dimanche 30 décembre 2018

Un fils obéissant ★★★★☆ de Laurent Seksik

Un tel roman m'offrirait surtout de nous retrouver côte à côte une dernière fois, le temps de l'écriture. Signe qu'un an après sa disparition je n'ai toujours pas fait son deuil : je préfère imaginer mon père vivant entre des pages, plutôt que sous la terre comme au ciel.
Laurent Seksik nous conte sa vie, qui tourne autour du souvenir, depuis la mort de son père.
Le temps d'un trajet en avion, d'un retour aux sources pour rendre hommage à son père, disparu un an auparavant, il ravive les souvenirs, et convoque son propre passé : l'histoire de sa famille, ses études de médecine, son parcours d'écrivain plutôt chaotique, sa rencontre salutaire avec l'écrivain Le Clézio, sa relation fusionnelle avec son père, qu'il accompagnera jusqu'à la fin. Ces moments, en milieu hospitalier, sont particulièrement émouvants, racontés avec un tel réalisme qu'ils en sont d'autant plus déchirants. 
Mes propres souvenirs se mêlant aux mots de l'auteur, les émotions m'ont par moment submergée. De belles émotions. Rien de sinistre, je vous rassure. 
L'écriture de l'auteur est de très belle facture, et teintée d'humour, elle rend ce voyage, entre passé et présent, absolument touchant

Le roman du père tant aimé, le roman du deuil, celui de la reconstruction aussi, certainement. Une autobiographie romancée, vibrante d'émotion, de bienveillance et d'amour. 

