lundi 25 mai 2020

Sur la plage de Chesil ★★★★☆ de Ian McEwan

Deux jeunes adultes britanniques, Edward et Florence, prisonniers de leur époque, que tout semble opposé : passions, cadres de vie... feront un bout de chemin ensemble jusqu'au mariage. 
« C'était encore l'époque où le fait d'être jeune représentait un handicap social, une preuve d'insignifiance, une maladie vaguement honteuse dont le mariage était le premier remède. »
C'est le soir de la nuit de noces que nous raconte Ian Mc Ewan, le soir où il ne sera plus possible de faire illusions pour l'un comme pour l'autre. Une nuit de noces savamment contée. S'invitent au menu les souvenirs de leur rencontre, de leurs moments passés à se regarder, dans les yeux, à se combler de tendres et pudiques baisers, à s'aimer simplement, sans attouchements, ou si peu. Le désir est pourtant là pour Edward ; à sens unique. Alors au tournant de leur vie commune, alors que le mariage leur ouvrait la porte de la liberté, l'acte charnel est au coeur des pensées de ces deux êtres. Un aboutissement convoité et immuable pour l'un, redouté et inacceptable pour l'autre. Entre désir charnel et amour incorporel, le fossé se dessine, s'élargit pour devenir le tombeau d'un amour impossible.

Une ambiance particulière, troublante, un roman magistralement orchestré, une plume délicate, profonde et sensible pour nous parler d'amour, de sentiments, des non-dits, de fuite en avant, d'acceptation ou plutôt de non acceptation de l'autre. Remarquable !
« Voilà comment on peut radicalement changer le cours d’une vie : en ne faisant rien. »

« La végétation du jardin s'élevait devant eux, sensuelle et tropicale dans sa profusion, effet encore accru par la douce lumière grise et la brume légère qui montait de la mer, dont le mouvement régulier de flux et reflux produisait comme un lointain roulement de tonnerre, suivi d'un chuintement sur les galets. »

« Ils avaient tellement de projets, des projets grisants, amassés devant eux dans l'avenir embrumé, aussi richement enchevêtrés que la flore estivale du Dorset, et aussi beaux. »

« C'était encore l'époque - elle se terminerait vers la fin de cette illustre décennie - où le fait d'être jeune représentait un handicap social, une preuve d'insignifiance, une maladie vaguement honteuse dont le mariage était le premier remède. »

« Un de leurs sujets de conversation favoris était leur enfance, moins ses plaisirs que le brouillard de préjugés comiques dont ils émergeaient, ou que les diverses erreurs de leurs parents et leurs pratiques d'un autre âge, qu'ils trouvaient désormais pardonnables. »

« Lorsqu'il suggéra qu'elle ne "comprenait" pas vraiment le rock et qu'elle n'était pas obligée de continuer à se forcer, elle avoua ne pas supporter la batterie. Avec des mélodies aussi élémentaires, à quatre temps pour l'essentiel, pourquoi ce besoin de battre sans cesse la mesure, comme par des coups frappés sur une enclume ? À quoi cela servait-il, puisqu'il y avait déjà une basse, et souvent un piano ? Si les musiciens avaient besoin d'entendre le rythme, pourquoi n'utilisaient-ils pas un métronome ? [...] Edward l'embrassa en déclarant qu'elle était la personne la plus conformiste de tout le monde occidental. »

« Quel mépris Florence lui avait témoigné par son cri de répulsion [...] quelle façon de retourner le fer dans la plaie que de fuir sans un mot, le laisser porter seul la souillure dégoûtante de la honte et le poids de l'échec. »

« Ils étaient trop polis, trop coincés, trop timorés, ils se tournaient autour à pas de loup, murmurant, chuchotant, s’en remettant l’un à l’autre, s’approuvant mutuellement. Ils se connaissaient à peine, et ne pourraient jamais se connaître, à cause de ce manteau de silence complice, rarement interrompu, qui étouffait leurs différences et les aveuglait tout autant qu’il les unissait. »

