dimanche 24 mai 2020

La conjuration des imbéciles ★★★★☆ de John Kennedy Toole

« Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on le peut reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui. »
Jonathan SWIFT

Un Don Quichotte moderne. Ben oui, pourquoi pas, ça lui correspond bien à cet Ignatius ! 
Et quel personnage, gros, gras, burlesque, grotesque, ubuesque, bouffon... 
Il m'a plutôt énervée avec ses rots et ses pets en veux-tu en voilà, avec ses élucubrations grand-guignolesques, ses velléités surprenantes, saugrenues et surréalistes. Un gros mytho paresseux, misanthrope, au demeurant très érudit, certes, mais si antipathique, franchement agaçant, un antihéros, un "inadapté social" aux comportements schizophrènes. Un être si peu attachant, et pourtant, un personnage qui m'est devenu attachant à la toute fin du livre. Un être aux multiples traumatismes, pour qui j'ai même réussi à ressentir de la tristesse. Pour l'auteur également dont le talent n'a pas été reconnu de son vivant. Suicide à trente-deux ans ; quelle fin tragique.

Ce récit, parfois déroutant, sans intrigue véritable, tient néanmoins la route et dresse un portrait réaliste des conditions de vie à La Nouvelle Orléans dans les années 60 (faibles salaires, racisme...). 

Une oeuvre remarquablement sarcastique. Recommandé à ceux que le grotesque ne fait pas fuir.

« Veux-tu je te prie ralentir un peu l'allure ? Je crois que j'ai un murmure cardiaque. »

« Bien qu'habitant les bords du Mississipi (fleuve célébré par des vers et des chansons exécrables dont le motif prévalant consiste à faire du fleuve une espèce de substitut du père, mais qui n'est en fait qu'un cours d'eau perfide et sinistre, dont les courants et les remous font, chaque année, de nombreuses victimes. Jamais je n'ai connu quiconque qui s'aventurât ne fût-ce qu'à tremper un orteil dans ses eaux brunes et polluées, qui bouillonnent de l'apport des égouts, des effluents industriels et de mortels insecticides. Même les poissons meurent. C'est pourquoi le Mississipi Père-Dieu-Moïse-Papa-Phallus-Bon Vieux est un thème particulièrement mensonger, lancé, j'imagine, par cet affreux imposteur de Mark Twain. Cette complète absence de contact avec la réalité est d'ailleurs, soyons juste, caractéristique de la quasi-totalité de "l'art" d'Amérique. Toute ressemblance entre l'art américain et la nature américaine serait purement fortuite et relèverait de la coïncidence, mais c'est seulement parce que le pays dans son ensemble n'a pas de contact avec la réalité. On tient là une seulement des raisons pour lesquelles j'ai toujours été contraint d'exister à la lisière de sa société, consigné dans les limbes réservés à ceux qui savent reconnaître la réalité quand ils la rencontrent), je n'ai jamais vu pousser le coton et n'en n'éprouve pas le besoin. »

- Ça sent terriblement mauvais ici.
- Bah, à quoi t’attends-tu donc ? Confiné, le corps humain produit certaines odeurs que nous avons tendance à oublier dans cet âge de désodorisants et autres perversions. De fait, je trouve l’atmosphère de cette chambre plutôt réconfortante. Schiller avait besoin pour écrire de l’odeur des pommes qu’il mettait à pourrir dans son bureau. Moi aussi, j’ai mes besoins. Tu te souviendras peut-être que Mark Twain préférait être au lit, dans la position allongée, tandis qu’il composait ses tentatives datées et ennuyeuses que les universitaires d’aujourd’hui affectent de trouver importantes. La vénération de Mark Twain est l’une des racines de la stagnation présente dans la vie intellectuelle.

