mercredi 23 février 2022

Au temps des requins et des sauveurs ★★★☆☆ de Kawai Strong Washburn

La magie s'invite dans le récit de cette famille hawaïenne. Le primo romancier nous plonge au coeur des tourments de celle-ci. Entre quête d'avenir, d'espoir et d'argent, c'est une plongée plutôt surprenante qui nous attend et nous présente une île d'Hawaii bien loin de celle affichée sur les cartes postales paradisiaques. 
Le lecteur entend, écoute les voix des membres de cette famille, qui tour à tour, s'expriment et partagent leurs émotions, leurs questionnements aussi. Et nous, lecteurs, avec eux, subissons l'accueil froid et austère réservé aux Hawaïens sur le continent américain, nous émouvons devant la détermination d'une mère. On s'interroge également sur comment trouver sa place dans une fratrie, sur la pauvreté sur un territoire insulaire, sur les croyances auxquelles on s'attache coûte que coûte, sur les silences qui s'installent entre les membres de cette famille, qui pèsent et font mal...On sent l'espoir qui se perd peu à peu dans les entrailles de cette terre qui se révolte...
De très beaux passages, un premier roman remarquable, mais j'y ai trouvé quelques longueurs, je ne me suis pas toujours sentie dans l'histoire. La traduction y est certainement pour quelque chose, ou la fatigue ;-) je ne sais pas mais j'ai trouvé les parties très inégales et ma lecture n'a pas été aussi fluide que je l'espérais. Avec du recul, je pense que j'ai été moins sensible à la dimension symbolique. Néanmoins, je ne regrette absolument pas ma lecture, et la recommanderai pour tous ceux qui ont à coeur d'explorer la riche histoire culturelle d'Hawaii.

« Après les requins, pendant des nuits entières, ton père et moi nous nous sommes demandé ce qui allait arriver, ce que tu allais être. Je crois que ce jour-là, au cimetière, pour la première fois nous avons réellement pris la mesure de ce que tu étais. Si effectivement tu étais plus apparenté aux dieux qu'à nous - si tu étais quelque chose de nouveau, voué à refonder les îles, tous les anciens rois réunis dans le petit corps d'un garçon-, alors bien sûr ce n'était pas moi qui allais pouvoir t'aider à réaliser ton potentiel. Mon temps de mère ressemblait aux derniers hoquets de la chouette et bientôt tu allais devoir te défaire doucement de mon amour, le replier, l'enfouir dans le sol de ton enfance et avancer.
Je me souviens de m'être assise dans l'herbe, appuyée contre la poitrine de ton père. Les ombres s'étaient déposées sur l'eau du canal, et bien plus loin les lumières de Honolulu scintillaient. L'or de l'ultime vol de la chouette demeurait en moi même si la vision s'était depuis longtemps fondue dans l'obscurité. »
« La mort ressemblait exactement à l'image que je m'en étais faite, silence, vide et obscurité, et depuis cet endroit j'avais attiré l'éclair de la vie. »

« Combien de temps ai-je été assez stupide pour croire que nous étions indestructibles ? Mais c'est bien ce qui est ennuyeux avec le présent, il n'est jamais la chose qu'on tient dans la main, seulement celle qu'on observe, plus tard, depuis une distance si grande que le souvenir pourrait bien être une flaque d'étoiles aperçue derrière une vitre au crépuscule. »

« Des kilomètres de pente, je descends dans la vallée, déserte à part quelques touristes assez cons pour faire de la rando ici en hiver. Des buissons de hala, du sable gris et des rochers noirs en forme d'œufs grands comme des frigos. Tous ces haoles qui traînent au bord de l'océan, près du lac dégueu ou de la cascade glacée. Chaque fois ça me fait halluciner. Bienvenue à Hawaii, bande de débiles, posez vos culs sur des cailloux mouillés et mangez de la merde pour campeurs dans une vallée sans personne. »

