mardi 20 octobre 2020

Otages ★★★★☆ de Nina Bouraoui

Otage d'une vie étouffante, qu'elle vit à toute allure, pas de temps pour le plaisir, les loisirs, il y a les enfants, un mari parti, alors elle s'est un peu oubliée Sylvie, dans le travail, dans ses tâches d'ouvrière - une ouvrière qui a des responsabilités, plus de vingt ans dans la même usine de caoutchouc, elle a obtenu la confiance du boss, sa tyrannie aussi -, de mère célibataire, avec en prime, par définition, un foyer à charge. 
Et la charge est lourde, s'est alourdie davantage avec le temps, tiraille, obsède, terrasse. Alors face à l'humiliation de son patron résonne le cri silencieux de la révolte. Sourde révolte. Combat singulier. Et c'est là que réside pour moi la force de ce roman, ce combat singulier, débouté par avance, et cinglant de réalisme. En toute simplicité, la vaineté de la lutte nous est crachée au visage. Elle est violente.
Un roman féministe intéressant qui dénonce une société où la place de la femme est encore précaire aujourd'hui, à la merci des hommes. 
La plume est un couteau planté dans toutes ces violences intérieures faites aux femmes, elle est enragée, acérée, elle est hurlante de révolte. Un cri du coeur. De détresse. De haine...presque.
Petit bémol : le titre. Franchement trompeur et réducteur. Réduire les femmes à des otages fait vibrer ma corde sensible et symboliquement me ramène à l'état du deuil. Une réalité que j'occulte, que j'ai envie d'occulter.  

« J'ai toujours aimé mon travail et plus précisément, j'ai toujours aimé le travail, l'effort, la rigueur, la ponctualité, l'attention, la répétition aussi. Cela ne me fait pas peur. La répétition dans le travail me rassure. Je me sens vivante, utile. J'y trouve ma place qui n'est pas la meilleure des places, mais un endroit qui me permet de grandir, comme une plante avec ses minuscules ramifications. Je ne vois pas grand, je vois « tranquille » : ma paye, mon toit sur la tête, et surtout ma conscience pour moi ; bien dormir, pas trop de soucis. »

« Le bonheur c'est aussi la possibilité de l'imagination. »

« Le travail c'est l'ancrage, le bateau à quai, la sécurité. Ce n'est pas vogue la galère, c'est là concret. Je n'ai pas peur de l'effort, de la fatigue, du doute. Je me dis qu'il y a toujours une solution, que l'on se complique trop souvent la vie pour rien. Les gens adorent ça : se compliquer la vie pour rien. 
Le travail c'est avoir un rôle, participer à la marche. C'est faire plusieurs tours de grande roue avec un seul ticket. 
Je sais que c'est une vue de l'esprit, mais j'aime penser que nous sommes, nous tous les travailleurs unis, ensemble, pour faire avancer les choses. »

« [...] j'ai voulu lui montrer que l'on ne pouvait pas écraser les plus démunis, je pense à mes petites abeilles quand je dis ça, qu'un patron ne peut pas tout se permettre, non, ce n'est pas vrai, le pouvoir n'est pas au-dessus de la morale, car c'est ça qui m'a choquée dans cette histoire de vivier, c'est la morale : l'histoire d'un type derrière son bureau qui est au-dessus des hommes et des femmes, qui se permet de les piétiner, de jouer avec leurs nerfs, de les humilier même, oui, car c'est toujours de l'humiliation de douter du travail des autres et pire c'est une mise en péril en fait, le doute c'est un petit coup de canif à chaque fois, et au bout de cent petits coups de canif, c'est simple, on crève. »

« On nous fait croire que l'on est tous libres et égaux et que notre modèle est le meilleur des modèles, mais ce n'est que de la poudre aux yeux car finalement, nous les petits, on a aucun droit, sinon celui de se taire. Bien sûr on nous donne un travail, on nous fait confiance quand on est un peu plus malin qu'un autre, mais au final c'est toujours pareil, on se fait écraser par les plus forts, et on se tait car il faut bien bouffer ; alors on accepte, on continue, on suit la ligne toute tracée du berceau à la tombe, toujours dans l'humiliation, la main tendue, car on a pas les moyens de claquer la porte, et parfois on rêve de partir, de leur clouer le bec pour qu'il n' y ait plus d'humiliation car on a pu choisir, et le choix c'est la liberté. »

« C'était facile, simple, toujours les mêmes histoires, un beau garçon, une belle fille, la rencontre, l'amour, le mariage, les secrets de famille, la maîtresse qui arrive, j'adorais ça, c'était si loin de moi et à la fois si proche de mes rêves de petite fille, quand je pensais qu'un jour ma vie serait ainsi, dans une maison avec une piscine, quelques palmiers, mariée à un chirurgien esthétique qui aurait fini par me briser le cœur, cela aurait été triste, mais beaucoup moins que la Cagex, sans mari, sans envie, sans désir. Et puis ce que j'aimais dans les télénovelas c'était la notion de temps. Le temps que possèdent les femmes, pour se maquiller, se coiffer, s'habilIer, faire des courses, prendre un verre. C'est un temps élastique, irréel, Elles ne courent jamais après, alors que moi le temps me domine et il a fini par gagner. Pas de temps pour moi, peu pour les autres, à peine pour la vraie vie, celle qui s'arrête enfin et qui vous permet de sentir le vent sur sa peau, d'entendre le chant des oiseaux quand arrive le printemps, le temps de rêver aussi, à un autre avenir, pas meilleur, mais juste différent. »

« Je croyais au bonheur. J'y croyais tellement. Je me sentais plus forte que la vie, et surtout plus forte que l'effort de vivre. Oui c'est un effort la vie, le quotidien, les habitudes, l'ennui qui s'installe et qu'on ne veut pas voir, pas reconnaître et qui finit toujours par gagner. C'est une sangsue cet ennui. Il suce tout et on ne s'en rend même pas compte jusqu'au jour où on se le prend en plein visage, et là c'est trop tard, on ne peut plus faire un tour de manège à l'envers parce que le manège ne fonctionne plus, et même s'il fonctionnait encore, on a perdu le ticket et on a plus le droit à un dernier tour parce que le guichet est fermé pour de bon. »

Quatrième de couverture
« Je m’appelle Sylvie Meyer. J’ai 53 ans. Je suis mère de deux enfants. Je suis séparée de mon mari depuis un an. Je travaille à la Cagex, une entreprise de caoutchouc. Je dirige la section des ajustements. Je n’ai aucun antécédent judiciaire. »
Sylvie est une femme banale, modeste, ponctuelle, solide, bonne camarade, une femme simple, sur qui on peut compter. Lorsque son mari l’a quittée, elle n’a rien dit, elle n’a pas pleuré, elle a essayé de faire comme si tout allait bien, d’élever ses fils, d’occuper sa place dans ce lit devenu trop grand pour elle.
Lorsque son patron lui a demandé de faire des heures supplémentaires, de surveiller les autres salariés, elle n’a pas protesté : elle a agi comme les autres l’espéraient. Jusqu’à ce matin de novembre où cette violence du monde, des autres, sa solitude, l’injustice se sont imposées à elle. En une nuit, elle détruit tout. Ce qu’elle fait est condamnable, passable de poursuite, d’un emprisonnement mais le temps de cette révolte Sylvie se sent vivante. Elle renaît.
Un portrait de femme magnifique, bouleversant : chaque douleur et chaque mot de Sylvie deviennent les nôtres et font écho à notre vie, à notre part de pardon, à nos espoirs de liberté et de paix.

Éditions JC Lattès, janvier 2020
152 pages
Prix Anaïs Nin

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