samedi 3 avril 2021

Le dernier bain de Gustave Flaubert ★★★☆☆ de Régis Jauffret

Procédé intéressant
que celui de se glisser dans la peau de Gustave Flaubert et d'imaginer ses pensées, et de nous les livrer à travers ce livre. C'est ingénieux, audacieux même. Une première partie "Je" déroutante, surprenante dans laquelle Régis Jauffret est le scribe de Flaubert, qui se raconte d'outre-tombe. La deuxième partie "Il", Régis Jauffret reprend de la voix. 
De Gustave Flaubert, je n'ai lu que Madame Bovary. Un personnage que j'aime beaucoup, une éternelle insatisfaite, qui me fait penser à Anna Karénine. Je connais certaines de ses oeuvres L'éducation sentimentale et Salammbô pour les avoir étudiées au lycée, mais finalement l'auteur, pas vraiment. Alors quand Babelio m'a proposé la lecture de ce livre dans le cadre d'un masse critique privilégié, j'ai sauté sur l'occasion d'en apprendre un peu plus sur Flaubert et de découvrir son contemporain Régis Jauffret. 

J'ai cru comprendre que ce livre était un hommage à l'illustre auteur Gustave Flaubert à l'occasion du bicentenaire de sa naissance. Et la première chose qui me vient en refermant ce livre, c'est "très porté sur le sexe". Et je ne sais pas si Flaubert était autant porté sur le sexe, mais ce livre en regorge ! Du cru, du bestial, des passages scabreux qui, à mon sens, n'apportent rien de glorieux à cet hommage. C'était limite gênant,  agaçant, je ne m'attendais vraiment pas à ce genre de propos dans une biographie romancée sur Flaubert.

"Un dernier bain" dans lequel je ne me suis pas franchement délassée...Outre le fait que je me serais bien passée de savoir quand les dards de ces messieurs pointaient sous le pantalon, une écriture non linéaire et des digressions permanentes n'ont pas facilité ma lecture. J'ai peut-être manqué de concentration car j'ai vraiment bu la tasse par moment, surtout sur la deuxième partie. Et j'ai lu en diagonal et partiellement le "chutier", un ultime texte graphologiquement illisible, pour ma part, qui relate les procédés d'écriture de Régis Jauffret. J'y reviendrai plus tard.

Je continue avec les touches positives ;-) 
J'ai aimé être au côté d'un Flaubert torturé par son sens de la précision poussée à l'extrême, j'ai aimé l'entendre nous parler des mots, de la littérature, de l'importance des mots, du langage.
« Il est impossible d'imaginer sans langage et pour exister la réalité doit être énumérée. La plus humble des pyramides bâties sur une plage par un enfant et celle minuscule accumulée par une peuplade de fourmis forant leur nid sont unies par quelque linéament avec celles des pharaons et celles immenses dans l'espace dont chaque parcelle est une nébuleuse, un trou noir, un tourbillon de galaxies. Parfois frottons les mots l'un contre l'autre pour produire des étincelles, incendier, assister un instant au langage resplendissant, racontant de son propre chef des choses extraordinaires auxquelles n'auraient jamais pensé les hommes qui au fil des générations l'ont créé. Le langage est sauvage, libre, on ne le scelle ni ne lui met de mors en bouche, malheur à ceux qui le prennent pour un canasson qu'on éperonne et cravache, il les enverra d'une ruade éclater au fond d'un ravin. »
J'ai aimé que les personnages des romans de Flaubert s'immiscent, prennent la parole, se rebellent, le hantent, l'obsèdent.
J'ai aimé en apprendre un peu plus sur la vie de Flaubert, ses amours, ses voyages, ses relations avec son entourage et notamment celle très forte qu'il entretient avec sa soeur Caroline, ses relations avec ses "collègues", sur l'époque. Quel travail de documentation ! 
J'ai été touchée par l'altruisme de Flaubert. Par les dernières pages du paragraphe 'Il' et les gestes de Guy de Maupassant. 

Merci à Babelio, aux éditions Seuil et à Régis Jauffret pour cette lecture. Mon prochain rendez-vous avec l'auteur sera avec "Papa". J'attends juste le bon moment.
« Je n'avais pas été un héros mais un consciencieux maçon qui avait construit de solides romans aux phrases sans malfaçons. Ils résisteraient longtemps avant de tomber en ruine. Sans avoir été informé par un émissaire du destin j'étais sur le point d'arrêter d'exister. L'avenir n'était plus. Cependant je profitais avec bonheur de l'instant comme si désormais aucun autre n'était plus posté derrière lui en embuscade. »

« Désormais aucune phrase ne me résistait. J'avais l'impression de casser chaque mot comme une coque dont en guise d'amande le sens se trouverait caché dedans. Je grimpais sur un tabouret pour attraper au hasard un volume de la bibliothèque de mon père. Je me posais sur un siège pour l'absorber à grosses bouchées. Peu m'importait qu'il s'agisse d'un recueil des contes de Voltaire, des fables de La Fontaine ou d'une austère traduction des Métamorphoses d'Ovide. J'étais émerveillé de voir surgir d'une couche d'encre plate et inerte des dieux, des lions, des princesses et de vulgaires bonshommes en frac sans le truchement d'une voix, même pas de la mienne car je m'entraînais peu à peu à déchiffrer les phrases en silence. »

