mercredi 4 janvier 2023

Respire ★★★★☆ de Joyce Carol Oates

Respire
Ne m'abandonne pas 
Respire, je t'en prie
Respire
Et puis, le silence
Il y a ces soupirs, ce dernier soupir, que l'on ne cessera jamais d'entendre.
L'absence. La détresse. La maison vide. Le chagrin. La folie qui guette et étreint le (sur)vivant.
Les souvenirs. L'amour.

Et il y a ces pages, si bien écrites, percutantes.

Joyce Carol raconte le deuil, ce long, difficile et déroutant chemin de croix que tout un chacun a emprunté, emprunte ou empruntera pour expier la perte d'un être cher. 

Une grande écrivaine.

« L'esprit est à soi-même sa propre demeure; il peut faire en soi un Ciel de l'Enfer, un Enfer du Ciel. »
John Milton, Le Paradis perdu

« Qu'il est dur d'entrer dans une maison vide. » Anonyme 

« L'espoir est l'appât empoisonné. Les hommes y mordent et meurent. »

« Ce soupir, tu ne l'oublieras jamais. Ce soupir, tu l'entendras quasiment chaque heure de chaque jour de ce qu'il te reste de vie.
Ce soupir, et le silence qui suit pareil au silence suivant un coup de tonnerre. »

« [Nouveau Mexique] Une région nouvelle. Un haut plateau désertique, des bataillons de nuages sculptés, des ciels sombres et meurtris à la Greco. L'oeil était invinciblement attiré vers le haut, intimidé par la lame acérée et blessante de la beauté.
Et l'air, à deux mille quatre cents mètres d'altitude, d'une pureté virginale, teinté de blanc, sensiblement plus pauvre en oxygène que celui (urbain, pollué, proche du niveau de la mer) auquel ils étaient habitués à Cambridge, Massachusetts.  »

« Ce mur de brique auquel on se heurte, chez l'autre. Un jour. Ce mur qui est la fin de l'intimité. Ce mur qui sépare.
Le mur de la déraison, de l'intransigeance. Le mur dont vous pouvez rire, qui demeure (néanmoins) inébranlable. Michaela n'arrivait pas à comprendre: son mari (cordial, appréciait que Michaela l'interroge sur de nombreuses facettes de sa vie, y compris sa petite enfance; mais il opposait une résistance à une certaine sorte d'attention, tournant autour de la faiblesse, de l'infirmité, du vieillissement. Une sorte d'attention évoquant l'indiscrétion, l'indécence. »

« Sapez la fierté d'un homme, vous risquez de blesser sa vanité. Et un homme est sa vanité. »

« Sa prose est impressionniste, dans le style de Virginia Woolf: des états d'esprit aussi mouvants que les sables du désert, prenant des formes sans cesse nouvelles et saisissantes, imprévisibles. »

« Pendant qu'il conduit Eurydice hors de l'Hadès, Orphée doit lâcher sa main sans explication alors qu'il ne marche pas à son côté, mais devant elle; troublée, Eurydice y voit un reproche, elle doute de son amour et crie son nom; sans réfléchir, Orphée se retourne pour la réconforter, comme un époux réconforterait sa femme -  et à l'instant même Eurydice meurt.
Parce que Orphée l'aime au point d'oublier l'avertissement qui lui interdit de se retourner si elle l'appelle. Au moment même où Eurydice désespère de l'amour d'Orphée, son amour pour elle garantit qu'il la détruise. Les légendes anciennes. Ce qu'il y a de plus humain en nous sera notre malédiction, et assurera notre damnation. »

« ... il faut choisir entre une douleur (insoutenable) et la lucidité ou une douleur (anesthésiée, assourdie) et la confusion d'esprit.
Sauf que, lorsque la douleur est insoutenable, on ne peut pas être vraiment lucide.
Nous n'avons donc pas vraiment le choix, docteur. C'est ce que vous dites. 
Oui, je le crains - c'est ce que je dis. »

« Ne pas reconnaître son propre visage ? Cela semblait à Michaela difficilement croyable, chez quelqu'un (comme Sacks) d'un aussi haut niveau par ailleurs.
Gerard lui avait assuré que c'était vrai. On ne savait presque rien de la façon dont les neurones « reconnaissent » les visages. C'est si rapide et, généralement, exact.
Prosopagnosie - une pathologie neurologique où les neurones ne déchargent pas, ne « reconnaissent pas. Dans certains cas, elle est acquise, dans d'autres elle est consécutive à une maladie ou à une lésion cérébrale. Parfois encore, elle est simplement liée à l'âge. »

