mardi 12 mai 2020

Réelle ★★★★☆ de Guillaume Sire

Fin des années 90 et début des années 2000, à l'heure où la télévision bat son plein, où la téléréalité s'invente en France et envahit les écrans.  
On suit et grandit avec Johanna,  qui mène une vie tout à fait banale, dans une banlieue pavillonnaire de la classe moyenne, la vie d'un peu toutes les jeunes filles de banlieue dans les nineties ... 
Mais existe-t-on justement quand on mène une vie banale ? Être connue, célèbre, ce n'est pas avoir une vie meilleure ? Être plus heureuse ? C'est ce que pense Johanna. Elle a des rêves plein la tête, a besoin de devenir quelqu'un, besoin de se faire un nom, une petite place dans le coeur des Français, pour exister vraiment, pour mener une vie à la Ophélie Winter, quoi !
Johanna devient "Réelle"en acceptant de participer à l'émission du Loft Story. Elle devient surtout une autre et se perd. 
Nous, on s'y attache. Guillaume Sire lui rend SA réalité en quelque sorte.
Récit original à la construction impeccable, rythmée, fluide et moderne, très prenant, servi par une très belle plume. Intéressant regard sur la mécanique du désir, sur la nature du réel, qui amène naturellement la réflexion sur la réalité augmentée, déformée par les réseaux sociaux. 
Passionnant. 
« - La célébrité est une pute de luxe, dit-il après quelques banalités, elle coûte cher à l'entretien et à la fin tu seras ruinée et brouillée avec ceux qui t'aiment.
[...]
- Je te propose d'être chroniqueuse dans une émission que nous sommes en train de créer, et dont le nom sera La Fête d'abord. Tu es partante ?
[...]
- Le principe repose sur des chroniqueurs, des sketches et des caméras cachées. Je voudrais que tu deviennes Miss téléréalité, comme il y a une Miss météo. [...]
Silence.
- Mon copain Stoltz m'a montré la photo où tu es sur les genoux de ton père, déguisée en Cendrillon, reprit Lestrada. Ma chérie, t'es faite pour la télé. En revanche il faudra que tu maigrisses. Au moins six ou sept kilos.
- Mais je ne suis pas grosse, s'étonna Johanna.
- Certes mais à la télévision tu as l'air grosse, et si tu deviens maigre, tu auras l'air normale. Que veux-tu, c'est ça la télévision : ça amplifie.
- Et si je n'arrive pas à maigrir ?
- J'ai déjà une grosse chroniqueuse, il n'est pas question d'en avoir deux.  »