« La partie de moi que mon corps a insufflée en toi, cette partie a fait de nous deux personnes inséparables qui partagent une seule âme. Je pense la même chose de tous mes enfants. Un père ne peut comprendre à quel point vous existez profond en nous, si profond que, où que vous alliez, un peu de moi demeurera toujours un peu de vous. Malgré toutes les nuits d'insomnies avec vos braillements affamés, malgré tous les trajets en voiture où vous n'arrêtiez pas de hurler, malgré les écorchures, les coupures et les après-midi de larmes au centre commercial, les nuits de fièvre pendant lesquelles je vous serrais contre ma poitrine et sentais les ailes de papillon de vos poumons qui luttaient contre la maladie, les taches de merde sur les draps à Noël et le poignet cassé le soir où nous avions réservé au restaurant pour notre anniversaire de mariage... malgré tout ça, il y avait toujours sous la surface une forme de perfection inouïe. Vos réveils dans le creux de mes bras, le blanc de vos yeux qui brillait de curiosité en absorbant la moindre nouveauté, et votre peau d'une douceur infinie qui pétrissait ma joue. Les rebords de fenêtres où je m'asseyais pour vous bercer. Le duvet de vos premiers cheveux sous mon nez quand je vous blottissais endormis contre moi. Votre visage qui s'éclairait devant la première chenille que nous trouvions dans la terre, vos couinements de rire lorsque nous vous soufflions sur le ventre, ou encore les jours où toute la famille s'agglutinait sous la couette à cinq heures du matin pour se rendormir, chacun buvant aux rêves des autres. Le monde entier était là, dans vos yeux, il irradiait de votre peau brune et parfaite. Tout redevenait neuf, sans arrêt. Ce qui me secouait était si sacré et si entier que je n'avais pas besoin de prier pour savoir que les dieux étaient avec nous, en nous. »

« Vu du ciel, l'océan bleu comme une flamme de gaz fracasse vague après vague sur les dalles de lave noires de la côte de Kona, ses plages comme des cuillerées de sucre blanc et ses cocotiers. Partout le soleil doré et brûlant, même à l'intérieur de l'avion. On descend et on descend vers le sol. Dans l'océan en dessous il y a une explosion et puis une baleine à bosse se libère de l'eau, se tord à la verticale, deux nageoires pectorales bleu-gris et un museau souriant. Des balanes et des nœuds de peau galeuse. Elle tourne et elle s'étire comme si elle pouvait continuer à s'élever dans le ciel sans jamais s'arrêter. Mais sous son corps l'eau se change en bruine et son évasion s'achève au moment où elle frappe l'eau en projetant un immense drap d'écume.
Un picotement tout le long de mes bras et de mes jambes et la chair de poule qui monte : ça y est. Je suis à Hawaii. »

Quatrième de couverture

En 1995 à Hawaii, au cours d’une balade familiale en bateau, le petit Nainoa Flores tombe par-dessus bord en plein océan Pacifique. Lorsqu’un banc de requins commence à encercler l’enfant, tous craignent le pire. Contre toute attente, Nainoa est délicatement ramené à sa mère par un requin qui le transporte entre ses mâchoires, scellant cette histoire extraordinaire du sceau de la légende.
Sur près de quinze ans, nous suivons l’histoire de cette famille qui peine à rebondir après l’effondrement de la culture de la canne à sucre à Hawaii. Pour Malia et Augie, le sauvetage de leur fils est un signe de la faveur des anciens dieux — une croyance renforcée par les nouvelles capacités déroutantes de guérisseur de Nainoa. Mais au fil du temps, cette supposée faveur divine commence à briser les liens qui unissaient la famille. Chacun devra alors tenter de trouver un équilibre entre une farouche volonté d’indépendance et l’importance de réparer la famille, les cœurs, les corps, et pourquoi pas l’archipel lui-même.
Avec cet éblouissant premier roman, Kawai Strong Washburn lève le voile sur l’envers du décor hawaiien, à rebours des clichés et du tourisme de luxe. Il offre de ces îles une vision plurielle et bouleversante, servie par un chœur de voix puissant, et livre une histoire familiale unique et inoubliable.

Éditions Gallimard, juin 2021
418 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Charles Recoursé
   

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