mardi 31 mars 2020

À la cîme des montagnes ★★★★☆ de CHI Zijian

Escapade dépaysante dans ce bourg de Longzhan, Chine septentrionale , et de ses contrées environnantes. CHI Zijian nous conte les histoires et les légendes inhérentes à chaque grande famille de ce village. Les nombreux personnages: du boucher au vendeur de tofu, en passant par la brodeuse, le médecin, la vendeuse de galettes  ou encore le maire de Longzhan, soucieux de l'environnement, sans oublier la petite fée, envoûtante animiste ... sont dépeints avec détails et précisions. Chacun vit un peu pour soi dans ce village perché en haut d'une falaise, les conditions climatiques extrêmes et l'isolement endurcissent les caractères.
C'est une véritable incursion dans la vie de ce village de la campagne chinoise de l'extrême nord du pays; un village encore fortement imprégné de ses traditions et légendes ancestrales.
On y déambule lentement, s'abreuvant d'histoires qui s’entremêlent les unes aux autres, assimilant les indices qui nous permettront de démêler le vrai du faux, côtoyant chacun des habitants de ce village, nous apitoyant sur le sort de l'un, ou nous insurgeant face au comportement violent, mesquin, perfide d'un autre, récoltant les indices pour comprendre les comportements de chacun des nombreux protagonistes et les percer à coeur. Et force sera de constater que certains d'entre eux n'étaient pas aussi saints qu'on aurait pu le penser au premier abord. Corruption, violence, tromperie, cynisme marquent profondément cette société.
J'ai du mal à situer ce roman dans l'histoire : j'aurais dit première moitié du XXème siècle sous le règne de Mao Zedong.  Sauf qu'à un moment, il est question d'Internet et de pseudo sous lequel on peut se cacher pour écrire les pires insanités sans être démasqué. Cela me laisse perplexe.
Mis à part ce petit bémol, ce livre est un très grand roman à mon avis. J'ai par moment eu l'impression de lire du Hugo ou du Zola. C'est pour dire ! Mais bon ce n'est que mon avis !
Une lecture riche, ardue et passionnante !
Travail remarquable des traducteurs à saluer : l'écriture est fluide, imagée et poétique.
A lire  aussi de cette auteure Le dernier quartier de lune.

