jeudi 8 avril 2021

Le Sanctuaire ★★★★☆ de Laurine Roux

Le Sanctuaire. Un écrin de verdure. Un lieu magique.
Y vivent un Papa, une Maman et leurs filles Gemma et June.
La nature les entoure, les protège, les nourrit. 
Gemma est la petite sauvage de la famille, elle n'a pas connu le monde d'avant. 
« Je bois à même la vasque, mes gencives dégoulinent. J'ai grandi ici, dans cette forêt ; ce sont les plantes et les animaux qui m'ont élevée. Je n'ai jamais eu de peluche, je n'en ai pas besoin. »
Le monde d'avant, d'avant la pandémie. Le virus transmis par les oiseaux a muté, il tue.

Une ode à la nature sauvage, au pouvoir des mots, des histoires qui bercent l'enfance, à l'amour d'une mère, d'un père. Un amour immense. Fou. 
Le Sanctuaire est un conte poétique, initiatique, poignant et cruel sur la liberté, l'emprise, la détermination. La fin est surprenante et un titre qui donne tout son sens au roman.
Un univers singulier. Un livre très marquant !

« Comme si le monde avait été éteint en quelques jours, balayé par une plume. »

« Ainsi en est-il du coeur des mères : il bâtit des remparts de tendresse qui protègent les rires et conjurent le sort, mais toujours une porte reste ouverte sur l'abîme car il suffit d'un coin d'os ou de peau pour que la mort brise la lumière. »

« Du monde, je sais seulement ce que Papa et Maman m’ont raconté. June n’en sait pas beaucoup plus. Quand elle a vu le jour, Papa aimait jeter du pain aux mouettes et tous les trois vivaient dans une maison sur pilotis au bord de la mer.
Jamais je n’ai vu la mer. Du Sanctuaire, en revanche, je connais chaque millimètre : la moindre brindille, le plus reculé des terriers. Tout est cartographié dans ma tête. Je pourrais traquer une bête les yeux fermés.
La Dent de Fer est notre limite. Papa seul a le droit d’aller outre. Il dit que notre royaume est immense, qu’il vaut le monde entier. Papa a raison : il suffit de contempler le flot des arbres, ligne mouvante qui sépare la terre et le ciel, pour oublier que nous sommes des rescapés. Ici, nous sommes des rois. Gloria ! »

« Avant le Sanctuaire, Maman écrivait des romans. Elle n'a pas vraiment arrêté. Désormais ils ressemblent à tout sauf à des livres. Des bouts d’écorce ou d'emballages que Papa lui rapporte et qu'elle coud comme elle peut. Maman a utilisé toutes les feuilles dénichées dans les bureaux de la mine. C'est sur ce papier qu'elle a rédigé le "Manuel d'instruction" et le "Registre". Son écriture a recouvert les plans, bordereaux, duplicatas, de sorte que notre vie s’hybride à la mémoire des lieux, à la manière de Papa qui a désossé les bureaux pour édifier notre cabane. »

« Entre deux rapines, quand elle n'a plus rien sur quoi griffonner, Maman se met à parler. Sa voix coule. June et moi nous asseyons à ses pieds, attendons que le flot nous emporte. Les mots tombent en courbes ou en angles droits. Les lignes parallèles deviennent des rues qu’elle goudronne en répétant, "noir, noir comme le dessus d'un gâteau brûlé, avec cet arôme d'huile de cade", et grâce à ces lignes elle construit des lotissements les soirs d'août, quand le sucre des tilleuls se mêle au macadam. Sa voix installe des bancs sous les catalpas, y dispose des familles qui se promènent main dans la main. Une petite fille pousse une trottinette. Chaque fois qu'elle donne une impulsion, les volants de sa robe se soulèvent. Un peu plus loin, un homme fait le plein dans une station-service. Autour de son poing les vapeurs d'essence brouillent l'air ; elles rappellent les toiles de Monet, les préférées de Maman, leur trouble irrésolu, nacré, qui laisse croire qu'un autre monde est possible.
Maman a raison. Un autre monde existe. Dans sa bouche, le passé trouve chair. Le vide derrière la montagne aussi. Je ne connais ni l'huile de cade ni les lotissements, pas plus que le travail des impressionnistes, mais à ses pieds j'éternue à cause du mimosa, mâche ses phrases jusqu'à ce qu'elles emplissent ma gorge de briques, frigos américains, vin blanc et électricité, qu'elles y versent des litres de café et d'air climatisé. Dans les histoires de Maman je peux m'asseoir à la terrasse d'un bar et commander du sirop. Je le bois avec une paille. La cassonade caramélise ma langue. »