« ... il devait tout de suite chasser ce fantasme, sous peine de jouir trop vite... In extremis, il pensa aux informations et au Premier ministre, Harold Macmillan, homme grand et voûté, l'air d'un morse, ancien combattant couvert de décorations : il incarnait tout ce qui n'était pas la gaudriole, juste ce qu'il fallait. Réduction du déficit commercial. Blocage des salaires et des prix. Certains l'accusaient de brader l'Empire, mais il n'avait pas le choix avec ce vent de changement qui soufflait sur l'Afrique ... Des gens bien informés se plaignaient de ce qu'il ensevelissait la nation sous une avalanche de téléviseurs, de voitures, de supermarchés et autres nuisances. Il offrait à la population ce qu'elle réclamait. Du pain et des jeux. Une nouvelle nation. Et voilà maintenant qu'il voulait faire entrer les Anglais dans l'Europe : comment lui donner tort ?
Enfin calmé. Les fantasmes d'Edward s'évanouirent .... »

« Le fait de tomber amoureuse lui révélait combien elle était bizarre, enfermée dans ses préoccupations quotidiennes. Chaque fois qu'Edward lui demandait : "Comment tu te sens ?", ou bien : "À quoi tu penses ?", elle avait toujours du mal à répondre. Lui avait-il donc fallu tout ce temps pour découvrir qu'il lui manquait une simple aptitude mentale que tout le monde possédait, un mécanisme si ordinaire que personne n'en parlait jamais, un rapport immédiat et sensuel aux êtres et aux autres, ainsi qu'à ses propres besoins, à ses propres désirs ? Toutes ces années durant, elle avait vécu totalement isolée, à la fois en elle-même et d'elle-même, sans jamais vouloir ni oser regarder en arrière. »

« Voilà comment on peut radicalement changer le cours d'une vie : en ne faisant rien. Sur la plage de Chesil il aurait pu appeler Florence, s'élancer pour la rattraper. Il ne pouvait pas, ou ne voulait pas savoir qu'au moment ou elle s'enfuyait, sûre dans sa détresse qu'elle allait le perdre, jamais elle ne l'avait aimé plus fort, plus désespérément, et entendre le son de sa voix aurait été pour elle une délivrance, et elle serait revenue sur ses pas. Au lieu de quoi il était resté là, glacial et muet, sûr de son bon droit, dans ce crépuscule estival, à la regarder fuir le long de la grève, tandis que le bruit de sa course laborieuse se perdait dans celui du ressac, jusqu'à ce qu'il ne reste plus d'elle qu'un point flou, toujours plus petit, sur l'immense route de galets, droite et luisante dans la lumière blafarde. »

Quatrième de couverture

« Ils étaient jeunes, instruits, tous les deux vierges avant leur nuit de noces, et ils vivaient en des temps où parler de ses problèmes sexuels était manifestement impossible… » Le soir de leur mariage, Edward Mayhew et Florence Ponting se retrouvent enfin seuls dans la vieille auberge du Dorset où ils sont venus passer leur lune de miel. Mais en 1962, dans l'Angleterre d'avant la révolution sexuelle, on ne se débarrasse pas si facilement de ses inhibitions et du poids du passé. Les peurs et les espoirs du jeune historien et de la violoniste prometteuse transforment très vite leur nuit de noces en épreuve de vérité où rien ne se déroule selon le scénario prévu.
Dans ce roman dérangeant, magistralement rythmé par l'alternance des points de vue et la présence obsédante de la nature, Ian McEwan excelle une nouvelle fois à distiller l'ambiguïté, et à isoler ces moments révélateurs où bifurque le cours d'une vie.

Né en 1948, Ian McEwan est considéré comme l'un des écrivains anglais les plus doués de sa génération. L'enfant volé a reçu le prestigieux Whitebread Novel Award et, en France, le prix Femina étranger (1993). Amsterdam a été couronné par le Booker Prize for Fiction (1998), Expiation par le WH Smith Literary Award (2002). Nombre de ses livres ont été adaptés à l'écran : Sous les draps, Le jardin de ciment, Un bonheur de rencontre, L'innocent et, tout récemment, Expiation, sous le titre Reviens-moi.
Éditions Gallimard, mai 2008
149 pages
Traduit de l'anglais par France Camus-Pichon

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