dimanche 28 mai 2023

Rester sage ★★★★☆ d'Arnaud Dudek

Très belle lecture. De celles qui sont comme une étreinte. 
Des mots justes, des mots beaux, des mots tendres, fluides, teintés d'humour et d'ironie, de mélancolie aussi, qui font réfléchir sur la vie, l'amitié, la société.
Des mots qui illustrent les égratignures et les grincements de la vie. Entrecoupés de digressions géniales sur les cigarettes ou encore sur les Escalators, l'auteur dresse le portrait d'un trentenaire, Martin, que l'on suit sur une journée un peu dingue ; lui qui imaginait le fait de rester sage comme une garantie de réussite dans la vie. Il menait jusque là une vie aseptisée, réglée comme du papier à musique, où l'improvisation n'avait pas sa place. Une bien belle désillusion car il vient de tout perdre et se demande, très justement, à quoi bon rester sage ? 
« Hélas la réalité court plus vite que les rêves. Vieillir, c'est élever les désillusions au carré. »
La nostalgie berce aussi ces pages d'une confortable illusion, celle de la douceur des souvenirs d'enfance. 
Une bien belle balade empreinte de cocasseries et d'émotions que je vous recommande !
Le premier roman d'Arnaud Dudek était très prometteur Pas étonnant, qu'il ait été atteint le carré finale du Prix Goncourt du premier roman en 2012.
Et en prime, en fin d'ouvrage, un autoportrait très sympa à lire !
« On le sait, L’Escalator souffre d’un déficit d’image dans le cinéma comme dans en littérature. Au rayon ressorts narratifs, les artistes lui préfèrent l’escalier, ou bien l’échelle. Assez rare qu’un personnage de roman franchisse une étape importante de sa vie sur un Escalator. Roméo ne déclare pas sa flamme à Juliette depuis un escalier mécanique. »

« À sept heures trente, au bureau de tabac Le Pacha, tu as acheté des Camel bleues. Tu as payé avec un billet de vingt euros retiré la veille, à deux cents mètres de ton bureau, à un distributeur qui s'est montré dans l'impossibilité de délivrer des tickets. Ces cigarettes ont été vendues par une Sophie, vingt-quatre ans, chat tatoué sur la nuque. Une Sophie hypocondriaque qui souffre de douleurs musculaires depuis un footing de trois minutes onze secondes, une Sophie qui se demande si elle n'a pas un cancer du système lymphatique, une Sophie persuadée que ses organes vitaux vont un à un faire sécession, lui causer mille tourments. Une Sophie qui ne fume pas mais qui devrait songer à commencer (enfin une bonne raison de ne pas oublier qu'on va mourir). »

« Peut-être que ce cauchemar a été l'élément déclencheur. La goutte d'eau. N'empêche, partir ainsi, foncer sans plan ni méthode, cela ressemble si peu à Martin. Ses comptes sont parfaitement tenus dans un cahier de brouillon, lignes tirées à la règle, colonne recettes, colonne dépenses. Dans le troisième tiroir de son bureau, un classeur contient tous ses bulletins de salaire. Lessive hypoallergénique, gel douche sans parabène, déodorant sans aluminium, nettoyant multi-usage taches tenaces, son quotidien est net, aseptisé. Difficile d'y improviser quoi que ce soit.
Martin prend une gorgée de nectar de poire. Trop épais, trop sucré, écœurant. Décidément cette matinée est une erreur, un non-sens, un horloger en retard, un labyrinthe sans entrée.
Un peu comme les vacances que sa mère lui a offertes en mille neuf cent quatre-vingt-douze. »

« Martin a treize ans, des tas d'amis imaginaires, un appareil dentaire. Il aime s'entraîner à marcher les yeux fermés au cas où, un jour, il deviendrait aveugle. Sa collection de pin's vient tout juste de s'enrichir des nattes de la Belle des champs. Au-dessus de son lit, Jean-Pierre Papin réussit un retourné acrobatique. Rien de violent dans son quotidien: on ne mange pas de cocaïne à la petite cuiller, des femmes mal rasées ne vendent pas leur corps sous ses fenêtres.
En revanche, il ne sait pas qui est son père.
Sa propre mère n'a pas bien connu le géniteur; une demi-heure, tout au plus. Elle pense l'avoir croisé deux fois depuis la conception: dans la salle d'attente d'un dentiste, puis, l'année suivante, dans un ascenseur, sans certitude. Elle n'a jamais cherché à mythifier ce père inconnu, en faire un légionnaire couvert de cicatrices, l'inventeur du vaccin contre la variole ou un nouveau Hemingway: très tôt, Martin a compris qu'il était le fruit d'une erreur de jeunesse, le produit d'une banquette arrière et d'une soirée disco trop arrosée. Voilà bien le genre de révélation qui n'aide pas à se construire, ni à avoir confiance en soi. »