« Car quand soins palliatifs est prononcé, on reconnaît - II n'y a pas d'espoir.
Pas d'espoir. Les mots sont obscènes, indicibles. Être sans espoir, c'est être sans futur. Pire encore, pour reconnaître être sans futur - il faut avoir « abandonné ». »

« Car bien sûr personne ne respecte le désir naïf du suicidé de ne pas être ressuscité. »

« Comme veuve, Michaela est infatigable, alerte. La vie de veuve est celle d'une pénitente portant son cœur (grotesque, sanguinolent) à l'extérieur de son corps. »

« Si l'espèce humaine a une religion, pensait-elle, ce doit être celle de l'humanité. Sentiments humains, amour humain. Responsabilité humaine. »

« Cette urne contient les cendres de mon mari que je rapporte chez nous. Le visage sombre, respectueux, le personnel laissera passer la veuve. Sans doute l'un des agents de la sécurité dira-t-il dans un murmure Mes condoléances, madame.
De la même façon que d'autres passagers transportent de petits chiens en avion, dans des sacs pouvant être glissés sous le siège devant eux, Michaela transportera l'urne, les cendres, les restes cinéraires de son défunt mari, qu'elle glissera sous le siège devant elle.
Comme nos vies sont absurdes, pense-t-elle, atterrée. Quand la personne n'est plus que matière - obscène.
Il est beaucoup moins honteux de mourir. Qu'il est étrange que si peu de passer à l'acte. gens y aient pensé ou aient eu le courage de
Cet élancement de culpabilité dans le ventre, une sorte de nausée, que la veuve soit toujours en vie alors que le mari est mort. »

« Ce n'est pas notre souffrance, mais la souffrance des autres qui nous détruit. Pas notre mort que nous redoutons, mais la mort de ceux à qui nous ne souhaitons pas survivre. »

« Comment est-il possible que tu sois en vie et que je sois toujours morte !
Mais non : tu veux dire Comment est-il possible que tu sois mort et que je sois toujours en vie... 
Dans la salle suivante tu lis que les conquérants espagnols, les colons ont massacré des millions d'indigènes. Tu lis une histoire abominable d'exploitation, d'esclavage impliquant l'Église catholique. Prêtres jésuites, missionnaires catholiques, missions espagnoles, églises érigées dans des régions reculées afin de les soumettre. Tu lis que des enfants indiens ont été enlevés à leur famille, forcés de vivre dans des orphelinats catholiques, affublés de noms chrétiens, empêchés de parler leur langue maternelle. Tu lis que des enfants indiens se sont évadés des orphelinats pour rentrer chez eux, ou tenter de rentrer chez eux. Tués lors de leur évasion, morts par suicide. Un aspect de l'histoire coloniale américaine passé sous silence: le suicide des enfants. Massacres, lynchages perpétrés par l'armée. Scalps. Villages incendiés. Morts par contagion: variole, rougeole, syphilis, tuberculose. D'après les estimations, en 1491, la population d'Amérique du Nord comptait cent quarante-cinq millions d'indigènes; en 1691, elle avait diminué de quatre-vingt-quinze pour cent.
Cent trente-huit millions d'indigènes exterminés ! Un génocide. Des siècles avant que le mot voie le jour.
Rien de tout cela ne t'étonne. Rien de tout cela ne devrait t'étonner.
Su mais oublié, dans une brume d'approximation et d'à-peu-près, comme la distance entre la Terre et le Soleil mesurée en années-lumière que tu n'as apprise que pour l'oublier, dans cette catégorie de l'oublié-su, ou plutôt du su-oublié.
Avec de gros écouteurs, tu écoutes un enregistrement d'enfants pueblos interviewés des décennies plus tôt. Ce sont peut-être des enfants enlevés à leur famille et forcés de vivre dans des orphelinats catholiques où des choses terribles leur étaient faites et où ils se faisaient à eux-mêmes des choses terribles, ils parlent un anglais hésitant, d'une voix si que tu ne saisis pas leurs mots; et parfois leur voix se lézarde, s'éteint et tu n'entends plus que des parasites et des pleurs.
À moins que ce ne soit toi qui pleures? Essuyant idiotes yeux larmoyants, ta bouche molle et triste. »

