vendredi 9 novembre 2018

Leurs enfants après eux ★★★★☆ de Nicolas Mathieu

Repéré dès sa sortie, une couverture attirante, une quatrième de couverture alléchante. Je me réjouis de ne pas avoir pris la tangente; je me suis régalée à la lecture de ce roman, qui n'était pas encore  goncourisé. C'est à présent chose faite, et c'est très mérité à mon humble avis.

Ce roman est un régal, un bond en arrière de quelques années (d'un bon quelques années quand même;-)), hyper réaliste; il a parlé à l'adolescente que je fus dans les années 90, j'ai complètement adhéré. 

Portrait d'une jeunesse bouillonnante, chaussée de Torsion, habillé d'un tee-shirt Waikiki, dans les oreilles Nirvana et NTM et une console de jeux dans les mains, qui contourne les ordres et défie l'autorité, en proie à leurs hormones, cornaqués pour obtenir de vains brevets qui les destinaient à des formations plus ou moins prestigieuses, mais qui toutes agissaient comme autant de laminoirs d'où l'on sortait accompli ou bien brisé, c'est à dire disponible. Que du bonheur ;-)
« ...ils vont vite, ils sont jeunes, et mourir n'existe pas. »
Portrait très réussi également, avec la noirceur qui va bien, d'un monde ouvrier décadent, celui de la métallurgie en Lorraine. 
« Les hommes parlaient peu et mouraient tôt. Les femmes se faisaient des couleurs et regardaient la vie avec un optimisme qui allait en s'atténuant. Une fois vieilles, elles conservaient le souvenir de leurs hommes crevés au boulot, au bistrot, silicosés, de fils tués sur la route, sans compter ceux qui s'étaient fait la malle. »
Le langage est fleuri, le rythme est enlevé, la narration est claire et précise. 
Un plaisir de lecture à ne pas bouder. Bravo Mr Mathieu. 
« La vitesse leur tirait des larmes et leur montait dans la poitrine. Ils filaient sur la tête éteinte, tête nue, incapables d'accidents , trop rapides, trop jeunes, insuffisamment mortels. »

