jeudi 8 octobre 2020

Underground Railroad ★★★★☆ de Colson Whitehead

« Regardez dehors quand vous filerez à toute allure, vous verrez le vrai visage de l'Amérique. »
C'est le visage de l'esclavage américain dans les  États du Sud que nous découvrons dans cet opus, une thématique racontée déjà de nombreuses fois, mais abordée ici sous un autre autre angle : Colson Whitehead met en lumière l'histoire des fugitifs du chemin de fer clandestin. Un important réseau de routes clandestines et de passeurs d'esclaves a vu le jour au début du XIXème siècle afin d'aider les fugitifs des territoires du Sud à rejoindre les territoires du Nord où l'esclavage était interdit. 

Dans cet opus, la jeune Cora, esclave fugueuse, va, grâce à ce réseau clandestin, matérialisé en véritable réseau ferroviaire par Colson Whitehead,  fuir sa Géorgie natale et tenter de gagner sa liberté. 

Un chemin semé d'embûches, qui ne lui épargne, de même qu'à nous lecteurs, aucune cruauté, aucun raffinement de cette cruauté, aucune scène macabre, aucune sombre épreuve des êtres asservis, aucune monstruosité et je pense aux potences des pendus sur la Piste de la Liberté, des visions qui me donnent froid dans le dos, à la médecine préventive par stérilisation, à ces patrouilleurs et chasseurs d'esclaves sans scrupule, des fous à lier,  à la sombre personnalité, inhumains, à ces spectacles de singeries orchestrés par des Blancs avant un lynchage public et savourés par un public blanc euphorique... 

Une plongée vertigineuse dans les méandres d'une Amérique esclavagiste et inique. 
Cora dresse le bilan de son voyage ... et noue ses infortunes en une tresse épaisse
« Le registre de l’esclavage n’était qu’une longue succession de listes. D’abord les noms recueillis sur la côte africaine, sur des dizaines de milliers de manifestes et de livres. Toute cette cargaison humaine. Les noms des morts importaient autant que ceux des vivants car chaque perte, par maladie ou suicide – ou autres motifs malheureux qualifiés ainsi pour simplifier la comptabilité –, devait être justifiée auprès des armateurs. À la vente aux enchères, on recensait les âmes pour chacun des achats, et dans les plantations les régisseurs conservaient les noms des cueilleurs en colonne d’écriture cursive. Chaque nom était un investissement, un capital vivant, le profit fait chair. »
D'un état à l'autre, Colson Whitehead nous trimbale dans cette période de l'Histoire de l'Amérique, période d'avant la guerre de Sécession, dans une course poursuite haletante et pousse à la réflexion sur l'héritage esclavagiste américain. Sombre réalité américaine et une société qui est loin d'en avoir fini avec la question raciale.  
« …Et l’Amérique est également une illusion. La plus grandiose de toutes. La race blanche croit, croit de tout son cœur, qu’elle a le droit de confisquer la terre. De tuer les Indiens. De faire la guerre. D’asservir ses frères. S’il y avait une justice en ce monde, cette nation ne devrait pas exister, car elle est fondée sur le meurtre, le vol et la cruauté. Et pourtant nous sommes là. »
Extrêmement bien documenté, l'auteur glisse au fil des chapitres d'authentiques avis de recherche d'esclaves en fuite.


Je recommande vivement !

« Depuis la nuit de son enlèvement, elle avait été évaluée et réévaluée, s'éveillant chaque jour sur le plateau d'une nouvelle balance. Connais ta valeur et tu connaîtras ta place dans l'ordre des choses. Échapper aux limites de la plantation, c'eût été échapper aux principes fondamentaux de son existence : impossible. »

« Ava et la mère de Cora avaient grandi ensemble sur la plantation. Elles avaient eu droit de la part des Randall à la même hospitalité, aux dévoiements si fréquents qu'ils en devenaient aussi banals que la pluie et le beau temps, et à d'autres dont la monstruosité était si inventive que l'esprit refusait de les assimiler. Parfois, une telle expérience partagée engendrait entre deux êtres un lien irrévocable ; mais non moins souvent, la honte de se sentir impuissant faisait de tout témoin un ennemi. »

« [...] quand le sang noir devenait de l'argent, cet homme d'affaires avisé savait trouver la veine. »

« Il arrive parfois qu'une esclave se perde dans un bref tourbillon libérateur. Sous l'emprise d'une rêverie soudaine au milieu des sillons, ou en démêlant les énigmes d'un rêve matinal. Au milieu d'une chanson dans la chaleur d'un dimanche soir. Et puis ça revient, inévitablement : le cri du régisseur, la cloche qui sonne la reprise du travail, l'ombre du maître, lui rappelant qu'elle n'est humaine que pour un instant fugace dans l'éternité de sa servitude. »

« Le registre de l’esclavage n’était qu’une longue succession de listes. D’abord les noms recueillis sur la côte africaine, sur des dizaines de milliers de manifestes et de livres. Toute cette cargaison humaine. Les noms des morts importaient autant que ceux des vivants car chaque perte, par maladie ou suicide – ou autres motifs malheureux qualifiés ainsi pour simplifier la comptabilité –, devait être justifiée auprès des armateurs. À la vente aux enchères, on recensait les âmes pour chacun des achats, et dans les plantations les régisseurs conservaient les noms des cueilleurs en colonne d’écriture cursive. Chaque nom était un investissement, un capital vivant, le profit fait chair. »

« Si les nègres étaient censés jouir de leur liberté, ils ne seraient pas enchaînés. Si le Peau Rouge était censé conserver sa terre, elle serait encore à lui. Et si le Blanc n’avait pas été destiné à s’emparer de ce nouveau monde, il ne le posséderait pas.
Tel était l’authentique Grand Esprit, le fil divin qui reliait toute entreprise humaine : si vous arrivez à garder quelque chose, c’est que cette chose vous appartient. C’est votre bien : votre esclave, votre continent. L’impératif américain ».

