jeudi 26 mars 2020

Murène ★★★★★ de Valentine Goby

Très beau livre sur la résilience, le courage, l'abnégation, l'introspection, les souffrances du corps meurtri, les combats à mener au quotidien pour rester en vie d'abord, accepter son handicap ensuite.
Valentine Goby aborde un sujet difficile, celui du handicap avec une force incroyable.  

Victime d'un grave accident, François, le "héros" de ce roman, subira une chirurgie de la perte, amputé des deux bras, il ne lui restera pas l'ombre d'un moignon. Geste nécessaire, mais geste de l'horreur pour le chirurgien.

« Les instruments sont disposés sur la tablette, bistouri, couteau, pinces, scie, rugine, cupules, porte-aiguille, ciseaux, curettes, stylet, rétracteur de Percy. Il ne dit pas son épouvante tandis qu'il tente de se concentrer sur un but unique, sauver la vie. Sous la lumière crue de la lampe il soulève, écarte, sectionne les ligaments, les muscles qu'il nomme un à un pour s'ancrer dans le geste, petit rond, sus-épineux, sous-épineux, deltoïde, sous-scapulaire, les tendons de la coiffe des rotateurs, les ligaments, les nerfs, il sacrifie l'humérus entier, en dégage la tête. Il sculpte une silhouette désarticulée dont les contours épousent la glène et l'acromion, comme découpée au ciseau, au ras de l'omoplate, par une main d'enfant malhabile. La nécessité n'allège pas l'horreur du geste. »     

Il est Lycaon prisonnier du loup, Io enfermée sous la peau de la génisse, Battus cloîtré dans la pierre...
Mais il n'est pas mort, ça tient du miracle; il a eu de la chance...si l'on peut le formuler ainsi. Survivre est-il toujours une chance quand vivre exigera un effort colossal ? Quand l'avenir manque à l'appel ?
«  Il revient sur la chance parce que ce qu'il dira tout à l'heure ouvrira un abîme de douleur, il faut que l'idée de chance allume une lumière, provisionne du jour pour la nuit qui vient. »
Quand le corps devient impuissant à accomplir seul les gestes du quotidien : manger, s'habiller, rendre la monnaie, ouvrir une porte, couper du pain, beurrer une tartine, porter un sac, lacer ses chaussures, lire un livre...il faut dépasser ses limites pour mener un semblant de vie "normale".
Il lui faudra rassembler toutes ses forces pour franchir le seuil de chez lui, s'ouvrir à une autre vie et pas seulement être pas mort, accepter d'être parfois contraint à l'invisibilité pour avoir le droit de faire ce que font les gens ordinaires. L'eau sera son second souffle et le ramènera du côté de la vie.
« L’eau comble les interstices, fait des palmes entre ses orteils, tend des voiles invisibles entre ses cuisses, ses genoux, ses chevilles, le prolonge et l’augmente. Il a envie de pleurer soudain, comme dans l’amour lorsqu’il est grand amour, à cause des corps parfaitement imbriqués, les creux et les reliefs visibles et invisibles complètement épousés, la sensation du plein retrouvée et bénie [...]. »
Bel hommage également au corps médical (soignants, infirmiers, chirurgiens...) dévoués, souvent passionnés, qui, dans des cas extrêmes doivent agir vite pour sauver une vie, accompagner les familles, rassurer.  
Très belle leçon de vie, d'une grande humanité. 
Une plume sans faille.
Des descriptions au cordeau, des énumérations brillantes.
« Il est question d’or ce soir-là dans le studio de João, sa médaille, le mousseux dans les verres, le sabre d’or remis par la princesse Michiko à Serge Bec, escrimeur français d’exception. D’or aussi en fines veines sur le vase de céramique que João tend à Muguette, souvenir de Tokyo il dit, viens voir François, c’est pour vous. Un vase bleu outre-mer à long col zébré d’or. Il a plus de valeur qu’avant d’être brisé. Muguette suit les ligatures du bout de son index.- Ils appellent ça le Kintsugi. L’art des cicatrices précieuses. »
Merci Valentine Goby. 
Vous avez ce pouvoir de rendre vos écrits inoubliables. Des scènes de KinderZimmer viennent encore me hanter, les mots de Charlotte Delbo ne sont jamais bien loin, et Mathilde, que dire de Mathilde et de son amour incroyable pour son père et sa famille. Peu de chance que j'oublie François !

