mardi 12 mai 2020

Avant la longue flamme rouge ★★★★★♥ de Guillaume Sire

Une plongée vertigineuse dans les méandres abjectes de la guerre civile au Cambodge avant l'arrivée au pouvoir des Khmers rouges, à travers l'histoire vraie de Saravouth que l'auteur a rencontré. 
Un jeune homme, déraciné, qui revient du néant.

« Je ne suis pas mort, m'a-t-il dit un soir, 
mais la mort grâce à moi est vivante. »
Le Cheval est entré à l'intérieur de Troie.

Formidable lecture.  Touchante.  Inoubliable. Déstabilisante. 
Désarmante. Sublime.
Quelle histoire ! Quelle épopée !

💛💛Coup de coeur💛💛pour ces pages qui, au-delà des maux, renferment un Royaume imaginaire, refuge intérieur, refuge de l'espoir, celui qui permettra au jeune Saravouth de tenir face à l'inhumanité, face à l'indicible.
Un pan dramatique de l'histoire du Cambodge raconté avec les tripes, et qui inévitablement bouleverse.
 Merci Guillaume Sire. 

INCIPIT
« Saravouth a beau avoir onze ans, il a déjà réalisé une œuvre colossale. Ça a commencé quand il en avait cinq, lorsque sa mère, au lieu des albums illustrés, a ouvert un livre sans un dessin. Feuillets jaunis, fendillés sur les bords, odeur de chou, texture de toile d’araignée, goût de feu de bois, caractères d’imprimerie vaguement gothiques.
— Il était une fois, dans un château fort…
— Qu’est-ce que c’est, maman, un château fort ?
— C’est une pagode avec des murs épais, des tours, un donjon, des remparts, des douves, une église, du foin et des chevaux. Une pagode européenne.
— Et à quoi ça ressemble ?
— Mon chéri, c’est très haut.
— Et à quoi ça sert ?
— À protéger la princesse.
— C’est tout ?
— Et les récoltes. Protéger la princesse et les récoltes.
— Il y a des fenêtres ?
— Il y a des meurtrières.
— Qu’est-ce que c’est des meurtrières ?
— Ce sont des fenêtres assez larges pour tirer des flèches sur les ennemis et assez étroites pour ne pas être touché par les leurs.
— Et les douves, maman, qu’est-ce que c’est ?
— La pagode est entourée d’eau. C’est ça les douves.
— Et à quoi ça sert ?
— Toujours pareil : protéger la princesse et les récoltes. Je la raconte, cette histoire ?
— D’accord.
— Il était une fois, dans un château fort, une princesse enfermée dans la chambre du donjon, son père le roi n’est pas rentré des croisades…
Saravouth trouva la description du château insuffisante. Il décida de la compléter dans sa tête. En plus de l’église, du foin, des chevaux blancs et blonds, des tours en pierres polies, luisantes, des meurtrières et des douves vaseuses, il imagina un toit de verre semblable à celui du pavillon Napoléon-III, une esplanade gardée par des lions sculptés et un clocheton d’émeraude. À l’heure du dîner, le château était complet. Pour franchir les douves, où nageaient des requins et des gobies phosphorescents, il fallait passer un pont-levis en bois vermoulu. Pour compléter les tours crénelées, Saravouth avait ajouté des toits pointus, rouges et laqués. Et pour la princesse, une cheminée d’où s’exhalait un parfum de noisette. Le soir, il ne trouva pas le sommeil avant d’avoir ajouté encore plusieurs détails. Des canards morillons et des buffles dans la cour, des cerisiers, des nuages mousseux et vernissés, des chevaliers en armure, un boulanger et l’odeur du pain : les petits éclats tièdes, la farine envoûtante. Ça se mariait au parfum de noisette. Le lendemain il plaça une montagne derrière le château, des éboulis, des grottes, la neige éternelle, les cheveux de glace. Il n’avait jamais vu de montagne semblable mais c’était d’après lui une sacrée réussite. Il ajouta encore un temple bouddhiste : chedi conique, stèles, pierres angulaires. Et une mission coloniale : la croix, les