jeudi 22 avril 2021

Beyrouth 2020 Journal d'un effondrement ★★★★★ de Charif Majdalani

Les mots saisissants, percutants et poétiques de Charif Majdalani claquent
et c'est une réalité bien triste qui nous saute aux yeux : le Liban est devenu un territoire fissuré, brisé, urbanisé à outrance. À un carrefour convoité entre l'Orient et l'Occident, il n'est plus que spéculation, gouverné par une élite oligarchique. 
« Sur un mur, ce graffiti que j'ai noté il y a quelques jours et qui procède à une belle inversion : Le régime souhaite la chute du peuple. »
Une gouvernance orchestrée par des pilleurs, des prédateurs sans vergogne, véreux et corrompus ; et la catastrophe survenue l'été dernier est une lourde et effroyable conséquence directe de cette très mauvaise gestion de l' État. 
« Rentables, très rentables en revanche, le port et le service des douanes par où passent tous les jours des milliers de tonnes de marchandises, l'aéroport, le service d'enregistrement des véhicules motorisés, le casino du Liban. Autant d'institutions qui toutes possédèrent à un moment ou à un autre leurs propres caisses noires, dont les comptes sont absolument opaques depuis trente ans et où auraient disparu plus de vingt milliards de dollars. »
Les Libanais traversent des turbulences d'une violence inouïe depuis des années. 
« Il y a quelques années, une revue littéraire m'a proposé d'écrire une dystopie qui aurait pour cadre le Liban ou le monde arabe. J'ai imaginé une histoire de spéculations immobilières à grande échelle à Beyrouth, comme il y en a tant eu durant ces dernières années, de buildings et de centres d'affaires ultra-modernes bâtis par des mafias liées au pouvoir sur des terrains gagnés en compressant les millions de tonnes de déchets dans la mer. Un monde d'affairisme glauque, environné de dorures et les pieds dans les ordures. »
Charif Majdalani aime son pays et nous livre ici un témoignage absolument bouleversant et un portrait cinglant de ce Liban en déroute. 
« Nous ne partirons pas de ce pays, nous resterons ici, nous serons de nouveau heureux, nous rirons de nouveau, et si les salauds que vous protégez ne partent pas , eux, nous irons boire et danser sur leurs tombes. »
Un livre poignant !

« Sur les réseaux sociaux, la même chose, inlassablement, jusqu'à la nausée. L'effondrement économique, la ruine du pays, le contrôle des capitaux, les taux de change et la livre en chute libre, l'inflation, la pénurie qui guette. »

« Le hasard a quelque chose de romanesque, voire de tragique. C'est il y a cent ans exactement, en 1920, que l’État libanais a été fondé, et on ne peut que rester rêveur devant l'ironie du sort qui fait advenir la ruine d'un pays à la date même de sa naissance, et au moment même où l'on s'apprête à en célébrer le centenaire. Jusqu'où remonter sur ces cent années, dans la généalogie du désastre ? »

« [...] Brigitte Bardot qui, après avoir tourné dans Beyrouth, décréta qu'elle était déçue, c'était trop occidental à son goût. Elle pensait sans doute trouver des chameaux, des ânes et des almées autour de bassins décorés à la mauresque. Or non, c'est le rock et le twist que l'on dansait, le ski nautique et les minijupes faisaient fureur, et tout cela, juste avant l'effondrement, alors que par ailleurs, dans les banlieues et autour des camps, des batailles rangées se déroulaient entre les milices palestiniennes et celles des partis chrétiens et que le Sud du pays échappait au contrôle de l’État. Nous étions alors comme les habitants qui vivent au pied d'un volcan, qui cultivent leurs terres si fertiles, travaillent à s'enrichir, passent du bon temps en entendant les rugissements réguliers depuis les entrailles de la terre et des tremblements sous leurs pieds mais n'en ont cure, haussent les épaules, prétendent que ça a toujours été comme ça et que ça le sera encore longtemps. Jusqu'au jour où tout est emporté. »
« [...] Alagna chantait à Beiteddine, Placido Domingo à Baalbek et l'élection de Miss Europe se déroulait au Liban. Une nouvelle fois, ce fut la danse au pied d'un volcan qui grondait et dont on refusait d'entendre les menaces, ou sur les bords du gouffre dans lequel on finit par tomber. »

« Il y a quelques années, une revue littéraire m'a proposé d'écrire une dystopie qui aurait pour cadre le Liban ou le monde arabe. J'ai imaginé une histoire de spéculations immobilières à grande échelle à Beyrouth, comme il y en a tant eu durant ces dernières années, de buildings et de centres d'affaires ultra-modernes bâtis par des mafias liées au pouvoir sur des terrains gagnés en compressant les millions de tonnes de déchets dans la mer. Un monde d'affairisme glauque, environné de dorures et les pieds dans les ordures. »

