samedi 9 mars 2019

Je me promets d'éclatantes revanches ★★★★★ de Valentine Goby

«... m'est venu le désir de comprendre, au-delà de ma pure sensation de lecture et à travers ses mots à elle, son geste d'écriture. Sa nécessité profonde et sa genèse. Sa singularité dans le testament collectif des rescapés et témoins. Son choix de la littérature pour revenir d'entre les morts, des ces territoires où « la vie est bien plus terrifiante que la mort », elle qui a préféré la vie. »
Valentine Goby nous propose d' entrer à Auschwitz par la puissance de la langue, et nous donne à voir, à comprendre comment Charlotte Delbo, figure féminine de la Résistance et de la déportation et écrivaine, a quant à elle, tenté de quitter Auschwitz par l'écriture. Elle met des mots sur l'oeuvre de Charlotte Delbo avec beaucoup de pudeur, de tendresse, d'admiration et lui rend ainsi un très bel hommage« Une rescapée et une femme, aussi, jusqu'à sa mort. »

La plume de Valentine Goby absorbe, défait la marque du temps sur le témoignage, [revient] au présent de l'expérience, à l'instant perdu qui nous fait peu, muscles, organes vivants. Dans Kinderzimmer, elle m'avait impressionnée par le réalisme saisissant de ces descriptions. Pas étonnant qu'une rencontre ait eu lieu entre ces deux femmes, fut elle à titre posthume. 

J'ai beaucoup aimé le chapitre qui porte d'ailleurs un très joli titre « Le corps est une langue » dans lequel Valentine Goby évoque notamment sa lecture de deux textes de Charlotte Delbo « La soif » et « Boire » faite à des adolescentes en lycée professionnelle. D'aucuns pensaient que ces lectures décourageraient ces jeunes filles de quinze ans, qu'elles n'y prêteraient aucune attention. Valentine Goby n'a pas reculé; il ne faut pas sous-estimer Charlotte Delbo. 
« ... il n'y avait pas besoin de citer Auschwitz ou d'évoquer la guerre, ni même la biographie de Charlotte Delbo ; ce qui se jouait là dépassait la leçon d'histoire et de géographie. »
Ces jeunes filles ont été touchées par les mots, les images de Charlotte Delbo qui se sont superposées aux leurs et ont colonisé leur imagination... Un passage vibrant d'émotions qui m'accompagne encore quelques semaines après ma lecture. Merci Valentine, Merci Charlotte ! 
« J'aurais voulu lire encore, à la faveur de la pluie qui tombait dru dehors, partager ces images et sensations qui soulèvent la langue, rendent audible et palpable l'expérience du camp, sortent le lecteur de son habituelle sidération. La boue qui n'est pas boue mais « pieuvres [qui] nous étreignaient de leurs muscles visqueux ». Le froid qui n'est pas froid fait les étoiles coupantes et « les poumons claquent dans le vent de glace. Du linge sur une corde » ; on est un « squelette de froid avec le froid qui souffle dans tous ces gouffres que font les côtes à un squelette », les commissures des lèvres s'arrachent ....»
Pour ceux qui ne l'ont pas encore lu, je conseille vivement de découvrir Kinderzimmer, si le sujet vous tente bien entendu ! 
Et pour ma part, il y a de fortes chances que les écrits de Charlotte Delbo me tiennent vite compagnie. Je me suis également notée de lire La Traversée de la nuit de Geneviève Anthonioz-de Gaulle (la nièce du général) et de découvrir les écrits de Germaine Tillion. 
« Cette tache noire au centre de l'Europe
cette tache rouge
cette tache de feu cette tache de suie
cette tache de sang cette tache de cendres [...] »

Charlotte Delbo, Une connaissance inutile
« ...une gare où ceux-là qui arrivent sont justement ceux-là qui partent [...]
la plus grande gare du monde »
Charlotte Delbo, Aucun de nous ne reviendra 
« [...] l'aube était livideaux matins des mont-Valérienet maintenantcela s'appelle l'aurore [...] »

