mercredi 26 mai 2021

Crénom, Baudelaire ! ★★★★☆ de jean Teulé

Jean Teulé nous propose une rencontre originale et sans ambages avec ce dandy du XIXème siècle. Baudelaire, le poète "maudit". Une œuvre fascinante. Un homme détestable. 
Plutôt que de cueillir les lauriers scolaires comme l'espérait son beau-père, Baudelaire, qui s'est vu dérober le vert et doux paradis maternel de son enfance par ce même beau-père, préfère partir à la cueillette des hallucinations et se prend dans les mailles du cannabis et de l'opium. Il fréquente les Bohèmes, traite mal les femmes, vit avec extravagance (teinte des cheveux en vert, se promène avec un mouton rose...) dilapide tellement vite son héritage paternel qu'il est mis sous tutelle judiciaire. 
Fasciné par la laideur, la pourriture, ses écrits s'en ressentent, et c'est sous les bienfaits hallucinogènes des opiacés qu'il écrira toute sa vie durant, ses Fleurs du Mal. Des Fleurs qui lui valurent un procès, puis une dépression. « Il se sent sale, inutile et laid comme une chose usée. »
Jean Teulé dépeint un personnage à la plume brillante et novatrice mais aux comportements vertigineusement irrévérencieux. Un portrait plutôt cru et vulgaire, truffé d'anecdotes, mais que j'ai trouvé étonnamment humain. Je ne sais pas si Baudelaire a été ce personnage aussi détestable, mais j'ai aimé parcourir sa vie sous la plume de Jean Teulé (son voyage sur les mers du Sud imposé par son beau-père qui ne voulait plus le voir mener la mauvaise vie, son amitié avec Asselineau, sa vie de débauche, sa mise sous tutelle judiciaire, le procès des Fleurs, son exil en Belgique...), de même que j'ai aimé cette plongée dans un Paris du début du XIXème siècle en pleine transformation. 

Je me suis noté la lecture de la biographie de l'auteur écrite par Marie-Christine Natta.

« Mais Charles ne se calme pas du tout. Il reprend ses insolences et déclenche partout sur le bateau un vacarme de scélérat qui fait des frasques. En son éternel haut-de-forme, il a percé dans le bord un trou par lequel il a coulissé un long fil venant entourer son cou tel un collier. À même le pont, quand le vent le décoiffe de l’imposant tuyau rigide en feutre noir, l’air, s’engouffrant à l’intérieur, pousse la calotte cylindrique et le chapeau barré demeure vibrant et agité au bout du fil tendu à un mètre cinquante du crâne de Baudelaire. On dirait un cerf-volant que le jeune passager contemple en tournoyant sur lui-même jusqu’à s’en étourdir, presque s’évanouir, sous le regard au loin des commerçants qui le trouvent tellement baroque. D’autres fois, c’est pire. Après avoir réclamé au capitaine Saliz, qui les a mis en dépôt, les mille francs offerts par Jacques Aupick pour les dépenses personnelles de Charles, celui-ci, au gaillard d’arrière, lance la presque totalité de ses billets de banque au vent. Il les admire, les envie, fuyant au loin comme des papillons virevoltants. Les négociants, près de marins hilares accourus, l’observent encore en soupirant :
- Putain de poète !…»

« J'imaginais qu'il se consacrerait à la cueillette des lauriers scolaires mais, à vingt ans, il préfère rôder autour des estaminets les plus insalubres. Il fréquente des bohèmes de la pire espèce dans un Paris dépravé. Le péril est grand. »

« - Toi, hideuse, horrible, tellement éloignée de la première que j'aurais aimée sur terre, dépucelle-moi ! »

« - C'est un extrait gras de pollen de haschich mélangé à du miel et des aromates. Les pauvres remplacent par du beurre qui devient vite rance et pue.
Ça sert à quoi ? 
- Une bonne cuillère à soupe en décoction dans le thé du matin à jeun et tu possèdes le bonheur pour la journée entière, une béatitude infinie. 
[...]
Ça me métamorphose en poète augmenté qui saura pétrir de la boue pour en faire de l'or. »

« - J'ai toujours été étonné qu'on laisse les femelles entrer dans les églises. Quelles conversations peuvent-elles avoir avec Dieu ? Vous voyez, ma belle chérie, depuis la première qui m'aura trahi lors de ma prime enfance, moi, j'ai dorénavant des stéréotypes odieux à l'égard des femmes. En un mot, je ne leur fais aucune confiance.
- Alors pourquoi s'intéresser à moi ?
- Ah, que voulez-vous, quand la bouche tremble et que le coeur bat, les saines pensées s'envolent. »

« Duval, de sa serviette, s'essuie les lèvres, lève son verre, le boit puis le repose. Autour de ses bras et de son cou le métal et le minéral qui serpentent ajoutent leurs étincelles au feu de ses yeux et jasent doucement aux oreilles de Baudelaire comme sa voix grave qui suggère :
- Plutôt que de devoir encore t'entendre parler de gens qui ne sont pas de ma connaissance et dire des pensées auxquelles je ne comprends rien, tu ne préférerais pas que j'aille te sucer dans les toilettes ? »

« Cette femme est son soleil noir. »

« Il marche toujours à côté du bonheur en se créant tant de besoins. »

« Bébé n'en revient pas :
- Il t'écrit qu'il rêve de te poignarder et de t'éjaculer son ... dans la plaie ? Apollonie, c'est qui ce dingue ?! »