«  À mes yeux, une oeuvre de fiction n'existe que dans la mesure où elle suscite en moi ce que j'appellerai crûment une jubilation esthétique, à savoir le sentiment d'être relié quelque part, je ne sais comment, à d'autres modes d'existence où l'art (la curiosité, la tendresse, la gentillesse, l'extase) constitue la norme. Épigraphe de Vladimir Nabokov (Lolita, postface) 
Tandis que Mamie se déplaçait royalement dans cette féerie, on l'apostrophait avec des révérences orientales, en lui présentant les viandes, les poissons, les huiles, les agrumes, le mie ou le lait, les coloquintes, les grenades, les poires et certaines radicules mystérieuses.
- Plus tu auras d'argent, expliquait-elle à sa petite-fille, plus tu existeras. L'argent est ce qui nous permet de nous comparer les uns aux autres sur l'échelle de la réalité.
Un primeur lutinait une poissonnière, qui ne résistait qu'en apparence, magnifique dans sa fausseté ténacité ; elle avait des manières de fleur.
- Les chanteurs sont moins respectés parce qu'ils chantent que parce qu'ils sont riches.
Johanna n'écoutait sa grand-ère que d'une oreille.
- Je veux juste un appartement.
- C'est ce que je dis.
- Tu ne peux pas m'aider, Mamie.
- Ma chérie, je n'existe pas à ce point.
Elles restèrent au marché des Carmes jusqu'à ce qu'il n'y ait plus que des pamplemousses avariés, des daurades à l'oeil transparent, des courges et une odeur d'urine.
Le pire au McDonald's - pire que le chef débile et l'uniforme de camp de vacances, pire que la viande et la sauce dont il fallait l'enduire (mayonnaises carminées, blanches, infâmes, lustrées comme de l'encaustique), pire que le bruit des caisses enregistreuses - c'était l'odeur ; l'inimitable odeur du Mc Donald's, où tous les hamburgers, quel que soit leur goût, et les frites, les desserts, les glaces, les cookies, même le café, exhalent ce même parfum de latex rôti, envoûtant quand on a faim mais immonde, immonde quand on est rassasié. Cette odeur de plastique gratiné et de fromage étanche ; de semelles transfusées ; la tétine tiède de cette odeur...à laquelle il fallait ajouter l'odeur des toilettes [...] où on aurait dit qu'on avait fait pousser un bouquet de menthe dans une flaque de merde. 
Elle fut étonnée enfin par le ciel qui, sur les bords de la Seine, se mêlait à l'architecture et n'en achevait rien ; on aurait dit que le soleil priait dans Notre-Dame.La rue Balzac avait une insolence et une légèreté qu'on ne rencontre normalement que dans les rues piétonnes des villes de cent mille habitants. Dans sa partie haute, elle longeait le mur moyenâgeux d'un parc, et au croisement avec l'avenue Friedland une terrasse de café évoquait l'avant d'un bateau ou le plateau d'un nuage. Éjectées depuis l'Arc de triomphe [...], les voitures jouaient au gendarmes et aux voleurs. L'ensemble était digne des meilleures bandes dessinées : les berlines conduites par des grooms sénégalais, les fenêtres sans tain, les tourniquets, une congrégation de Chinois en imperméables jaunes, un homme, un parapluie, partout des flaques éternelles, une tourterelle au milieu d'un carré de pelouse et, bien sûr, le poudroiement blond et noir dans le ciel gris et blanc. 
- Tu devras faire quoi ? demanda Didier.
- On sera dans un loft et il ne faudra pas être éliminé.
- Je ne saisis pas.
- Qu'est-ce qui te gêne ?
- On est toujours filmé pour quelque chose, parce qu'on court vite, parce qu'on chante ...
- Moi je serai filmée pour être moi-même.
- Ils vont forcément te demander quelque chose. S'ils ne t'ont pas dit quoi, c'est mauvais signe.
- Sans parler du fait qu'ils ne la payeront pas, s'indigna Mamie.
- Laissez-la tranquille, dit Sylvie. Ils sont jaloux, ne les écoute pas, ma chérie. Moi, j'en ai entendu parler de Big Brother, c'est très bien comme émission.
- Qu'est-ce qui est très bien ? demanda Didier.
- Et c'est combien, très bien ?
- Maintenant, les films, ça ne suffit plus. Les gens veulent voir la vérité.
- C'est quoi la vérité ?
- Hein, c'est combien, la vérité ?
- Ils veulent voir des gens normaux. Ça devient rare, les gens normaux.
- C'est quoi, la normalité ?
- Et combien ça coûte, hein, la normalité ?
- Oh, vous m'ennuyez !
- De toute manière, intervint Johanna, ça durera trois mois. Il faut le voir comme une espèce d'aventure, ou des grandes vacances si vous préférez. 
- Je ne pars pas à l'aventure ou en vacances avec quelqu'un que je ne connais pas.
- Et moi, si j'accepte, c'est à condition d'être payée !
- Elle sera célèbre, ça ne vous suffit pas ?
- Tout le monde a besoin d'argent, surtout les célébrités. Quand je pense que je vais mourir sans avoir réussi à vous apprendre ça !
[...] elle s'ennuyait tellement qu'elle crut comprendre pourquoi son professeur de physique de seconde avait dit de l'espace qu'il était un cas particulier du temps...
La lumière était celle des plateaux de télévision, sans ombres portées ni recoins, inorganique, produite par des halogènes dont la diffusion aplatissait chaque aiguillon d'espace. Le jardin, pourtant, était à ciel ouvert et encerclé de fortifications ondulées ; mais la lumière du jour, même à midi, n'y pénétrait pas, arrêtée par une voûte de faisceaux pareils à ceux de ces laboratoires où des hamsters couinent avec une telle régularité qu'on jugerait qu'ils comptent.
Nadia et Philippe furent encore filmés deux semaines, après quoi ils sortirent en grande pompe et Elmonde ordonna la destruction du Loft. Les téléspectateurs campés depuis trois mois devant une porte qu'ils n'avaient jamais essayé d'ouvrir étaient rentrés chez eux ou bien avaient rejoint leurs congénères devant le hall du Méridien. À leur place gisaient des sacs de couchage, des boîtes de conserve et des boulettes de Sopalin, des chips, des tessons, des flaques. À l'intérieur c'était du verre pilé, des tringles, le contreplaqué en lambeaux, les étagères renversées et des taches sur le papier peint. Quatre bulldozers vinrent à l'heure dite et rasèrent le Loft, dont on n'avait rien tenu à récupérer à part les caméras ; il ne resta que des monceaux sans intérêt sur un terrain acheté quelques jours plus tard par un expert en salaison.
Au début, Johanna avait essayé d'empêcher sa mère et Edouard de trop communiquer, mais finalement elle avait accepté de faire visiter à Edouard l'appartement familial, car elle avait compris qu'il n'avait pas la même hantise des « beaufs » qu'Antoine Dupré. [...] Johanna n'en avait rien dit à Edouard, mais il lui arrivait de souffrir de cette espèce de ravissement, et de se sentir humiliée, plus subtilement et plus gravement qu'elle ne l'avait été. L'idée la traversait qu'Edouard était venu « se ressourcer » comme ces touristes qui en revenant d'Afrique disent à leurs amis : - Ils sont heureux, tu sais, ils n'ont rien mais ils sont heureux. Ah, ça, tu devrais voir comme ils dansent - vraiment, ils ont le rythme dans la peau ! Et comme un rien suffit à leurs enfants aux ventres gonflés ! »

Quatrième de couverture

Enviée, choisie, désirée : Johanna veut être aimée. La jeune fille ne croit plus aux contes de fée, et pourtant… Pourtant elle en est persuadée : le destin dans son cas n’a pas dit son dernier mot.
Les années 1990 passent, ses parents s’occupent d’elle quand ils ne regardent pas la télé, son frère la houspille, elle danse dans un sous-sol sur les tubes à la mode, après le lycée elle enchaîne les petits boulots, et pourtant…
Un jour enfin, on lui propose de participer à un nouveau genre d’émission. C’est le début d’une étrange aventure et d’une histoire d’amour intense et fragile. Naissent d’autres rêves, plus précis, et d’autres désillusions, plus définitives.

L’histoire de Johanna est la preuve romanesque qu’il n’y a rien de plus singulier dans ce monde qu’une fille comme les autres.

Guillaume Sire est écrivain et enseignant à l'université Toulouse I Capitole. Il a publié des essais et deux romans, Les Confessions d'un funambule (La Table Ronde, 2007) et Où la lumière s'effondre (Plon, 2016).

Les Éditions de l'Observatoire, août 2018
306 pages 

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