« Chez eux, on était licencié, divorcé, cocu ou cancéreux. On était normal en somme, et tout ce qui existait en dehors passait pour relativement inadmissible. Les familles poussaient comme ça, sur de grandes dalles de colère, des souterrains de peines agglomérées qui, sous l'effet du Pastis, pouvaient remonter d'un seul coup en plein banquet. Anthony, de plus en plus, s'imaginait supérieur. Il rêvait de foutre le camp.
Il avait peur, c'était délicieux.
Globalement, cette envie de reluquer le corps des filles ne le quittait pas. Dans ses tiroirs et son lit, il planquait des magazines et des VHS, sans parler des mouchoirs en papier.  
Sous les combles, des mômes à peine plus vieux que lui se défonçaient en jouant à Street Fighter. Au rez-de-chaussée, leur père regardait Intervilles, une bière à la main.
[...] C'est drôlement doux, une fille, on ne s'y fait jamais complètement.Celle-là s'appelait Stéphanie Chaussoy.Anthony vivait l'été de ses quatorze ans. Il faut bien que tout commence.
À l'horizon, le ciel avait pris des couleurs exagérées. Grisé, il lâcha le guidon et ouvrit les bras. La vitesse faisait battre les pans de son débardeur. Il ferma les yeux un instant, le vent sifflant à ses oreilles. Dans cette ville moitié morte, étrangement branlée, construite dans une côte et sous un pont, Anthony filait tout schuss, pris de frissons, jeune à crever.
La maison des Casati était construite de plain-pied, sans rien autour, juste la pelouse à moitié morte où les pas du garçon faisaient un bruit de papier froissé. Son père, qui n'en pouvait plus de l'entretien et du désherbage, avait tout passé au Round Up. Depuis, il pouvait regarder le Grand Prix le dimanche l'esprit tranquille. Avec les films de Clint Eastwood et Les Canons de Navarone, c'était le seul truc ou presque qui lui mettait du baume au coeur. Anthony ne partageait pas grand-chose avec son vieux, mais ils avaient ça au moins ça, la télé, les sports mécaniques, les films de guerre. Dans la pénombre du salon, chacun dans son coin, c'était le max d'intimité qu'ils s'autorisaient.
C'était presque encore neuf, un titre qui venait d'une ville américaine et rouillée pareil, une ville de merde perdue très loin là-bas, où des petits blancs crades buvaient des bières bon marché dans leurs chemises à carreaux. Et cette chanson, comme un virus, se répandait partout où il existait des fils de prolo mal fichus, des ados véreux, des rebuts de la crise, des filles mères, des releuleuh en mob, des fumeurs de shit et des élèves de Segpa. À Berlin, un mur était tombé et la paix, déjà, s'annonçait comme un épouvantable rouleau compresseur [...] des mômes sans rêves écoutaient maintenant ce groupe de Seattle qui s'appelait Nirvana. Ils se laissaient pousser les cheveux et tâchaient de transformer leur vague à l'âme en colère, leur déprime en décibels. Le paradis était perdu pour de bon, la révolution n'aurait pas lieu ; il ne restait plus qu'à faire du bruit. 
Un siècle durant, les hauts-fourneaux d'Heillange avaient drainé tout ce que la région comptait d'existences, happant d'un même mouvement les êtres, les heures, les matières premières. D'un côté, des wagonnets apportaient le combustible et le minerai par voie ferrée. De l'autre, des lingots de métal repartaient par le rail, avant d'emprunter le cours des fleuves et des rivières pour de lents cheminements à travers l'Europe.
Le corps insatiable de l'usine avait duré tant qu’il avait pu, à la croisée des chemins, alimenté par des routes et des fatigues, nourri par tout un réseau de conduites qui, une fois déposées et vendues au poids, avaient laissé dans la ville de cruelles saignées. Ces trouées fantomatiques ravivaient les mémoires, comme les ballasts mangés d’herbe, les réclames qui pâlissaient sur les murs, ces panneaux indicateurs grêlés de plombs.
Anthony la connaissait bien cette histoire. On la lui avait racontée toute l'enfance. Sous le gueulard, la terre se muait en fonte à 1800 oc, dans un déchaînement de chaleur qui occasionnait des morts et des fiertés. Elle avait sifflé, gémi et brûlé, leur usine, pendant six générations, même la nuit. Une interruption aurait coûté les yeux de la tête, il valait encore mieux arracher les hommes à leurs lits et à leurs femmes. Et pour finir, il ne restait que ça, des silhouettes rousses, un mur d'enceinte, une grille fermée par un petit cadenas. L'an dernier, on y avait organisé un vernissage. Un candidat aux législatives avait proposé d'en faire un parc à thème. Des mômes la détruisaient à coups de lance-pierre.
Les dîners s'éternisaient bien après minuit et Anthony finissait toujours par s'endormir sur le canapé, bercé par la conversation des adultes. Son père avait sorti les alcools. Les mots prune et mirabelle étaient écrits à l'encre bleue sur des étiquettes de cahier d'écolier. L'odeur des Gauloises, les hommes qui retiraient un brin de tabac du bout de leur langue. Les blagues de Toto. Les femmes papotant dans la cuisine. La cafetière qui roucoule à 1 heure du matin. 
Dans leur dos, Hélène et son fils éprouvaient le vide de la cage d'escalier, la verticalité silencieuse de l'immeuble, une présence nombreuse, mobile, un fourmillement sourd, Tout un peuple désœuvré se trouvait là aux aguets, tenu par des postes de télé, des drogues et des divertissements, la chaleur et l'ennui.
À l'usine, il avait obéi quarante ans, ponctuel, faussement docile, arabe toujours. [...]
