lundi 19 novembre 2018

Frère d'âme ★★★★☆ de David Diop

Deux camarades, plus que frères, puisqu'ils se sont choisis comme frères, deux tirailleurs sénégalais, attendant le coup de sifflet de mort du capitaine, pour sortir du ventre de la terre, accompagnés de leurs camarades sénégalais, en hurlant, pour affronter leurs ennemis aux yeux bleus jumeaux, pour affronter la mort, alors que des petits obus malicieux décapitants et des gros grains rouges de guerre [tombent] du ciel métallique.

C'est un rescapé des ténèbres qui nous parle, qui nous raconte la folie de la guerre, la violence, la furie, qui nous conte sa vengeance, sa folie et la douleur qui mord

Déroutant, dérangeant, puissant, profondément humain, ce roman bouscule, questionne sur les séquelles psychologiques, les cicatrices morales que le basculement dans la violence, dans la cruauté provoque. Il aborde aussi la question du déracinement et l'histoire des soldats coloniaux, éternels oubliés.
« La nuit, tous les sangs sont noirs. »
Le rythme est enlevé et les mots, très souvent répétés, accentuent encore davantage le rythme de cette bouleversante lecture.
Un roman de la rentrée littéraire 2018, une confession troublante, dont je ne peux que vivement conseiller la lecture.


« Ah Mademba Diop ! ce n'est que quand tu t'es éteint que j'ai vraiment commencé à penser. Ce n'est qu'à ta mort, au crépuscule, que j'ai su, j'ai compris que je n'écouterais plus la voix du devoir, la voix qui ordonne, la voix qui impose la voix. Mais c'était trop tard.
Au nom de je ne sais quelles lois humaines, je t'ai abandonné à ton sort misérable. Peut-être pour sauver mon âme, peut-être pour rester tel que ceux qui m'ont élevé ont voulu que je sois devant Dieu et devant les hommes. Mais devant toi, Mademba, je n'ai pas été capable d'être un homme. Je t'ai laissé me maudire, mon ami, toi, mon plus que frère, je t'ai laissé hurler, blasphémer, parce que je ne savais pas encore penser par moi-même.
Tous vont mourir sans penser parce que le capitaine Armand leur a dit : « Vous les Chocolats d’Afrique noire, vous êtes naturellement les plus courageux parmi les courageux. La France reconnaissante vous admire. Les journaux ne parlent que de vos exploits ! »
La seule différence entre mes camarades [...] et moi, c'est que je suis devenu sauvage par réflexion.
Un champ ensemencé de millions de petits grains de guerre métalliques qui ne donnent rien. Un champ de bataille balafré façonné par des carnivores.
... la tranchée ennemie, ouverte elle aussi comme le sexe d'une immense femme, une femme de la taille de la Terre.
C'est ça la guerre : c'est quand Dieu est en retard sur la musique des hommes, quand Il n'arrive pas à démêler les fils de trop de destins à la fois.
... nous ne pensions plus à la douleur de l'absence qui tord les entrailles, mais à la faim qui ne les tord pas moins.
Mon père est un soldat de la vie quotidienne qui n'a vécu que pour préserver ses femmes et ses enfants de la faim. Jour après jour, dans ce fleuve de duré qu'est la vie, mon père nous a rassasiés des fruits de ses champs et de ses vergers. Mon père, ce vieil homme, nous a fait croître et embellir, nous sa famille, comme les plantes dont il nous nourrissait. C'était un cultivateur d'arbres et de fruits, c'était un cultivateur d'enfants. [...]« Moi Bassirou Coumba Ndaye, petit-fils d'un des cinq enfants fondateurs de notre village, je vais te dire, Abdou Thiam, une chose qui ne va pas te plaire. Je ne refuse pas de consacrer un de mes champs à la culture de l'arachide, mais je refuse de consacrer tous mes champs à l'arachide. L'arachide ne peut pas nourrir ma famille. Abdou Thiam, tu dis que l'arachide c'est de l'argent, mais par la vérité de Dieu, je n'ai pas besoin d'argent. » »

Quatrième de couverture 

Un matin de la Grande Guerre, le capitaine Armand siffle l’attaque contre l’ennemi allemand. Les soldats s’élancent. Dans leurs rangs, Alfa Ndiaye et Mademba Diop, deux tirailleurs sénégalais parmi tous ceux qui se battent alors sous le drapeau français. Quelques mètres après avoir jailli de la tranchée, Mademba tombe, blessé à mort, sous les yeux d’Alfa, son ami d’enfance, son plus que frère. Alfa se retrouve seul dans la folie du grand massacre, sa raison s’enfuit. Lui, le paysan d’Afrique, va distribuer la mort sur cette terre sans nom. Détaché de tout, y compris de lui-même, il répand sa propre violence, sème l’effroi. Au point d’effrayer ses camarades. Son évacuation à l’Arrière est le prélude à une remémoration de son passé en Afrique, tout un monde à la fois perdu et ressuscité dont la convocation fait figure d’ultime et splendide résistance à la première boucherie de l’ère moderne.

Né à Paris en 1966, David Diop a grandi au Sénégal. Il est actuellement maître de conférences à l’université de Pau.

Éditions Seuil, Août 2018
175 pages

Prix Goncourt des Lycéens - 2018

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