« - Vivre est un mal. C'est un secret connu de tous. 
Puis, en manteau noir s'asseyant, Baudelaire poursuit :
- Mais pour la première fois de ma vie, je suis presque content. Sans compter que j'y mens comme un arracheur de dents, ces Fleurs du Mal sont presque bien et elles resteront comme témoignage de mon dégoût et de ma haine de toutes choses. »

« - À quoi bon dépenser un art opiniâtre pour écrire des poésies aussi révoltantes, s'agace de Broise, contrairement à vos confrères qui célèbrent l'antique ?
- Où les ont-ils connus, les antiques ? réplique Baudelaire. Est-ce qu'ils voient dans les rues des gens porter des péplums sur le dos ? À quoi la forme grecque répond-elle dans notre temps ? N'avons-nous pas d'autres passions, d'autres moeurs, d'autres vices à rimer ? Une lettre de paysan sans orthographe est plus humaine que leurs faussetés ! »

« - Avec un bariolé tel que vous, s'emporte de Broise, il faut s'attendre à tout ! Heureusement que vous ne vous êtes pas encore reproduit !
- Si je me retrouvais affligé d'un fils qui me ressemble je le tuerais par horreur de moi-même. »
« Un tel livre sur l'âme humaine mériterait bien qu'on l'habille d'un costume humain, conteste le poète. Cette couverture en peau de gaupe (salope) connaîtrait aussi un certain engouement. Cela lui donnerait un petit cachet supplémentaire. »

« - Il y a des moments où je doute de votre état mental, mon cher Baudelaire. Il y en a où je n'en doute plus ; c'est la plupart du temps. » (Auguste Poulet-Malassis, éditeur de Baudelaire)

« Et elle retourne aux poèmes à la tonalité cruelle, sadique, masochiste, magnifique, qui ressemblent à un baiser comme un flot grossi. »

« (...) L'odieux y coudoie l'ignoble ; le repoussant s'y allie à l'infect. Jamais on ne vit mordre et même mâcher autant de seins en si peu de pages ; jamais on n'assista à une semblable revue de démons, de fœtus, de diables, de chloroses, de chats et de vermine. Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l'esprit. 
- Pas mal ! ...apprécie Charles dans le bureau de la maison d'édition de la rue de Buci. Il n'y a pas que du faux dans ce qu'il écrit... »

« Le retentissement du procès l'a métamorphosé en homme public. Sa mise au ban agrandit sa légende. Édouard Manet qui mangeait avec des amis se lève pour seulement venir lui dire :
- Vous êtes neuf dans une poésie vieille.
Gustave Flaubert en fait de même :
- Vous êtes résistant comme le marbre et pénétrant comme un brouillard, vous êtes de la race de ces obstinés rêveurs pour qui la poésie demeure une foi et non un métier. Je vous salue, monsieur. 
[...]
- Vous vous êtes rongé à promener vos ennuis, vos cauchemars, vos tortures morales ; vous avez dû beaucoup souffrir, mon cher enfant. »

« - Quelqu'un autour de cette table a-t-il lu les horreurs de Baudelaire ? Non ? Eh bien continuez ! Il souille la grâce, la beauté, l'amour, la jeunesse, la fraîcheur, le printemps, et il aurait des lecteurs ? ... et on l'admirerait, le prônerait, et il faudrait le discuter comme un événement ? »
« Vos Fleurs du Mal rayonnent et éblouissent comme des étoiles. Vous dotez le ciel de l'art d'on ne sait quel rayon macabre. Vous créez un frisson nouveau.  Victor Hugo 
À Paris, dans un gourbi situé à une hauteur aérienne, Charles boit une dernière lampée de sa tasse de thé à la confiture verte qu'il dépose ensuite en grommelant : « L'exilé de Guernesey m'emmerde. Il m'inspire tant d'ennuis que je pourrais devenir disposé à écrire un essai pour prouver que, par une loi fatale, le Génie est toujours bête. » »

« Crénom, c'est tantôt une exclamation ébahie, tantôt un juron selon ce qu'il découvre. Crénom, tout l'étonne. Ce Paris du Second Empire reste un interminable chantier dirigé par le grand urbaniste Napoléon III qui accomplit sa mission. »

Quatrième de couverture

Si l’œuvre éblouit, l’homme était insupportable. Charles Baudelaire ne respectait rien, ne supportait aucune obligation envers qui que ce soit, déversait sur tous ceux qui l’approchaient les pires insanités. Drogué, dandy halluciné, il n’eut jamais d’autre ambition que de saisir cette beauté qui lui ravageait la tête et de la transmettre grâce à la poésie. Dans ses vers qu’il travaillait sans relâche, il a voulu réunir dans une même musique l’ignoble et le sublime. Il a écrit cent poèmes qu’il a jetés à la face de l’humanité. Cent Fleurs du Mal qui ont changé à jamais le destin de la poésie française.

Jean Teulé aime à se glisser dans l'ombre des poètes 
(Rimbaud, Verlaine, Villon et maintenant Baudelaire) 
que le temps et la postérité ont figé
dans la pierre des mémoires collectives.
Il leur prête sa sensibilité, son rire, sa gourmandise,
sa sensualité, ses abîmes. Et soudain, la vie.

Éditions Mialet Barrault, octobre 2020
427 pages

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