« Tu la regardes, ses joues creuses, le noir de ses yeux qui étincellent un peu. Folle. Ça te glace le sang. Comment bascule-t-on ? On naît fou? On le devient ? Te voilà face à un précipice d'angoisse et de questions sans réponses. Le regard de cette femme ne peut rien pour toi. »

« Une dizaine d'années plus tard, quand Martin analysera à froid sa haine des touristes et ses choix professionnels incongrus, quand, vissé à une copie de fauteuil Louis XV, dans une pièce qui empeste l'encens et les remords, sous le regard bienveillant d'une autre thérapeute d'âge indéterminé, il tentera de comprendre pourquoi son licenciement l'a anéanti, pourquoi il a eu le sentiment qu'on tuait une seconde fois sa mère en le mettant sur la touche (rien que ça), il comprendra que, même si tous les monsieur Démonté du monde ne deviennent pas kinés, même si tous les voyagistes de la planète ne jouent pas à Œdipe et Jocaste en signant leur contrat de travail, nos choix ne sont jamais totalement anodins. »

« La vie se termine souvent là où commencent les statistiques.

Avant d'être une série de données, Laurent étudiait le droit. Jouait au mot de cinq lettres en cours de constit'. Arpentait les couloirs de la fac à la recherche du sosie de Kate Winslet. S'endormait sur les dépêches du JurisClasseur. Avec Martin, avec toi, avec d'autres, Laurent se rendait à des soirées où l'on refaisait le monde autour d'un plat de pâtes. Les lendemains de Laurent démarraient rarement avant midi... Sauf ce mardi, où la Ford blanche du chauffard a percuté sa voiture.
On ne devrait jamais rien changer à ses habitudes, songes-tu, et tu lâches la main courante. Après la mort de Laurent, quelque chose s'est cassé. Tu as voulu prendre l'air, te sauver, t'éloigner. Tu as passé une année à l'étranger à contempler, rêveur, les jupes des petites Anglaises insensibles au froid. Elles se baladent en soutien-gorge par moins dix degrés, crispées sur leurs talons, la lèvre supérieure tartinée de mousse de Guinness. De retour en France pour ton troisième cycle en ingénierie informatique, tu as subi les humiliations comico-sexuelles de tes aînés, avant de te venger sur la promotion suivante. Lors d'une soirée organisée par plusieurs associations d'étudiants, une soirée pleine d'alcools forts et de déguisements improbables, tu t'es pris pour Lucky Luke et tu as flashé sur le Petit Chaperon rouge. Elle a refusé de se laisser attraper par ton lasso. Tu as eu envie de la revoir. Pour lui offrir des fleurs (des gueules-de-loup, forcément), lui donner un double des clés, choisir un lave-linge commun, entendre tes parents lui dire Marie, appelez-nous Nicole et Robert. La vie était lancée. Plus le temps de rappeler les vieux copains, pas même Martin. Le temps a commencé à se compter en années.

Pas trop tard pour se rattraper. »

« Dix années, cela ne se rattrape pas facilement. Il faut bien commencer par quelque chose. On a davantage à dire à des gens que l'on voit tous les jours (un nouveau canapé en cuir, un cheval de Troie dans le PC de Berthier, un excellent chinois boulevard Foch, oh et puis je t'ai pas raconté, les locataires du dessus déménagent) qu'à un camarade perdu de vue depuis dix ans (j'ai rencontré une femme, on vit ensemble, je travaille, voilà voilà voilà). C'est qu'en dix ans, il s'en passe. »