Le fonctionnement de l'usine n'avait rien d'innocent. On aurait pu penser de prime abord que l’efficacité décidait de la répartition des hommes, de l'emploi de leur force. Que cette logique-là, que cette brutalité-là, celle de la production et de la marche forcée, suffisait. En réalité, derrière ces totems qu'on brandirait toujours plus haut à mesure que la vallée serait moins compétitive, il se trouvait tout un imbroglio de règles tacites, de méthodes coercitives héritées des colonies, de classements apparemment naturels, de violences instituées qui garantissaient la discipline et l'échelonnement des humiliés. Et tout en bas, on trouvait Malek Bouali et les siens, frisés, bicots, bougnoules, négros ; ces mots s'employaient largement. Au fil du temps, le mépris qu'on avait pour lui et ses semblables s'était fait plus dissimulé, il n'avait jamais disparu. Il avait même été promu. Mais il restait au fond de son ventre comme un ragoût de colère qui avait brûlé quarante ans. Peu importait à présent. Il touchait son chômage et avec la prime de licenciement de Metalor, il faisait construire une petite maison au pays. Rania était partie devant. Ils avaient tellement travaillé. Et leurs fils qui, depuis tout petits, savaient plus, comprenaient mieux. Qu’est-ce qu'il s'était passé ?
Hélène et lui se mesuraient par-dessus la table. Ils étaient dans le dur à présent. L'éducation est un grand mot, on peut le mettre dans des livres et des circulaires. En réalité, tout le monde fait ce qu'il peut. Qu'on se saigne ou qu'on s'en foute, le résultat recèle toujours sa part de mystère. Un enfant naît, vous avez pour lui des projets, des nuits blanches. Pendant quinze ans, vous vous levez à l'aube pour l'emmener à l'école. À table, vous lui répétez de fermer la bouche quand il mange et de se tenir droit. Il faut lui trouver des loisirs, lui payer ses baskets et des slips. Il tombe malade, il tombe de vélo. Il affûte sa volonté sur votre dos. Vous l'élevez et perdez en chemin vos forces et votre sommeil, vous devenez lent et vieux. Et puis un beau jour, vous vous retrouvez avec un ennemi dans votre propre maison. C'est bon signe. Il sera bientôt prêt. C'est alors que viennent les emmerdes véritables, celles qui peuvent coûter des vies ou finir au tribunal. Hélène et l'homme en étaient là, à sauver les meubles.
Dès lors, la vie avait pris un drôle d'aspect. Il arrivait à Anthony de se lever le matin encore plus crevé que la veille. Il dormait pourtant de plus en plus tard, surtout le week-end, ce qui faisait enrager sa mère. Quand les copains le vannaient, il prenait la mouche, répliquait avec ses poings. Sans cesse, il avait envie de cogner, de se faire mal, de foncer dans les murs. Alors il partait faire du vélo avec son walkman sur les oreilles, en se repassant vingt fois la même chanson triste. Soudain, en regardant Beverly Hills à la télé, de hautes mélancolies le prenaient. Ailleurs, la Californie existait, et là-bas, c'est sûr, des gens menaient des vies qui valaient le coup. Lui, il avait des boutons, des baskets trouées, son œil foutu. Et ses parents qui régnaient sur sa vie. Bien sûr, il contournait les ordres et défiait constamment leur autorité. Mais tout de même, ces destins acceptables restaient hors de portée. Il n'allait quand même pas finir comme son vieux, bourré la moitié du temps à gueuler devant le JT ou à s'engueuler avec une femme indifférente. Où était la vie, merde ?
Car chaque jour, tout conspire contre ce corps. Son mari qui ne la baise plus. Ce fils pour lequel elle se ronge les sangs. Le travail qui l'affadit à force d'immobilité, de tâches dénuées de sens, de mesquineries toujours reconduites. Et le temps évidemment, qui ne sait rien faire d'autre. 
Dans son ventre, tout est encore là, intact, son besoin de mains et de regards, et entre ses jambes la possibilité d'un plaisir qui échappe au règlement intérieur du bureau, au code de la route, à son contrat de mariage et à la plupart des autres lois. On ne lui enlèvera pas ça. 
La silicose et le coup de grisou ne faisaient plus partie des risques du métier. On mourait maintenant à feu doux, d’humiliation, de servitudes minuscules, d’être mesquinement surveillé à chaque stade de sa journée ; et de l’amiante aussi. Depuis que les usines avaient mis la clef sous la porte, les travailleurs n’étaient plus que du confetti. Foin des masses et des collectifs. L’heure, désormais, était à l’individu, à l’intérimaire, à l’isolat. Et toutes ces miettes d’emplois satellitaient sans fin dans le grand vide du travail où se multipliaient une ribambelle d’espaces divisés, plastiques et transparents : bulles, box, cloisons, vitrophanies. Là-dedans, la climatisation tempérait les humeurs. Bippers et téléphones éloignaient les comparses, réfrigéraient les liens. Des solidarités centenaires se dissolvaient dans le grand bain des forces concurrentielles. Partout, de nouveaux petits jobs ingrats, mal payés, de courbettes et d'acquiescement, se substituaient aux éreintements partagés d'autrefois. Les productions ne faisaient plus sens. On parlait de relationnel, de qualité de service, de stratégie de com, de satisfaction client. Tout était devenu petit, isolé, nébuleux, pédé dans l'âme. Patrick ne comprenait pas ce monde sans copain, ni cette discipline qui s'était étendue des gestes aux mots, des corps aux âmes. On n'attendait plus seulement de vous une disponibilité ponctuelle, une force de travail monnayable. Il fallait désormais y croire, répercuter partout un esprit, employer un vocabulaire estampillé, venu d'en haut, tournant à vide, et qui avait cet effet stupéfiant de rendre les résistances illégales et vos intérêts indéfendables. 
À la 70ème minute, Thuram planta un second but et il ne fut plus question de rien. Le peuple se trouva tout à coup fusionné, rendu à son destin de horde, débarrassé des encarts et des positions, tout entier. Ce qui voulait demeuré en dehors devint incompréhensible. Tout ce qui se trouvait pris dedans résonna du même glas. Le pays entier venait d'accoster en plein fantasme. C'était un moment d'unité, sexuel et grave. Plus rien n'avait jamais existé, ni l'histoire, ni les morts, ni les dettes, effacées comme par enchantement. La France était bandée, immensément fraternelle. »