« Tu reconnais immédiatement le dieu charognard Ishtikini avec son crâne grotesquement disproportionné, ses yeux fixes, son ventre gonflé et son pénis filiforme en érection. La plus grande représentation de ce dieu-démon est une statue, haute d'une trentaine de centimètres, curieusement accroupie genoux pliés; la plus menaçante est plus petite, faite de métal de récupération et d'éclats de verre, dotée de petits yeux de fouine qui semblent bouger dans leurs orbites et fixer l'observateur. Un autre Ishtikini, taillé dans du bois de bouleau, a la même expression malveillante que la sculpture que tu as dissimulée sous le lavabo de la salle de bains.
Tu ne peux t'arrêter de grelotter, de trembler. Dans une description d'Ishtikini tu apprends ce que tu ne savais pas jusque-là- que le dieu-démon « insatiable» a le pouvoir de s'enfouir dans des corps vivants à la façon des chacals, dévorant cerveaux, cœurs, entrailles, parties génitales.
Ishtikini (dieu charognard, dieu Crâne des Indiens pueblos zuni) est à la fois dieu et démon : appétit vorace jamais satisfait. Skli est représentée par plusieurs figures lubriques, dessins et sculptures, plus grotesques les unes que les autres. On se dit que seul un homme a pu créer ces visions obscènes de la « femme » - une bouche hurlante en O, des seins pareils aux mamelles d'une truie, un vagin grossièrement sanglant. Il est donc étonnant de découvrir une BD d'une artiste navajo féministe contemporaine qui présente la déesse-démon comme une sorte de Wonder Woman, une héroïne affublée d'énormes lunettes noires de marque, aux lèvres rouge vif, aux seins comme des obus, nue, exception faite de cuis- sardes de cuir aux talons de huit centimètres qui montent presque jusqu'à l'entaille sanglante de l'entrejambe - un spectacle audacieux ! »

« Viens, Michaela ! Plus haut.
Tu grimpes un escalier en spirale. Vite! Tu clignes férocement des yeux. Des larmes dans tes yeux. De la poussière, du sable dans tes yeux.
Dans un clocher à côté d'une église « historique » en adobe, des marches de pierre raides, usées, inégales et incurvées sous tes pieds comme une roche érodée.
C'est la belle mission espagnole de San Gabriel de Isleta. Fondée en 1597 par des pères franciscains. Une église d'adobe patinée par le temps, murs, clocher et cimetière, croix en bois haute de six mètres, visible à des kilomètres dans la plaine désertique d'un mauve brumeux.
Tu es venue ici pour cela. Attirée par la croix Onze kilomètres à l'ouest à l'ouest de Santa Tierra. 
Qu'est-ce qu'une croix sinon des bras écartés. Apparence d'un torse, quelque chose qui est parvenu à tenir debout, bras implorants écartés.
Gerard avait marqué d'un astérisque la mission San Gabriel de Isleta dans le guide. 
Plus haut, plus haut. Vite ! »

Quatrième de couverture

Originaires du Massachusetts, Michaela et Gerard s'ins- tallent pour huit mois dans un institut universitaire renommé de Santa Tierra, au Nouveau-Mexique. Mariés depuis une dizaine d'années, ils voient dans ces paysages d'une beauté saisissante, quoique étrange, l'occasion de vivre enfin leur voyage de noces. Mais à peine sont-ils arrivés que Gerard, victime d'une mystérieuse maladie, est hospitalisé d'urgence. Loin de ses proches, Michaela est subitement confrontée à la terrifiante et vertigineuse perspective du veuvage.

Joyce Carol Oates livre le récit fiévreux d'une femme qui a trouvé dans le rôle d'épouse sa force d'accomplissement et qui, à tout juste trente-sept ans, est appelée à s'occuper de son mari mourant. Tandis que Michaela exhorte désespérément Gerard à respirer, elle se demande si son amour, aussi puissant soit-il, suffira à le Gouvernée par son chagrin, Michaela perd pied, confond le passé et l'avenir, redoute sa propre mort sur ces terres arides et poussiéreuses aux dieux-démons omniprésents.

Respire... explore avec ferveur le sentiment de loyauté attaché à l'amour conjugal, et questionne: comment rester fidèle à soi-même alors que l'être que l'on admire le plus est sur le point de disparaître?

« Respire... est une allégorie éblouissante du chagrin. C'est une méditation poignante sur le temps du deuil, qui n'a ni début ni fin. »
The New York Times

Éditions Philippe Rey,  septembre 2022
395 pages
Traduit de l'américain par Claude Seban

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