« INCIPIT Quand les bêtes apercevaient Xin Qiza, le boucher du bourg de Longzhan, elles savaient bien qu'elles ne verraient pas le soleil se coucher ; elles prenaient peur, bien que l'objet coincé à sa ceinture ne fût pas un couteau, mais sa pipe préférée.Par beau temps, hiver comme été, Xin Qiza n'avait pas besoin d'allumettes pour fumer. Dans ses poches de pantalon, il gardait d'un côté une lentille convexe et de l'autre un paquet d'écorce de bouleau. Quand il voulait allumer sa pipe, il commençait par sortir sa lentille qu'il tournait vers le soleil pour faire converger les rayons, comme la foule accourt au marché, de façon à produire une étincelle ; puis il prenait dans son autre poche un morceau d'écorce de bouleau, fin comme une feuille de papier, qu'il approchait de la lentille pour l'enflammer et allumer ainsi sa pipe. Bien sûr, il n'était pas très facile de prendre le feu du soleil ; au grand soleil d'été, la lentille enrobait le feu en clin d’œil, mais au coeur de l'hiver, quand la bise soufflait, le soleil manquait de vigueur et le feu se faisait longtemps attendre. Pourtant, Xin Qiza ne s'impatientait pas : il disait qu'une pipe allumée au feu du soleil avait une saveur particulière et que ça valait bien la peine d'attendre. Cette lentille qu'il avait toujours sur lui était un vrai valet de ferme corvéable à merci, toujours à ses ordres. En plus de sa pipe et de sa lentille, Xin Qiza possédait un jeu de couteaux auxquels il tenait ; c'étaient les outils de travail qui lui permettaient de gagner sa vie. Comment aurait-il pu ne pas les aimer ? Il les aimait autant que les animaux les haïssaient. Il était boucher à Longzhan depuis plusieurs dizaines d'années, et l'odeur du sang dont il était imprégné était, pour les bêtes au flair subtil, comme une rivière de mort qui coulait en secret, odeur qui ne leur était que trop familière. C'est pourquoi, lorsqu'il se rendait au bord de la rivière, les vaches et les moutons qui broutaient sur la rive levaient les sabots pour s'éloigner aussitôt, même si l'herbe y était grasse à souhait ; quand il passait dans les rues et les ruelles, les cochons qui se chauffaient au soleil rampaient à plat ventre, tout tremblants ; certains pissaient même sous eux ; quand les chiens des voisins le croisaient, s'ils ne filaient pas, tête basse, chercher protection près de leur maître, ils s'approchaient pour s'attirer ses faveurs et lui léchaient les souliers, comme pour obtenir la vie sauve. Xin Qiza ne mettait pas de chaussures en cuir, mais s'il en avait porté, il n'aurait pas eu besoin de les brosser. Il ne tuait ni ne mangeait de volailles. Il disait que c'étaient des créatures débiles et sans force ; y porter la main ou la dent eût été trop cruel, c'est pourquoi les poulets, canards et oies de Longzhan ne faisaient pas cas de lui. Quand les poules le voyaient, elles continuaient à déambuler à leur rythme ; les canards osaient même le côtoyer en battant des ailes ; quant aux oies, telles des princesses, si elles remarquaient quelque déchet de viande accroché à son pantalon quand elles cherchaient leur pitance, elles n’hésitaient pas à tendre leur long cou pour s'en emparer et le manger. Xin Qiza avait une batterie de couteaux de boucher : pour saigner les cochons, tuer les vaches, sacrifier les moutons, couteau à désosser, couteau à racler les poils, couteau à découper les quartiers de bœuf, de différentes formes et de toutes tailles, parfaitement affûtés. Il les chérissait, c'était toujours lui qui les aiguisait. Sa longue pierre grise à aiguiser était installée à l'angle nord-ouest de l'abattoir, comme une énorme pierre à encre. Quand il affûtait ses couteaux, il plaçait un petit banc repose-pieds sur la pierre et s'installait dessus à califourchon, tel un dresseur de cheval. 
Le clair de lune entrant par la fenêtre éclairait les lames à travers le linge blanc, et aux yeux de Xin Qiza, la lune était un lubrifiant de choix pour ses couteaux.
Il n'y a pas que le soleil et la lune pour donner l'heure, ajouta Xin Qiza, les animaux aussi le font. Le matin, le coq annonce l'aube, à midi c'est le braiement de l'âne et le soir est annoncé par les meuglements et les bêlements des bêtes rentrant dans les enclos. Il suffit de les écouter pour savoir quelle heure il est.
Ces dernières années, chaque fois qu'il allait en voyage d'études dans la zone côtière et les régions en expansion, [Tang Hancheng] en revenait découragé. Le développement économique se faisait au détriment des richesses naturelles et de l'environnement. Les immeubles et les gratte-ciel poussaient comme des champignons, mais l'atmosphère et l'eau étaient polluées. Lui qui avait grandi en montagne aimait la nature. Chaque fois qu'il rentrait exténué à Qingshan, qu'il retrouvait la montagne et les rivières aux eaux limpides, qu'il respirait l'air pur, il sentait le sang dans ses veines le laver des fatigues du voyage. Aussi, ces dernières années, quand il avait été question d'attirer les investissements dans la région, avait-il trouvé des prétextes pour écarter tout ce qui aurait nui à l'environnement de Longzhan. À ses yeux, un développement qui détruisait les ressources naturelles, c'était comme un homme qui, pour échapper au froid de l'hiver, se coupait la jambe pour se chauffer et en restait infirme toute sa vie. 
[...] il découvrit des traces du soleil. L'astre n'avait pas œuvré en vain, il avait fait du bel ouvrage. Grâce à lui, la forêt était exubérante, l'eau des torrents tiédie, les fleurs sauvages épanouies, le chant des oiseaux mélodieux. À marcher ainsi dans la montagne inondée de soleil, il se croyait au paradis !
An Ping ne réussit pas à attraper Xin Xinlai, mais il vit un aigle capturer un lapin, un serpent avaler un rat des champs, des oiseaux dévorer des insectes, des fourmis ronger l'écorce d'un pin, et des abeilles pénétrer dans le calice d'une fleur pour en aspirer avidement le nectar. Parmi tous ces êtres vivants règnent massacre et cruauté, mais cela se passe en silence, et même parfois avec des mots charmants. » 

Quatrième de couverture

C’est toute la vie d’un village perché à flanc de montagne, dans l’extrême nord de la Chine, qui se découvre à nous : le forgeron, le héros de guerre, le boucher qui

allume sa pipe au feu du soleil, l’embaumeuse, le vendeur de tofu, la séduisante patronne du moulin à huile, le policier exécuteur des basses œuvres, autrement

dit bourreau, dont personne ne veut serrer la main qui a tué peut-être un innocent. Les amours, les vengeances, les secrets se dévoilent par petites touches et

s’entrecroisent, tel un puzzle musical où chaque pièce viendrait ajouter sa note à l’ensemble de la partition. Et la beauté et la puissance de la nature qui entoure les hommes donne une dimension grandiose à ce monde étonnant, truculent dont les péripéties nous font frémir et vibrer jusqu’à la dernière page.

Éditions Picquier, mars 2019
Traduit du chinois par  ANDRÉ Yvonne et LÉVÊQUE Stéphane
463 pages

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