« Je n'ai plus cessé d'ingurgiter des livres tout au long de ma vie. Les recherches que je fis pour l'écriture de Bouvard et Pécuchet qui occupa mes dernières années m'amenèrent à avaler plus de mille cinq cents volumes en prenant des tombereaux de notes dûment conservées par ma nièce et aujourd'hui numérisées que vous pouvez consulter si le coeur vous en dit. »

« À croire que le temps est imputrescible.
- Les secondes pareilles aux gouttes d'eau qui font les stalactites.
Phrase obscure mais élégante dont un écrivain décédé a bien le droit de cadeauter la postérité. »

« Je me disais que les humains ont leur tic-tac comme les montres. Personne cependant pour les remonter quand leur ressort a fini de se détendre. »

« À l'époque où j'existais les malades sauvaient parfois leur peau mais la santé était une chimère à laquelle personne ne croyait. Les praticiens autopsiaient puis après avoir essuyé distraitement leurs mains souillées à leur blouse sanglante sans autre cérémonie opéraient un vivant. Les patients mouraient en masse quelques jours après avoir subi l'enfer de l'intervention sans autre anesthésique qu'un coup de tord-boyaux. »

« J'étais convaincu que seul l'art échappait à la vulgarité de notre existence.
- Que seul l'art sauvait.
Bien portant ou malade j'écrivis jusqu'à la fin de ma vie car les rongeurs rongent quoi qu'il advienne. »

« Le temps des horloges est frustre, grossier.
- C’est une mauvaise pendule.
L’enfance est plus étendue que l’âge adulte. Vous pourrez vivre cent ans, elle occupera malgré tout plus de place dans votre mémoire que le reste de votre vie. Elle ne m’a jamais intéressé du temps où je vivais car ce n’était pas la mode de la ressasser. On la considérait comme une simple préface à l’existence.
- Moins encore.
On ne lui accordait en ce temps-là guère plus d’importance qu’à une page de garde. Je me rends compte aujourd’hui que manquera toujours à mon œuvre un grand livre où j’aurais déposé soigneusement mes souvenirs d’enfance comme des fleurs séchées entre les pages d’un herbier. Mais dix siècles ne suffiraient pas pour raconter ses dix premières années.
- Quand les instants s’attardent, s’écarquillent.
Ensuite, le temps ne prend même plus la peine de vous serrer la main, il passe en coup de vent et peu à peu les heures deviennent les secondes des vieux. »

« Le seul professeur qui m'ait laissé un fort et bon souvenir se nommait Chéruel. Il devint plus tard un grand historien. À cette exception près j'ai toujours haï le petit peuple des enseignants d'alors, mal payé, aigre, aussi bête que des bourgeois sans avoir comme eux l'excuse de goberger.
- Ils ne me rendaient pas heureux. »

« Elle enfila un peignoir, ouvrit une ombrelle et se promena sur le sable qui à chaque pas gardait le moule de son pied. Elle était grande, de magnifiques cheveux noirs tombaient en tresse dans son dos. Elle avait le nez grec, des yeux ardents, des sourcils arqués, un duvet ourlait sa lèvre supérieure, lui donnant une expression mâle et énergique qui me bouleversait. Cette fine moustache traversa on oeuvre car j'en ai affublé toutes mes héroïnes dont Emma Bovary qui me reprocha cette faute de goût jusqu'à mon dernier souffle. »

« J'ai toujours eu un penchant à la mélancolie. Une boisson douce, tiède dont la fadeur même m'enchantait.
- Il me suffisait de regarder l'automne pour regretter l'été. »

« Parfois le bonheur me prenait comme une quinte de toux. Je regardais autour de moi, émerveillé, ravi, comme si j’avais accès à l’existence pour la première fois. Aujourd’hui je me demande si ce n’est pas de m’être joué la comédie du désespoir dès ma prime adolescence qui fit de moi l’homme accablé que je suis devenu. Le romantisme a agi sur ma génération comme un lent poison qui peu à peu nous a empêchés de voir les couleurs de la vie. Gens et paysages nous semblaient des archives jaunies comme si le présent était d’ores et déjà un souvenir usé auquel seule la mémoire pourrait un jour donner ses couleurs. Nous échangions des lettres crépusculaires dignes de vieillards se remémorant la vie assis sur le bord de la fosse où on les ensevelira bientôt. Nous nous serions sentis sots de n’être pas funèbres. J’ai gardé de cette jeunesse désespérée un acharnement à créer un double solide et parfait de cette réalité imprévisible et fragile que nous voulions surpasser. »