« Martin raconte tout, son idée de vengeance ce matin, le coup de sonnette dans le vide, le marteau dans son sac (c'était donc ça !), tu te mets à souhaiter une pause dans le récit. Tu espères une rupture de ton, un éclat de rire avec une claque sur l'épaule, un je plaisantais prononcé avec force mimiques, une grande bouffée de rire bruyant, oh oh, tu m'as cru, ce que tu peux être naïf. Un temps d'arrêt, une parenthèse florale, une respiration bucolique, la description d'un paysage argentin empreint de sérénité, une plaine pampéenne reposante où il existe d'importantes variations de reliefs, où des paysans fendent la brume fraîche qui recouvre les champs. Oui, à ce stade, l'histoire de Martin manque singulièrement d'un moment argentin.
Martin a fini son monologue désespéré et désespérant. Manifestement, c'est à toi de parler. Tu hésites entre un mon Dieu hystérique et un je passe plus doux. Tu mesures la gravité de la situation. Le raisonner, lui faire la leçon ?
- C'est pas une solution... Non, franchement... Ta voix s'effiloche avant de se dissoudre. Tes arguments: aussi convaincants que la photo d'un poumon cancéreux posée sous le nez d'un ado rebelle. Martin fait mine d'être d'accord et tu es trop content de changer l'orientation de la conversation. Tu exhumes des histoires, ressuscites des anecdotes. Des placards sortent de doux souvenirs, des doudous rassurants qui prouvent que vous avez été vivants, et que vous pouvez l'être encore. Les événements les plus banals se changent en formidables épopées.
- Eh, tu te souviens des boîtes aux lettres qu'on remplissait de soda, avec Laurent ? Et les dix-huit ans de Lolo ? La tête des gendarmes quand il a baissé la vitre de la Panda !
Vous étiez mignons à l'époque. La vie était facile. Même si vous teniez à peine debout, l'avenir qui vous attendait forcément était droit comme un i. 
- On était cons.
Déjà treize heures trente. Au même moment, à deux rues de là, le libraire Dupont se fait livrer un pack d'eau minérale et des sous-vêtements propres. En direct d'un balcon, un journaliste décrit l'action à la manière d'un commentateur de football italien. Martin te quitte après le tiramisu maison.
- Ça va mieux ? lui lances-tu sur le trottoir.
- Disons que ça pourrait aller plus mal, dit-il en s'éloignant. »

« Hélas la réalité court plus vite que les rêves. Vieillir, c'est élever les désillusions au carré. »

« On connaît la mélancolie des fast-foods, on devrait également s'attarder sur celle des voyagistes. Derrière les catalogues colorés et les billets d'avion, des problèmes assez terre à terre, trésorerie, TVA, charges sociales, gestion des ressources humaines, stratégie commerciale. Des clients, aussi. Ceux qui veulent partir en plein mois d'août pour moins de cinq cents balles (tente canadienne et camping en Ardèche ? Non: les Antilles ou rien). Ceux qui déclinent une promotion pour le Népal (hors de question de partir en Afrique). Qui veulent découvrir la Septicémie, Malte (capitale de la Grèce), ou Melbourne (en Floride). Qui souhaitent réserver dans un hôtel de Las Vegas, chambre avec vue sur la mer. »

« Au bout d'un moment, la colère. Contre l'unique coupable, celle qui l'a conçu dans un moment d'égarement, à l'arrière d'une voiture aux pare-chocs enfoncés. Cet automate, qui a fui une bonne fois pour toutes ses responsabilités, a lâchement gagné une sorte de no man's land où tout est plus simple, où les loyers ne se paient plus, où l'on part en vacances quand ça nous chante, à coups de neuroleptiques.
- Sois pas si dur, glisse la grand-mère sur le chemin du retour.
Désormais, les bougies se souffleront sans elle. Sa signature énorme ne zébrera plus les pages du carnet de liaison. Son joli minois n'éclairera plus les photos de famille. Il va falloir s'y faire.
- Tu veux qu'on sorte quelques albums après souper ? Ça te dit ? Il hoche la tête, pour lui faire plaisir. »

« Les photos de l'enfance, c'est toujours un peu pareil. Un bébé couperosé, donnant l'impression d'avoir mangé un plat trop pimenté, un bébé à élever volets fermés et rideaux tirés, un bébé que tout le monde ose trouver mignon. Puis les enfantillages, les poses en anorak orange devant un bonhomme de neige raté, les poses en slip de bain kaki devant un château de sable raté, les poses en sous-pull bordeaux devant un fraisier penché (le cliché ne raconte pas l'océan de larmes, dix secondes avant le flash: un gâteau aux trois chocolats avait été commandé). Ensuite ? Le corps commence à pousser, à nous cerner, à nous enfermer dans un bocal. La vie angoisse, la mort angoisse, l'amour angoisse et les bagues grises d'un appareil dentaire voilent le sourire. Il n'y a rien de moins photogénique qu'un adolescent complexé. Un poulpe, à la rigueur. 