« Je bois à même la vasque, mes gencives dégoulinent. J'ai grandi ici, dans cette forêt ; ce sont les plantes et les animaux qui m'ont élevée. Je n'ai jamais eu de peluche, je n'en ai pas besoin. »

« Sur le chemin du retour, j'entends des cris de joie. Je me rue vers la cabane. Papa serre Maman dans ses bras. Ils pleurent et rient en même temps, le corps de Maman parcouru par une drôle de houle. On dirait qu'elle expulse la somme de toutes ses terreurs - oiseaux (secousse), froid (secousse), manque de nourriture (secousse), de médicaments (secousse), soirs de veille (secousse). Son homme à ses côtés, tout éclate dans la chaleur de l'étreinte. J'aime les voir ainsi, sans recours aux mots, s'appartenant tellement l'un l'autre qu'ils semblent modelés dans la même chair. »

« Je retiens mon souffle, de peur de me trahir. La fébrilité de Maman est palpable. Cela fait des années que Papa n'a plus rapporté ce genre d'atrocités. Profitant de la pandémie, certains rescapés s'étaient rassemblés en bandes pour commettre des crimes. Au cours de ses maraudes, Papa avait vu. »

« Au contraire, le Sanctuaire galvanise Papa. Il bâtit, invente, construit, récupère. Chaque jour Maman s’étonne ; elle ne l’a jamais connu aussi robuste. Selon elle, Papa a toujours évité le contact avec les autres. Il se moquait bien de vendre ses sculptures dans les galeries les plus réputées, se payait la tête de Kronauer ou de Mevlido – des agents "wahou", selon Maman. Eux le courtisaient jusque chez lui, dans sa maison en bord de mer. Il les recevait en caleçon, sur le pas de la porte, et les écoutait d’une oreille, en buvant une canette.Aucune de leurs propositions n’était jamais assez intéressante. Seule Maman, de temps à autre, parvenait à lui faire signer un contrat. Elle le tirait par la manche pour qu’il se rende au vernissage. Parfois, il y allait pieds nus. Le petit monde de l’art adorait ça. "Des putains de lèche-culs", déclarait Papa. Il était devenu leur coqueluche. Lui aurait préféré passer son temps dans la forêt, à chercher les bonnes essences, à quêter le nœud de tel arbre, la forme de telle branche, à éprouver combien il était dépassé par les prodiges de la nature – coquette lingerie d’une sauterelle aux ailes bleues, sautoir de rosée à la gorge d’un tronc. Et il retournait dans son atelier, le front rendu humble par tant de beauté, où il bataillait sans relâche avec le fer et le bois pour retrouver l’énergie sauvage et raffinée d’une libellule sur une feuille qui ploie.
Ici, Papa a façonné un monde à sa mesure.
Le Sanctuaire est son chef-d’œuvre. »

« Gemma, ton père et toi êtes de ces prodiges, votre amour a la beauté d'une déflagration. Ce soir, tes mots, Mummy, tes mots suffiraient presque. Mais il y a cet homme. Il a touché l'oiseau et il n'est pas mort. »

« Un son étouffe bientôt ses railleries, qui emplit tout l'espace, le recouvre de givre et de froid, le son que font en tombant les larmes de Maman, précises et régulières, comme des billes de plomb sur la table. »

« [...] un éclair zèbre le ciel. Blanc et fin, queue de comète ou d'hermine, c'est fugace et beau, fantôme de pinceau. »

Quatrième de couverture

Le Sanctuaire : une zone montagneuse et isolée, dans laquelle une famille s’est réfugiée pour échapper à un virus transmis par les oiseaux et qui aurait balayé la quasi-totalité des humains. Le père y fait régner sa loi, chaque jour plus brutal et imprévisible.
Munie de son arc qui fait d’elle une chasseuse hors pair, Gemma, la plus jeune des deux filles, va peu à peu transgresser les limites du lieu. Mais ce sera pour tomber entre d’autres griffes : celles d’un vieil homme sauvage et menaçant, qui vit entouré de rapaces. Parmi eux, un aigle qui va fasciner l’enfant…
Dans Le Sanctuaire, ode à la nature souveraine, Laurine Roux confirme la singularité et l’universalité de sa voix.

Les éditions du Sonneur, août 2020
147 pages

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