaît. Il a un détachement 
discret, ce corps un peu replet qui fait les bonnes demeures 
des femmes inquiètes. Il fuit parfois un peu, mais quand il sourit et 
te presse, Jeanne, ses yeux laissent passer le flot de son âme. Ne me 
demande pas comment je sais cela. D'où je suis désormais, je vois 
ce que j'ignorais auparavant 
[...]
À présent, je passe par l'espagnolette, c'est bien assez. Ne t'inquiète 
pas, Jeanne. Une dernière caresse sur tes épaules, un dernier frisson 
sur ton échine; je suis heureuse de t'avoir revue, frangine. Je prends 
avec moi les rêves des deux petits, celui de Chiffon, celui de Zizi.
Ils sont fous, ces deux-là! Emplis d'eau et de marais spongieux, 
habités par des brumes sans mémoire, ils voyagent dans des paysages 
qui sont comme eux, sans âge ni origine

Je suis le vent, Jeanne
Et je vous emporte tous 
plus loin encore 
là où le chagrin et la mort 
ne sont plus rien »

« J'ai des enfants
- je me souviens -
J'ai un mari
- je me souviens - 
Tous ont un jour ou l'autre 
dormi contre mon sein 
Et je sais désormais 
par quel moyen 
prolonger notre lien
C'est une histoire de veines 
et de chagrins qu'on mêle 
De nappes, de mares et de sels 
De charbon aussi - 
d'eaux profondes et de gemmes »

« [...] on ne peut pas toujours vivre sous une épaisseur de mystère. J'avais une femme, elle a disparu, sans laisser de traces. Ou plutôt : sans laisser de traces de sa mort, parce que, des traces de sa vie, les nôtres en sont remplies. Ce sont les révoltes de Béguin, les obsessions de Chiffon, les rires et les chagrins de Zizi... Leur mère est partie tout en restant en eux ; et moi, je ne peux plus être un éternel tourment. »

« Au final, je ne sais pas, moi, à qui parler de ce souffle froid... parce que même tata ne comprend pas. Quand j'essaie de savoir si elle le sent aussi, elle court me chercher un gilet, un anorak, une écharpe... En fait, elle ne m'entend pas.

Alors j'y pense la nuit. Je me demande si Odile, elle, comprendrait et quand est-ce qu'on pourra en parler. Je commence à avoir des doutes sur le fait qu'on pourra un jour la revoir. Je me demande pourquoi elle est partie, ce qu'elle avait à faire... Si elle n'était pas malade, elle aussi. »

« Dis-moi, Odile, dis-moi comment on survit à tout ça. Dis-moi où nous avons trouvé la force de tant nous réjouir ce soir, alors que je vois la béance que tu laisses en chacun de tes enfants, comme en moi ou en Jeanne. »

« « Non, attends, arrête ! je suis chatouilleuse....» Puis m'est revenue dans la foulée la fluidité trouvée avec les années celle de tout ton être s'offrant à moi, nuit après nuit. Même lorsque tu portais nos enfants, Odile, tu restais souple et légère à mon approche. J'ai l'impression de n'avoir jamais usé de mes muscles avec toi. T'aimer, c'était comme descendre un cours d'eau, je me laissais porter par le courant. Nous finissions toujours ensemble dans la furie de la mer, mais ton corps était l'élément premier dans lequel je me noyais... D'où te venait cet abandon, Odile ? Est-ce lui qui t'a finalement emportée tout entière, cette nuit-là ? Odile... Je n'en peux plus de ton absence. Je n'en sortirai pas. »

Quatrième de couverture


Éditions Le Tripode,  août 2022
240 pages

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