« Tout s'écoule, et les êtres ne revêtent qu'une forme fugitive. [...] Tout instant de la durée est une création nouvelle [...]. Ce que nous fûmes hier, ou ce que nous sommes aujourd'hui, nous ne le serons plus demain. OVIDE, Les Métamorphoses, livre XV.
Ce soir, François réfute le faisceau de phénomènes climatiques et d'accidents cosmiques qui, au terme de trois milliards d'années de pure existence subaquatique, propulsèrent hors de l'eau tout un pan du vivant, campèrent l'homme en animal terrien.
Il dévale les marches tandis que Nine tiédit à ses hanches, il oubliera cela aussi et personne n'en retiendra rien, elle n'aura jamais eu lieu cette cavalcade heureuse, ses genoux plient sans effort, les rotules bien articulées aux tibias et fémurs, liés par des tendons souples, solides comme des cordes de piano. Il verse un fond de café, y trempe un bout de pain qu'il avale sans mâcher. Nine, Nine, Nine, elle bat dans ses tempes cette fille, dans sa gorge, son sexe, cent mille fois par jour au tempo exact de son coeur. Il veut que le soleil le cogne comme une évidence tout à l'heure, alors qu'elle préparera le café derrière la fenêtre de sa cuisine au sixième étage - il a repéré l'échafaudage installé pile en face, il grimpera jusqu'au toit, il sera le coq Chantecler, il fera lever le jour.
François, silhouette de jeune arbre dans le matin coupant. Le canal Saint-Martin est figé, il le sait, l'oubliera, on force l'ouverture des écluses pour briser la surface ; on patine au lac du Jardin d'acclimatation, on fait de la luge au Luxembourg, le journal en publie des photos chaque jour. A Ponthierry il y a une mer de glace pareil qu'à Chamonix, François l'a vue, on a dynamité la banquise, février 1956 se changera en trou noir.
Où va le blanc quand la neige fond ? songe Shakespeare, ce blanc indubitable des flocons, de la neige tassée. Si sûr et soudain aboli. Où vont les souvenirs quand l'oubli les dévore, en vide le cerveau sans y laisser la moindre empreinte, pas même l'infime trace calcaire dont la neige signe son passage, elle, après s'être évanouie. 
Chez Picart & Fils comme ailleurs on manque de casques, les garde-corps sont l'exception même très en hauteur, et quand un homme hésite à franchir le sixième sans protection ni baudrier Picart hausse les épaules, qu'est-ce qui m'a fichu des mauviettes pareilles. Les normes de sécurité grèvent les bénéfices, peu d'accidents pour des investissements colossaux répète Picart à l'envi, économiquement irréaliste tout ça, je ne suis pas Crésus ! et puis c'est autant de gagner pour vos salaires ... la petite musique commune aux chantiers, ils ont l'habitude.
Rien n'est plus laid qu'un arrangement, souffle Nine à François, dissoudre la justice dans l'argent, on ne s'arrange pas avec la vie des gens
[...] nos vies sont tissées de mille glissements de l'un vers l'autre, un tuilage invisible à l'oeil nu. L'amour peut être une déroute, une chance de métamorphose.
Ils jouent de la flûte à deux, il souffle comme elle lui montre dans l'embouchure, et elle perchée dans son dos sur une chaise pose ses doigts sur les clés ; ça sonne faux, évidemment, ce qui compte c'est faire ensemble, s'apprivoiser, se nouer l'un à l'autre de mille façons, la musicalité ils s'en moquent complètement.
La tête appuyée à ses côtes il entend ses mouvements intérieurs, une langue de cascades et de remous profonds où il crève de pénétrer. Un à un il relie entre eux les fragments explorés de Nine, il se fait de son corps un grand portrait cubiste, exagérant les volumes connus, les suturant entre eux pour combler les abîmes où il voudrait plonger, Nine est une oeuvre d'art. 
Exit, donc, Joseph, Nine, la grève et l'audace qu'elle nourrit, le désir revenu de la fugue. Les portes qu'ils ont ouvertes claquent toutes ensemble le jour de Bayle. Leur perte est un deuil pur.
Il n'est pas mort. Vivant, je ne sais pas.
Elle ne voit pas le combiné. Elle ne voit rien. Entend rien. En apnée, extraite du mouvement autour, arrêtée net par le coup porté. A un moment elle perçoit des douleurs diffuses, l'angle du meuble enfoncé dans son diaphragme, la main de Robert qui pétrit son épaule. Elle résiste à revenir, là où elle est rien n'est arrivé, son silence tient le malheur à distance ...
Il ne dit pas les tissus fondus dans la chair, les lambeaux de veste, de chemise, de peau retirés du bras gauche carbonisé jusqu'à l'os, l'os apparent, la chair racornie éclatée autour comme une viande trop longtemps laissée sur le grill, l'ampleur du désastre lentement révélée par le déshabillage. Il ne décrit pas la brûlure circulaire au bras droit, le noir carbone coulé dans le blanc de la peau cartonnée à la façon, aurait dit Mum, d'un étrange batik, la menace de nécrose totale.
Il traverse la lave et le lait. Le lait puis la lave. Il continue à ne pas mourir. La nuit anesthésique l'avale deux fois en trois jours. Abolit le supplice. Le recrache à la lumière qui le ceinture d'une camisole de feu.
La mobilisation des articulations peut dépendre du seul soignant ; pour l'exercice respiratoire, on compte aussi sur lui. On imagine peut-être que François n'a pas le choix, respirer c'est le mouvement minimal, en-dessous de quoi il n'y a rien. Il y a rien, justement, rien, est un choix possible, le repli complet dans le noyau de pêche et crever, une tentation de chaque instant. Étonnamment François fait l'effort, gonfle ses poumons, tire en arrière ses acromions bandés en épaulettes miniatures, plaque ses omoplates contre la cage thoracique. Ça ne vas pas de soi. Il le fait. Collabo, comme sa verge qui pisse dans le pistolet. Collabo comme ses jambes qui soudain obéissent au masseur, poussent contre ses paumes plaquées à ses plantes de pied pour gainer les muscles, les préparer à la marche. Peut-être parce que les autres se donnent tant de mal. [...] Il a cette pensée bizarre qu'ils tiennent à lui plus que lui-même.
Elle aime un mort à l'intérieur de lui. Ils se font face dans cette chambre des Batignolles, ils n'ont aucune chance de se rencontrer, la scène originelle est perdue et toute la genèse de l'amour, ils n'y peuvent rien. 
François est sourd à tout sauf à sa colère, il n'a pas de cri à la mesure de sa rage alors il frappe encore [...].
Le plus cruel, il le comprend, ramenant tour à tour à lui les visages de Nine puis de Nadine, ce n'est pas le vide, c'est l'absence. Le manque. Le chagrin gît dans l'empreinte. Et si parfois le manque est une piqûre douce, désirable même - il songe à Nadine bien sûr - les manques de son corps sont, eux, pure frustration. Il veut en finir avec le manque, tarir sa source, cet espoir fou d'une réparation, d'un comblement de perte : un ersatz de bars à jamais décevant. Il voudrait oublier qu'il a eu des bras comme il a oublié Nine, en effacer jusqu'au souvenir. Bien sûr c'est impossible. Mais il essaie. C'est affaire d'imagination.
Je veux être comme le tulle, entier avec mes ajours. Pas de prothèse. »