« « On sera bien ici, ta mère et moi...» Dans le ton de sa voix flottait un détachement désinvolte destiné à tromper mon angoisse mais qui produisit le même effet que si une poignée de terre m'était portée en bouche.
- Moi, je suis sicilien d'origine [...] Chez nous, la famille, c'est essentiel. Quand quelqu'un est vivant, il est absolument vivant, il chante, il hurle, il baise et tout le monde l'entend chanter, hurler, baiser. Quand il meurt, il meurt aussi bruyamment. On entend partout qu'il ne gueule plus. Les villages et les murs des maisons tremblent de son silence. Nos femmes, voyez-vous, le deuil les enveloppe. Il les habille, le deuil. Il tombe sur leurs épaules comme un costume Armani.
En cette matinée, ma mère a quitté son poste de directrice d'école pour nourrir mari et enfants avant de retourner à son travail une heure et demie plus tard, engageant une course contre le temps sans jamais rien laisser paraître du degré d'urgence et d'anxiété dans lequel cette cavalcade la plonge.
Convaincu qu'ignorance et haine allaient de pair, son indécrottable optimisme et sa foi en la nature humaine aidant, mon père rêvait de révéler à la communauté humaine, et pourquoi pas par mon intermédiaire, les splendeurs de ses racines, de professer les vertus du cosmopolitisme. Son métier d'enseignant le rendait optimisme sur le pouvoir de la transmission, son âme de poète lui laissait espérer dans la capacité d'une oeuvre à réenchanter le monde. 
Ces jours précédant ta dernière hospitalisation, tu m'avais dit t'être plongé dans la lecture de Proust, avais confié être parfois fatigué par la longueur des phrases mais ravi de l'élan qu'elles insufflaient au roman. J'avais ironisé, oubliant que cette remarque venait d'un homme de ton âge, négligeant de saluer ton pouvoir d'émerveillement que le long cortège des décennies et des épreuves n'avait pas entamé. 
Elle lit La Montagne magique et je l'envie d'être partie respirer l'air pur des sommets, voyager sur les traces de Hans Castorp dans le lent défilé des cimes et des contreforts.   
[...] et ainsi sont les fils et les filles ne pouvant imaginer que leur tour viendra d'être orphelins, aveugles à leur propre avenir, humant en toute innocence un parfum d'insouciance éternelle avant d'être rattrapés et cueillis par la main du destin.Je prends cette femme pour une étrangère entonnant la litanie des pleureuses. Elle est une sœur d'âme qui m'a seulement précédé dans le manège où mon ticket m'attend déjà.
Depuis un an, excepté des classiques relus comme par devoir, je n'arrive pas à entrer dans un roman. Le charme n'agit plus, ma lecture ne m'offre qu'un interminable catalogue de paysages sans âme aux décors de pacotille et d'être sans chair, délivrés de leurs souffrances, figés dans leurs mouvements, leurs pensées insondables, leurs actes arbitraires. Un personnage monte dans un train, je reste à quai. Un couple s'entre-déchire comme on se dit bonsoir avant d'aller dormir. Tous les amours sont possibles, les désirs assouvis, les faiblesses vaincues d'avance. Devant moi se succède une lente suite de mots sans magie, incapables du moindre écho, impuissants à traduire une idée, impropres à délivrer. Alignement de paragraphes comme transcrits par une plume exsangue, d'où aucune clarté ne tombe, aucun chant ne s'élève, aucune douleur ne s'imprime, aucun monde ne se dessine, aucune vérité ne surgit. Je tourne les pages d'un geste d'automate, étranger à celui qui parle. Je crois avoir perdu le goût de lire le jour où j'ai perdu mon père.
Une fois imprimé, le livre est comme un oiseau mort.
- Tu as suivi quelques-uns de mes conseils, mais visiblement pas celui d'entamer une analyse. Tu as peur que cela ne nuise à ton inspiration ? [...]- J'ai bientôt cinquante ans. Je crois que je ferai sans.- C'est dommage, tu manques une des plus exceptionnelles aventures humaines de ce temps. Mais peut-être la littérature est-elle un autre moyen de se connaître et de se révéler à soi-même. 
[...] à moins qu'une fois de plus, une dernière fois, toi qui resteras lucide jusqu'aux derniers instants, tu ne continues à te jouer de ma crédulité pour éclaircir l'affreuse noirceur de ces jours-là.
Le Kaiser Guillaume a très mal pris la chose, parce que les Allemands sont très à cheval sur les principes, et jamais à un million de morts près. Le Kaiser a donc déclaré la guerre aux Russes même si le tsar était aussi son cousin, parce que chez ces gens-là, Laurent, l'esprit de famille se résume à jouer aux petits soldats à l'heure du thé mais avec de vraies gens et à balles réelles.
[...] c'est peut-être bien de faire deux choses à la fois, mais c'est encore plus beau de pouvoir vivre de sa passion.
Il perdit son enthousiasme en rapportant les longs mois qui suivirent, dans Alger libérée, avant que les juifs ne fussent autorisés par le nouveau pouvoir à retrouver la nationalité française que Pétain leur avait retirée. - Si tu crois que j'exagère, arguait-il, lis ce que Derrida a écrit sur la question. Ça restera le grand traumatisme de notre existence d'être restés des apatrides dans la France libérée après avoir été des indigènes sous celle du Maréchal...
- Un plan ? - Il éclata de rire. - Je n'ai jamais fait aucun plan ! Crois-en mon expérience, il vaut mieux se fier à son instinct. L'inspiration nous guide toujours.
Ni l'argent ni la gloire ne leur ont jamais importé. Ils viennent en vertu des grands principes. Ils savent qu'on laisse pour seul héritage la quantité d'amour qu'on a donnée aux siens.
[...] seule la manière compte, le chemin vers la réalisation de ses espérances importe plus que le succès. » 

Quatrième de couverture

Un homme se rend sur la tombe de son père un an après sa disparition pour y tenir un discours devant une assemblée de proches… 
Le neuvième roman de Laurent Seksik, le premier où il ose le je, embrasse une vie d’amour filial. Ce voyage entre présent et passé entremêle l’épopée prodigieuse d’un grand- oncle dans le siècle, le parcours initiatique du garçon obéissant qui réalisa le rêve de son père d’avoir un fils écrivain et le tragique de la perte de l’être cher. 
D’une rare puissance émotionnelle, Un fils obéissant déploie toute la splendeur et les vicissitudes des liens familiaux, qu’ils nous entravent ou nous transcendent.

Né à Nice en 1962, Laurent Seksik est écrivain et médecin.
Ses derniers ouvrages parus sont Les Derniers Jours de Stefan Zweig, Le Cas Eduard Einstein, L’Exercice de la médecine et Romain Gary s'en va-t-en guerre (Flammarion, 2010, 2013, 2015, 2017).

Éditions Flammarion, Août 2018
249 pages

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