chapelles, les colonnades doriques. Une échelle de corde, une balançoire en bois peint. Puis une forêt autour de la montagne, d’arbres ébouriffés. Ensuite, les animaux. Un hippopotame dont la peau avait la consistance de l’écorce du hêtre, des loutres rieuses et d’autres mammifères qu’il inventa de toutes pièces : bananes-girafes, tamtams-à-becs, coquecigrues… Et finalement une meute de tapirs à monocle. Après dix mois de travaux, il décida d’intituler son œuvre Le Royaume Intérieur. Aussitôt, il lui sembla qu’il fallait également donner un nom au monde où vivaient ses parents, Dara et les autres êtres humains. Ce serait L’Empire Extérieur.
Depuis le jour glorieux du premier château fort, Saravouth n’a pas arrêté d’ajouter des éléments au Royaume. Parfois des détails : un toboggan orange, une cabane amphibie. D’autres fois des merveilles, dont la construction exigea plusieurs jours de travail. Il mit une semaine à engendrer le peuple des Tings, avec sa Cheftaine-à-Plumes, ses Découvreurs, les herses de son village et le Totem d’Hiver. Et presque un mois à dessiner la Baie-du-Matin-Clair, ses cubes de marbre scintillant, sa mangrove labyrinthique, son eau turquoise, ses têtards-étincelles, son pho-follet et la forêt des trompettes-à-groseilles. À cela s’ajoutèrent une mer salée, des océans, des îles, d’autres châteaux et plusieurs peuples enracinés : Sioux, Judokas, Tartares, Bohémiens, Caïds et, bien sûr, les Pirates redoutables et le taureau Bouldur.
Chaque leçon à l’école est l’occasion d’ajouter des substances, comme les briquettes d’un jeu de construction qui n’aurait ni fin ni limite. Une leçon d’histoire sur la prise d’Angkor lui a fourni une armée de Siamois. Une leçon d’anglais lui a procuré des bumblebees. Une leçon de français des coqs en pâte. Une leçon de sciences naturelles un Théâtre-aux-Abeilles. Saravouth pioche des personnages, des décors, il recompose, additionne, démêle. Il a élevé une tour parabolique au bord du Précipice-Horizon. Déployé une nuée de cerfs-volants au-dessus du Baobab-Souterrain. S’il repère dans une rue de l’Empire un chat au pelage satiné ou n’importe quel fragment ouvragé et digne d’intérêt, touk-touk aérodynamique, flaque présumée sans fond, il en génère une copie et la transfère au Royaume. Les histoires que sa mère lui raconte constituent un gisement inépuisable, ainsi que la catéchèse du père Michel. C’est grâce à cette dernière qu’il a annexé au Royaume une région nommée Ancien-Testament, dominée par le mont Sinaï, ainsi qu’une région nommée Nouvelle-Alliance, dominée par le Golgotha – et des personnages remarquables tels que Salomon-Le-Roi-Sur-Son-Trône, Simon-des-Sirènes, Pierre-à-Pleurs et Zachée-Dans-Les-Branchages. 
»


« Il faut trembler pour grandir. »

« Les mots, leur dit-elle, sont des hameçons envoyés par les poètes pour creuser des sillons sous le soleil, la mer, les cimes de l'Himalaya, les jardins multicolores, les horloges mécaniques. Les mots dansent partout. Ils travaillent. Ils organisent des batailles. La vie, les étoiles, la peau, le silence, ce sont des mots. Ce sont des hameçons. Il suffit d'écouter. »

« Dans l'Empire Extérieur, une infirmière gentille peut être arrêtée devant une église avec son mari jeune et fort sous prétexte qu'il ont des origines vietnamiennes et qu'ils sont catholiques. »

« La mémoire brode autour de ces jours des ramifications qui fleurissent ou, au contraire, pourrissent, de sorte que tous les matins les fleurs et les zones infestées s'agencent différemment. Saravouth est en vie. Ces fleurs, cette pourriture, c'est la vie. Il compte, comme Pénélope sur sa tapisserie : Sept semaines, cinq jours...»