Quatrième de couverture

Hiver 1956. Dans les Ardennes, François, un jeune homme de vingt-deux ans, s’enfonce dans la neige, marche vers les bois à la recherche d’un village. Croisant une voie ferrée qui semble désaffectée, il grimpe sur un wagon oublié… Quelques heures plus tard une enfant découvre François à demi mort – corps en étoile dans la poudreuse, en partie calciné.
Quel sera le destin de ce blessé dont les médecins pensent qu’il ne survivra pas ? À quelle épreuve son corps sera-t-il soumis ? Qu’adviendra-t-il de ses souvenirs, de son chemin de vie alors que ses moindres gestes sont à réinventer, qu’il faut passer du refus de soi au désir de poursuivre ?
Murène s’inscrit dans cette part d’humanité où naît la résilience, ce champ des possibilités humaines qui devient, malgré les contraintes de l’époque – les limites de la chirurgie, le peu de ressources dans l’appareillage des grands blessés –, une promesse d’échappées. Car bien au-delà d’une histoire de malchance, ce roman est celui d’une métamorphose qui nous entraîne, solaire, vers l’émergence du handisport et jusqu’aux Jeux paralympiques de Tokyo en 1964.

Éditions Actes Sud, août 2019
377 pages
Prix Sport Scriptum 2019
Prix Solidarité 2019

À l’origine du roman, l’image du champion de natation Zheng Tao jailli hors de l’eau aux Jeux paralympiques de Rio en 2016, qui flotte en balise cardinale parmi les remous turquoise. Je contemple l’athlète à la silhouette tronquée, son sourire vainqueur, sa beauté insolite. Autour, les gradins semi-vides minorent cette victoire. Je m’aperçois que j’ignore tout de l’his­toire du handisport, ce désir de conformité avec les pratiques du monde valide en même temps que d’affirmation radicale d’altérité, qui questionne notre rapport à la norme. À travers le personnage de François, sévèrement mutilé lors d’un accident à l’hiver 1956, Murène en restitue l’étonnante genèse.

Mes romans s’attachent souvent à des personnages en résistance, luttant obstinément contre les obstacles, dont ils viennent à bout. François est de ceux-là, seulement la volonté ne suffit pas. À une époque où balbutie encore la rééducation, et où l’appareillage ne parvient pas à compenser les manques de son corps, l’imagination est encore le plus puissant recours contre le réel, que François tente de plier à ses désirs.

Mais Murène est moins l’histoire d’un combattant que d’un mutant magnifique : la transformation profonde d’une identité et d’un rapport au monde quand l’obstacle devient chance de métamorphose. Le handisport en sera l’artisan, qui substitue alors à l’idée de déficience celle de potentiel, une révolution du regard et de la pensée. Dans l’eau des piscines, François devient semblable aux murènes, créatures d’apparence monstrueuse réfugiées dans les anfractuosités de la roche, mais somptueuses et graciles aussitôt qu’elles se mettent en mouvement.

L’œuvre d’Ovide évoque tour à tour les métamorphoses punitives qui emmurent les êtres et celles qui les délivrent. François connaît l’une puis l’autre, l’impuissance face à la tragédie que l’existence lui impose, mais aussi et surtout une mutation patiente, solaire, qui l’ouvre à des possibles insoupçonnés.’’
V.G

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