Charlotte Delbo, Mesure de nos jours
 « [...] la vie m'a été rendueet je suis là devant la viecomme devant une robequ'on ne peut plus mettre. »
Charlotte Delbo, Mesure de nos jours 

« Dans l'oeuvre de Charlotte Delbo, écrire Auschwitz, c'est écrire le fragment. 
C'est une histoire triste, sans fin, que met en mots Charlotte Delbo. Elle raconte qu'Auschwitz n'est pas un récit achevé. Un lieu clos. Comme les contes, comme les mythes il se décline sans cesse, change de costume, d'époque, de territoire, se réincarne mille fois en des formes oubliées - je pense, moi, au génocide arménien de 1915 qui en contenait les germes. Si Charlotte Delbo avait été vivante, elle aurait évoqué le génocide rwandais, la guerre en Tchétchénie, Vladimir Poutine, le conflit syrien, je ne peux m'empêcher de le croire ; et je me demande quel chagrin l'aurait saisie. 
La lecture toujours convoque le lecteur et sa propre histoire, en ce sens le lecteur coécrit en permanence avec l'auteur, il n'est pas indemne de lui-même en situation de lecture et toute littérature résonne singulièrement dans sa chambre d'échos.
L'arrachement, pour Charlotte Delbo, commence avec l'amour saccagé et la mort de Georges. Georges est partout. La plaie béante de son absence traverse la déportation. Charlotte Delbo a pour toujours le coeur « en cendres ». 
Je savais que j'oublierais puisque c'est oublier que continuer à respirer. Charlotte Delbo
Les femmes [...] aiment sans désir de retour, de cet amour étrange, inconditionnel qu'on prête souvent aux mères, parfois plus largement au parent - à l'époque, sans doute plus facilement aux mères. Comme à Auschwitz, les Portugaises sous Salazar décrites par Charlotte Delbo chérissent leurs hommes résistants en mères vaillantes, et les Folles de mai de Buenos Aires, dans une autre pièce de théâtre veillent inlassablement leurs enfants disparus.
Le gouffre qui nous coupe du rescapé, c'est la distance qui sépare le nouveau-né du langage.
Son obsession pour la forme est le rempart le plus sûr contre l'oubli. Elle a cette conscience aiguë que l'art est le meilleur allié de la mémoire et de l'histoire ...
Qui a lu les récits et poèmes du retour livrés par des déportés sait comme il est difficile de revenir d'Auschwitz. Je peux dire revenir complètement, au-delà du corps, se délester des réflexes de la déportée, de ses peurs, repousser l'invasion quotidienne. C'est un poids terrible que la cohorte des souvenirs. 
Qu'une personne revenue de la pire détresse ait conservé un tel goût de vivre, cela tordait le cou à nos petites mélancolies. »

Quatrième de couverture

L’une, Valentine Goby, est romancière. L’autre, c’est Charlotte Delbo, amoureuse, déportée, résistante, poète ; elle a laissé une oeuvre foudroyante. Voici deux femmes engagées, la littérature chevillée au corps. Au sortir d’Auschwitz, Charlotte Delbo invente une écriture radicale, puissante, suggestive pour continuer de vivre, envers et contre tout.

Lorsqu’elle la découvre, Valentine Goby, éblouie, plonge dans son oeuvre et déroule lentement le fil qui la relie à cette femme hors du commun. Pour que d’autres risquent l’aventure magnifique de sa lecture, mais aussi pour lancer un grand cri d’amour à la littérature. Celle qui change la vie, qui console, qui sauve.

« Je me promets d'éclatantes revanches » est une texte intime, un manifeste vibrant qui rend hommage au pouvoir des mots et de la langue, plus que jamais nécessaire.

Valentine Goby écrit pour les adultes et pour 
la jeunesse depuis quinze ans. Elle a reçu douze prix
pour Kinderzimmer (Actes Sud, 2014), dont 
le prix des Libraires.

Éditions de l'Iconoclaste, juin 2017
166 pages
Pour vous faire une idée ou connaitre mieux 
qui était Charlotte Delbo, 
c'est par ici ou encore ici.
Bonne lecture !

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