« Tu as été en fuite pendant dix mois, reprit-il. C’est déjà assez insultant. Ta mère et toi, vous êtes une lignée à éteindre. Une semaine avec moi, enchaînée, et tu n’arrêtes pas de m’asticoter, comme une insolente, alors que tu es en route vers des retrouvailles sanglantes. Le lobby abolitionniste adore faire parader les gens comme toi, pour faire de grands discours devant les Blancs qui n’ont aucune idée de la marche du monde. […] On ne peut pas se permettre de vous rendre trop malins. Ni de vous rendre assez résistants pour nous échapper. »

« Tu as entendu mon nom quand tu n’étais qu’une négrillonne, dit-il. Le nom du châtiment, qui hantait chaque pas du fugitif, chaque pensée d’évasion. Pour chaque esclave que je ramène chez lui, il y en a vingt autres qui abandonnent leurs projets de pleine lune. Je suis une idée de l’ordre. Et l’esclave qui s’éclipse, c’est une idée aussi. Une idée d’espoir. Qui défait ce que je fais, et à cause de ça un esclave de la plantation voisine se met dans la tête que lui aussi peut s’enfuir. Si on laisse faire, on tolère un défaut dans l’impératif américain. Et ça, je refuse ».

« Voilà ce que je voudrais que tu saches : en Amérique, la destruction du corps noir est une tradition – un héritage. L’esclavage n’a pas consisté simplement à emprunter la force de travail des Noirs : il n’est pas si facile de demander à un être humain d’engager son corps dans une activité qui va à l’encontre de son intérêt le plus élémentaire. L’esclavage doit donc être fait de violents coups de colère, de massacres perpétrés au hasard, de visages balafrés et de cerveaux qui explosent au-dessus d’une rivière alors que les corps cherchent à s’échapper. L’esclavage implique le viol, répété avec une telle régularité qu’il en devient industriel. Il n’y a pas de manière exaltante de dire ça. Je n’ai pas de chants de prière à te proposer, ni de vieux negro-spirituals. […] Pendant l’esclavage, l’âme ne s’échappait pas. L’esprit ne filait pas non plus à tire-d’aile sur un air de gospel. L’âme, c’était le corps qui nourrissait le tabac ; l’esprit, c’était le sang qui arrosait le coton ; à eux deux, ils ont fait pousser les fruits du jardin américain. Ces fruits étaient gardés et protégés grâce aux raclées qu’on administrait aux enfants avec le bois de chauffage, grâce au fer brûlant qui épluchait la peau comme une feuille de maïs. […] Les corps étaient pulvérisés, ils étaient devenus un simple stock, pour lequel on contractait une assurance. Les corps, aussi lucratifs que les terres indiennes, permettaient de rêver à une véranda, à une belle épouse ou à une maison de vacances à la montagne. Pour les hommes qui avaient besoin de se croire blancs, les corps étaient le sésame d’un club mondain ; le droit de casser les corps étaient la marque de la civilisation. »

« Une fois le travail fini, et avec les punitions du jour, la nuit attendait pour servir d'arène à leur vraie solitude et à leur désespoir. »

Quatrième de couverture

Cora, seize ans, est esclave sur une plantation de coton dans la Géorgie d’avant la guerre de Sécession. Abandonnée par sa mère lorsqu’elle était enfant, elle survit tant bien que mal à la violence de sa condition. Lorsque Caesar, un esclave récemment arrivé de Virginie, lui propose de s’enfuir, elle accepte et tente, au péril de sa vie, de gagner avec lui les États libres du Nord.
De la Caroline du Sud à l’Indiana en passant par le Tennessee, Cora va vivre une incroyable odyssée. Traquée comme une bête par un impitoyable chasseur d’esclaves qui l’oblige à fuir, sans cesse, le « misérable cœur palpitant » des villes, elle fera tout pour conquérir sa liberté.

L’une des prouesses de Colson Whitehead est de matérialiser l’« Underground Railroad », le célèbre réseau clandestin d’aide aux esclaves en fuite qui devient ici une véritable voie ferrée souterraine, pour explorer, avec une originalité et une maîtrise époustouflantes, les fondements et la mécanique du racisme.
À la fois récit d’un combat poignant et réflexion saisissante sur la lecture de l’Histoire, ce roman, couronné par le prix Pulitzer, est une œuvre politique aujourd’hui plus que jamais nécessaire.

« Un roman puissant et presque hallucinatoire. Une histoire essentielle pour comprendre les Américains d’hier et d’aujourd’hui. » 
 The New York Times

Éditions Albin Michel, août 2017
398 pages
Traduit de l'américain par Serge Chauvin
Prix Pulitzer de littérature 2017
National Book Award

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