« Loin de s'achever avec le retour de la paix, la dérégulation, qui aboutit à une urbanisation effrénée et à des dégâts écologiques irrémédiables, se poursuivit sous la funeste IIe République, durant laquelle tous les excès furent légalisés, tant qu'ils pouvaient rapporter de l'argent, encore de l'argent, toujours de l'argent. J'ai décrit tous ces mécanismes dans L'Empereur à pied, que peu de lecteurs ont interprété aussi comme un roman sur la destruction de l'environnement et la ruine d'un pays par la violence physique qui lui était infligée. Pendant trente ans, l'édification de mastodontes immobiliers défigura les villes autant que les montagnes. Des individus ou des groupes anciennement proches des milices, et devenus en temps de paix des promoteurs et des milliardaires sans scrupules dans l'orbite du pouvoir, mirent la main sur des pans entiers de côtes et de plages en les bâtissant et en les privatisant arbitrairement. La même espèce d'hommes éventra, fracassa, dépeça des montagnes entières pour en extraire le sable nécessaire aux cimenteries, et ces carrières causèrent des béances atroces dans certains des plus paysages du pays. Durant les années 2008 et 2009, une publicité financée par par des groupes écologistes représentait le Liban sous les traits d'une superbe jeune femme recevant progressivement des coups, des blessures, des plaies, des échardes, jusqu'à à en être défigurée et rendue horrible à voir. La publicité choqua, et on l'interdit. Le déni était encore très fort, on ne voulait rien voir. Pourtant, le visage défiguré du pays était sous nos yeux en permanence, et le travail de destruction tous les jours accru. Des contrats faramineux étaient sans cesse signés, des horreurs ne cessaient de s'élever en contrevenant aux lois. Les décrets sur la fermeture des carrières étaient bafoués et les plages publiques spoliées ne furent jamais restituées parce qu'elles appartenaient de fait à des membres de la caste qui tenait l’État en otage. »

« Rentables, très rentables en revanche, le port et le service des douanes par où passent tous les jours des milliers de tonnes de marchandises, l'aéroport, le service d'enregistrement des véhicules motorisés, le casino du Liban. Autant d'institutions qui toutes possédèrent à un moment ou à un autre leurs propres caisses noires, dont les comptes sont absolument opaques depuis trente ans et où auraient disparu plus de vingt milliards de dollars. »

« Sur un mur, ce graffiti que j'ai noté il y a quelques jours et qui procède à une belle inversion : Le régime souhaite la chute du peuple. »

« [...] le 4 août 2020, à 18h07, la cargaison, ou ce qui en reste, chauffée par l'incendie, ou emportée par l'explosion d'un dépôt d'armes, ou bombardée, explose. Six années d'opacité et d'irresponsabilité, résultat de trente années de corruption et de mensonges, de politiques mafieuses, de collusions entre les divers services de l’État, les divers ministères, les partis politiques et leur clientèle, de manigances géopolitiques aberrantes et de sinistres logiques guerrières planifiées par des milices criminelles se concentrent, se condensent de manière terrifiante et génèrent les cinq secondes de l'apocalypse. »

« Dans de nombreuses demeures historiques des quartiers ravagés de Beyrouth, les décors et les mobiliers anciens ne sont plus que poussière, ruines et gravats. La lente et méticuleuse sédimentation du temps a été balayée en un clin d’œil par le souffle d'un présent vengeur et incompréhensiblement cruel. »
« Durant la journée, le moral remonte un peu, au spectacle notamment de cette immense jeunesse qui s'est levée comme un seul homme pour prendre sur elle d'effacer les traces du cauchemar et d'aider à commencer à rebâtir, en l'absence de l’État voyou dont tout le monde vomit jusqu'aux plus anonymes de ses représentants et les chasse dès qu'ils osent apparaître sur le terrain au milieu des ruines. Au spectacle aussi de la mobilisation de la société civile soutenue par un élan international immense, et du travail solidaire d'un peuple entier qui a décidé qu'il ne plierait pas ou, s'il avait plié sous la violence du coup porté, ne casserait pas.  »

« Nous ne partirons pas de ce pays, nous resterons ici, nous serons de nouveau heureux, nous rirons de nouveau, et si les salauds que vous protégez ne partent pas , eux, nous irons boire et danser sur leurs tombes. »

« [...] ce silence, cette paix immense des montagnes, comme ultimes témoins de ce que dut être le statisme éternel de la planète avant l'irruption du temps et de l'Histoire, et avant le désordre, la ruine et l'entropie que les hommes ne cessent de produire depuis qu'ils ont commencé à s'agiter sur la Terre. »

« J'écris ces lignes assis sur la terrasse. Il fait très chaud mais une brise tiède s'est levée et souffle avec conviction. Sous la poussée de ses rafales, une canette vide roule le long de la rue tranquille, bondissant comme un cabri, dans un joyeux cliquetis, parfois sourd, parfois plus sonore, comme les clochettes d'un maigre troupeau de chèvres, et disparaît, emportée. »

Quatrième de couverture

Au début de l’été 2020, dans un Liban ruiné par la crise économique et l’inflation, dans un Beyrouth épuisé qui se soulève pour une vraie démocratie alors que le monde est pétrifié par le coronavirus, Charif Majdalani entame la rédaction d’un journal. Il entend témoigner de cette période terrible et déroutante, la confronter à son expérience, à ses réflexions et à ses émotions – peut-être aussi espère-t-il la supporter grâce à l’écriture.

Cette chronique de l’étouffement et de l’effondrement, non dénuée d’une paradoxale légèreté, se trouve percutée le 4 août par l’explosion dans le port de la ville de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium. Devenu témoignage du cataclysme, ce récit très sensible aux détails du quotidien dresse le portrait d’une cité stupéfiée par la violence de sa propre histoire, dont les habitants chancellent puis se redressent, jouets d’un destin aussi hasardeux que cruel.

Éditions Actes Sud, L'orient des livres, octobre 2020
149 pages
Prix spécial du Jury Femina 2020

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