« Décidé à ne fréquenter que mes égaux, je ne fréquente bien évidemment personne puisque je suis sans égal. »

« La Nature, parfois, fait des imbéciles, mais un freluquet est toujours œuvre de l’homme lui-même. »

« J'ai encore dit à mes étudiants que,par égard pour l'humanité future,j'espérais qu'ils étaient tous stériles. »

« «Propre, soigneux, travailleur, silencieux, digne de confiance...» Grand Dieu! Quel genre de monstre veulent-ils donc? Je crois que jamais je ne pourrais travailler pour une firme dotée d'une telle vision du monde. »

« En un sens, je me suis toujours senti comme une lointaine parenté avec la race des gens de couleur parce que sa position est assez comparable à la mienne : l'un et l'autre nous vivons à l'extérieur de la société américaine. Certes, mon exil à moi est volontaire. Tandis qu'il est trop clair que nombre d'entre les nègres caressent le vœu de devenir membres actifs des classes moyennes américaines. »

« Eh ben, vous tous qui traînez vos guêtres par ici ! Arrêtez-vous un peu, j'vous dis ! Arrêtez-vous et v'nez poser vos culs sur les tabourets des Folles Nuits ! reprit le portier. Aux Folles Nuits, vous verrez des vraies personnes de couleur qui bossent pour moins que l'salaire minimum ! Oua-ho ! Atmosphère de la bonne vieille plantation garantie ! T'as l'coton qui pousse sur scène carrément sous l'nez des spectateurs et t'as un militant d'la cause des Noirs qui s'fait botter l'cul à l'entracte ! »


« Vous savez, l'inventeur des menottes, des fers et des chaînes ne se serait jamais douté de l'utilisation que ces conceptions d'un âge plus rude et plus simple que le nôtre auraient un jour dans le monde moderne ! Si j'étais à la place des promoteurs immobiliers et des responsables de l'aménagement du territoire en banlieue, j'en prévoirais au minimum une paire au mur de chaque foyer. Quand les banlieusards seraient fatigués de la télévision, du ping-pong ou des autres activités, quelles qu'elles soient, qu'ils pratiquent dan leur foyer, ils pourraient s'enchaîner les uns les autres, se jeter aux fers pour un moment. Tout le monde adorerait ça. On entendrait les épouses : « Mon mari m'a jetée aux fers, hier soir. C'était formidable. Le vôtre ne vous l'a jamais fait ? » Les enfants se hâteraient de rentrer de l'école à la maison car leur mère les y attendrait pour les enchaîner. Cela permettrait aux enfants d'enrichir leur imagination, ce que la télé leur interdit, et je ne doute pas que la délinquance juvénile en serait considérablement diminuée. Quand le père rentrerait à son tour, les autres membres de la famille pourraient se saisir de lui et le jeter aux fers afin de lui apprendre à être assez stupide pour travailler toute une journée dans le but de subvenir aux besoins du ménage. Les vieux parents ennuyeux pourraient être enchaînés dans le garage. On leur libérerait les mains une fois par mois, pour leur permettre d'endosser leur chèque de sécurité sociale ou leur retraite. Les fers et les chaînes permettraient la construction d'une vie plus belle pour tous. Il faudra que j'y pense et que j'y consacre quelques lignes de mes notes. »


« J'ai les nerfs en capilotade, j'vous dis, en capilotade que j'ai les nerfs. C't'Innatius, même quand c'est seulement qu'il est pour prendre un bain, ça fait l'bruit d'une inondation qu'elle menac'rait d'engloutir ma maison. Chcrois bien qu'tous mes tuyaux sont crevés. Chuis trop vieille. J'en ai ma claque de ces gens. J'en ai par-dessus la tête. »

Quatrième de couverture

À trente ans passés, Ignatius vit encore cloîtré chez sa mère, à La Nouvelle-Orléans. Harassée par ses frasques, celle-ci le somme de trouver du travail. C'est sans compter avec sa silhouette éléphantesque et son arrogance bizarre...
Chef d'œuvre de la littérature américaine, La conjuration des imbéciles offre le génial portrait d'un Don Quichotte yankee inclassable et culte.

"On ne peut pas lire ce livre, l'un des plus drôles de l'histoire littéraire américaine, sans pleurer intérieurement tous ceux que Toole n'a pas écrits."
Raphaëlle Leyris – Les Inrockuptibles

Éditions 10/18, mai 2019
Première édition en France en 1981 par les éditions Robert Laffont
534 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Jean-Pierre Carasso
Préface Walker Percy
Prix Pulitzer 1981

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