Quatrième de couverture

Août 1992. Une vallée perdue quelque part dans l’Est, des hauts-fourneaux qui ne brûlent plus, un lac, un après-midi de canicule. Anthony a quatorze ans, et avec son cousin, pour tuer l’ennui, il décide de voler un canoë et d’aller voir ce qui se passe de l’autre côté, sur la fameuse plage des culs-nus. Au bout, ce sera pour Anthony le premier amour, le premier été, celui qui décide de toute la suite. Ce sera le drame de la vie qui commence.
Avec ce livre, Nicolas Mathieu écrit le roman d’une vallée, d’une époque, de l’adolescence, le récit politique d’une jeunesse qui doit trouver sa voie dans un monde qui meurt. Quatre étés, quatre moments, de Smells Like Teen Spirit à la Coupe du monde 98, pour raconter des vies à toute vitesse dans cette France de l’entre-deux, des villes moyennes et des zones pavillonnaires, de la cambrousse et des ZAC bétonnées. La France du Picon et de Johnny Hallyday, des fêtes foraines et d’Intervilles, des hommes usés au travail et des amoureuses fanées à vingt ans. Un pays loin des comptoirs de la mondialisation, pris entre la nostalgie et le déclin, la décence et la rage.

Éditions Actes Sud, Août 2018
430 pages

Prix Goncourt - 2018
Prix du deuxième roman Alain Spiess - Le Central - 2018
Prix Blù Jean-Marc Roberts -2018
La Feuille d'or de la ville de Nancy, prix des Médias France Bleu-France 3-L'Est Républicain - 2018

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