«— Est-ce que quelque chose peut nous faire du mal du moment que les veilleuses sont allumées ?
— Rien mon chéri, répond madame Darling. Elles sont les yeux qu'une mère laisse derrière elle pour veiller sur ses enfants. »

« Moins de bruit, ou bien la guerre va nous entendre. »

« Ils vont dans cette direction, puis dans l'autre ; Savarouth continue à crier : "Dara ! Papa !" Mais maman non. Crier maman ce serait trop grave. Certaines ficelles peuvent rompre si on tire au mauvais moment. »

« Cet enfant a été touché par quatre balles, dit-elle, et des dizaines d'éclats d'obus. Peu importe que ces balles et ces obus aient été communistes, capitalistes, cambodgiens, vietcongs, khmers krom, chinois, américains... C'est la guerre qui l'a blessé. »

« Marie déteste ce pays, cette pluie, ces ruelles encombrées et Jean-François Vignon, son mari, qui pense qu'elle est sa bonne. Bonne pour la cuisine, la vaisselle remplir les formulaires, superviser l'éducation des enfants, et la saillie, hein, la saillie ! Le soupir de Jean-François Vignon, Jeff après trois minutes, son haleine ses veines grelottantes, son sperme au goût de yaourt périmé, ses ongles jaunes et rongés. »

« On est responsable de la mort de ceux à qui le destin nous a préféré. »

« Il faut aller de gauche à droite, du nord au sud, en hauteur et dans les caves, poser des questions, consigner les théories les plus invraisemblables. Et ne pas désespérer. Ni espérer. Ne rien projeter. Mais chercher. Revenir. Attendre. Défaire. Refaire. Tisser. »

« [...] ils ne prennent que les enfants qui ne savent pas parler, ceux qui n'ont pas encore des images dans la tête. C'est ça qu'ils veulent, les Français : ils veulent des montres sans aiguilles. »

« Les adultes, quand ils volent, c'est parce que ce sont des voleurs. Les enfants, c'est parce que ce sont des orphelins. »

« La jeune fille que Saravouth a connue n' existe plus. Cette fille c'est sa tombe. Une tombe qui respire, et qui a exactement les mêmes dimensions que le cadavre qu'elle contient, mais glaciale, une vraie tombe de pierre, que quelqu'un aurait fouettée et entaillée. »

« S'il pouvait convoquer n'importe qui au tribunal, il demanderait à l'homme en complet bleu d'expliquer au juge des affaires familiales comment l'Espace s'y est pris pour terroriser le Temps»

Quatrième de couverture

« Il essaye de courir en poussant sa famille devant lui, mais un hurlement ouvre le ciel et une mitraillette frappe des millions de coups de hache partout en même temps. Dans le Royaume, il y a des vrombissements lointains. »

1971 : le Cambodge est à feu et à sang. Saravouth a onze ans. Sa petite sœur Dara en a neuf. Leur mère enseigne la littérature au lycée français. Leur père travaille à la chambre d’agriculture. Dans Phnom Penh assiégée, le garçon s’est construit un pays imaginaire : le « Royaume Intérieur ».

Mais un jour, la guerre frappe à sa porte. Les fondations du Royaume vacillent. Séparé de ses parents et de sa sœur, réfugié dans la forêt sur les rives du Tonlé Sap, Saravouth devra survivre dans un pays en plein chaos, animé par une volonté farouche de retrouver sa famille.

Inspiré d’une histoire vraie, ce roman restitue une épopée intérieure d’une rare puissance.

Éditions Calmann-Levy, janvier 2020
336 pages

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