« On peut aussi se demander si après plus d'un siècle et demi, un souvenir inventé ne peut pas prendre le pas sur une réalité vieillotte. Du reste, le Flaubert que vous avez déduit de mes romans, de ma correspondance, des témoignages, des on-dit, des ragots, des essais, des fantaisies et des thèses dont je fus l'objet est une construction si imparfaite, si lacunaire, qu'on la pourrait dire fictive à force d'être éloignée de la vérité de l'être qu'au tréfonds de moi je fus. Je fais cependant le serment de m'en tenir à mon passé officiel en tout point conforme aux documents dont je donnerai en fin de volume la bibliographie et qui font autorité parmi les flaubertiens. Si d'aventure je m'en éloignais, si j'allais même jusqu'à en prendre le contre-pied, je le signalerai au fur et à mesure afin que le lecteur ne répète pas ces mensonges en société au risque de se discréditer auprès des érudits qui refusent encore d'admettre qu'un passé de qualité évolue comme un grand cru.   »

« - Que les plus chauds lecteurs avalent mes oeuvres comme des gloutons.
Je renvoie les autres à la foule des résumés longs, larges, étroits, boudinés, maigres, petits, grands, fidèles, fantaisistes qui peuplent les manuels, les encyclopédies et l'infini des serveurs qui ressassent le savoir et l'ignorance du monde.
- Reportez-vous par exemple au compte rendu enthousiaste que fit Zola.
Dans Le Messager de l'Europe du mois de novembre 1875. Brave Émile fleurant bon la vanille avec ses lorgnons d'apothicaire et ses paroles toujours amènes à mon endroit qui à mon enterrement protesta devant ma bière de guingois. Sinon, à sa sortie la critique vomit Saint Antoine que le public bouda. Ah ouiche, parfois le public fait un drôle de Bouddha.  »

« Nous échangeâmes près de six cents lettres. Louise conserva les deux cent quatre-vingt-une que je lui avais adressées. Les autographes furent vendus par sa fille à des collectionneurs. À sa demande elle en envoya copie à Caroline qui les caviarda avant de les publier chez l'éditeur Louis Conard. »

« Il est impossible d'imaginer sans langage et pour exister la réalité doit être énumérée. La plus humble des pyramides bâties sur une plage par un enfant et celle minuscule accumulée par une peuplade de fourmis forant leur nid sont unies par quelque linéament avec celles des pharaons et celles immenses dans l'espace dont chaque parcelle est une nébuleuse, un trou noir, un tourbillon de galaxies. Parfois frottons les mots l'un contre l'autre pour produire des étincelles, incendier, assister un instant au langage resplendissant, racontant de son propre chef des choses extraordinaires auxquelles n'auraient jamais pensé les hommes qui au fil des générations l'ont créé. Le langage est sauvage, libre, on ne le scelle ni ne lui met de mors en bouche, malheur à ceux qui le prennent pour un canasson qu'on éperonne et cravache, il les enverra d'une ruade éclater au fond d'un ravin. »

« Cent soixante-dix années plus tard je crois que loin de vous apprendre, les voyages vous font plus bête et vous remplissent la tête de souvenirs parfumés merveilleux, colorés dont la nostalgie par la suite ne fera qu'accroître votre douleur de vivre. »

« Les pouvoirs qui se disputent aveuglément l'humanité, les pouvoirs qui se guerroient, les pouvoirs qui se haïssent, les pouvoirs qui gouvernent, les pouvoirs qui mercantilisent, les pouvoirs qui se disputes les âmes entendent garder pour leur seul usage l'arsenal du langage. Plus un tête en est dépourvue mieux l'individu surmonte s'exprimera par des phrases misérables puisées parmi les slogans qui servent aux maîtres à vendre des objets, des candidats, des dieux, des attentats. »

Quatrième de couverture

Conçu à la mi-mars 1821 d’un coup de reins que j’ai toujours eu quelque peine à imaginer je suis né le mercredi 12 décembre à quatre heures du matin. Il neigeait sur Rouen, une légende familiale prétend que ma mère se montra si stoïque pendant le travail qu’on pouvait entendre tomber les flocons sur les toits de la ville. Quant à moi, je serais bien resté quelques années de plus dans le ventre à l’abri de l’imbécillité du monde.
Désespéré de naître j’ai poussé un atroce hurlement. Épuisé par mon premier cri je semblais si peu gaillard qu’on attendit le lendemain pour me déclarer à l’état civil car si j’étais mort entre-temps on en aurait profité pour signaler mon décès par la même occasion.

Le 8 mai 1880 au matin Gustave Flaubert prit un bain. Il décéda peu après dans son cabinet de travail d’une attaque cérébrale sans doute précédée d’une de ces crises d’épilepsie dont il était coutumier. Allongé dans l’eau il revoit son enfance, sa jeunesse, ses rêves de jeune homme, ses livres dont héroïnes et héros viennent le visiter. Il se souvient d’Élisa Schlésinger, la belle baigneuse de Trouville qui l’éblouit l’année de ses quinze ans, de Louise Colet dont les lettres qu’il lui adressa constituent à elles seules un chef-d’œuvre mais aussi de l’écrivain Alfred Le Poittevin qui fut l’amour de sa vie.

L’œuvre de Régis Jauffret est composée de vingt-cinq ouvrages dont Microfictions, Sévère, La Ballade de Rikers Island et Papa.

Éditions Seuil, mars 2021 
324 pages

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