Martin n'a pas échappé aux heures de sourire figé, aux « ouistitis » et aux « cheeses » prononcés avec conviction. Martin n'a pas échappé aux recule, aux encore un peu à gauche, aux bah on la double t'as fermé les yeux d'une mère rarement aussi directive que dans ces moments-là. 
Là où Cathy se démarquait, c'était dans la phase suivante. 
Elle ne développait jamais les photos. »

« Dans les tiroirs de Cathy, pas d'albums numérotés, juste des rouleaux de pellicule. Des souvenirs sagement enfermés, à l'abri, protégés : le soleil les aurait abîmés, la poussière les aurait salis, les yeux les auraient déformés. Dedans tout est bien calibré, tout resplendit, tout brille. Conservés dans les rouleaux, les clichés font la part belle à l'imagination. Regarde un peu cette pellicule, Martin. Ce qu'on a l'air heureux. En ne développant rien, Cathy avait l'impression de porter un peu moins le lourd fardeau des souvenirs. »

« AUTOPORTRAIT

Je m'appelle Arnaud à cause d'un film dans lequel jouaient Bourvil et Adamo. Je m'appelle Arnaud et j'aurai bientôt trente-trois ans. Je n'appartiens plus à la génération des débutants, des minots, des espoirs : à présent j'ai un âge de retraite sportive.
Oh je sais, ça arrive à des gens très bien, de vieillir. Mais doit-on pour autant l'accepter comme tout le monde ? Sermonner les gamins qui ont fait tomber leur ballon dans mon jardin ? Carafer le vin ? Faire des confitures, mouliner des soupes, éplucher le classement annuel des meilleurs hôpitaux de France ?
Moi je consens à vieillir mais j'essaie de lutter. À ma manière.
L'émerveillement est ma bouffée d'oxygène. Vieillir oui, mais en laissant fondre des bonbons sous ma langue. Demain, après-demain, l'année prochaine, je toucherai peut-être à des buts sans intérêt (et n'atteindrai pas forcément l'essentiel). Demain, après-demain, l'année prochaine, la vie me proposera peut-être une partie de roulette russe (une roulette qui sera belge, au final; le barillet rempli de balles). Demain, après-demain, l'année prochaine, la sénescence remplira ses poches de petits-fours en piratant le code de ma Visa. Mais cela n'aura aucune importance.
Parce que mes yeux pétilleront sous un ciel zébré de feux d'artifice. Parce que mes papilles danseront avec un bœuf bourguignon cuisiné à la perfection. Parce qu'une phrase sonnera tellement juste, page quatre-vingt-deux. Parce que dix mille petites choses m'enchanteront encore.  
Et ça me suffira.
Tant pis pour les confitures.

ARNAUD DUDEK »

Quatrième de couverture

Enfant, il imaginait que, s'il restait sage, il réussirait sa vie. Grossière erreur. À 32 ans, Martin Leroy a tout perdu, sa petite amie et son emploi. Mais pas son énergie. Il décide donc un beau matin de consacrer toute la journée à son ancien patron et de se présenter chez lui. Pour lui faire rendre gorge certainement. Mais la journée va s'avérer plus riche et variée. Le jeune homme va croiser une buraliste, un collégien, des amoureux, un pigeon, un homme séquestré - et surtout son ami d'enfance qui lui rappelle des faits saignants. D'un commun accord, à la tombée du jour, ils concluront que l leur vie n'est pas vraiment fabuleuse et qu'il faudrait faire quelque chose... Mais quoi ?

ARNAUD DUDEK est né en 1979 à Besançon. Rester sage est son premier roman.

Éditions Alma éditeur,  décembre 2011
118 pages 
Sélection finale Goncourt 2012

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