vendredi 29 mai 2020

Nirliit ★★★★★ de Juliana Léveillé-Trudel

Portrait sur le vif d'un Grand-Nord sauvage, une immersion vertigineuse dans le froid glacial du territoire de Nunavik, « la grande terre » du Nord-du Québec, territoire des "mangeux de caribous", du chaos ambiant, du blizzard qui achève des vies, des longs mois d'hiver sans lumière assassins, des étés sans nuit.
Le cri du coeur touchant face au drame, au désespoir, un cri aigu, rageur et déchirant qui retentit tout au long de ce voyage en terre hostile où la vie est belle et impitoyable à la fois. Une plongée en terres troublées et troublantes. Véritable plaidoyer pour la cause des Inuits. 
L'envahisseur occidental a flairé l'argent sur ce territoire hostile, l'enjeu économique est de taille, les ressources minières abondent... alors tout comme on a parqué les Indiens, tout comme on les a privés de leur terre, obligés à se plier aux règles occidentales, on agit de même avec les Inuits. On leur apprend ce qui est bon pour eux, on leur enseigne l'anglais, le français, on les paie à ne rien faire, on les assiste, on menace leur mode de vie traditionnel.   
« [...] la terre entière est remplie de connards qui ne pensent qu'à se remplir les poches, comment on fait pour rattraper toutes leurs conneries ? »
Et s'ils veulent continuer à manipuler le harpon et vivre dans des igloos, ils sont alors obligés de s'enfoncer encore plus loin sur le territoire, dans des contrées encore plus glaciales. Sous l'influence et la domination des occidentaux, la vie des Inuits sur le territoire du Nunavik s'est transformée et un décor âpre et féroce a pris place : drogue, suicides, viols, violences conjugales, argent flambé en alcool, les enfants abandonnés, livrés à eux-mêmes, la purge des chiens errants, purge que j'avais découverte lors de ma lecture de "Banquises" de Valentine Goby. 
« Depuis les années 1950, le gouvernement fédéral a procédé à l'abattage massif des chiens de traîneau pour forcer les Inuits à se sédentariser. Cinquante ans plus tard, il leur a remis des millions pour s'excuser, c'est la façon de faire, on fout le bordel et on rachète tout avec l'argent, mais merci mon Dieu, ils ont appris la leçon, ces foutus nomades, ils les abattent massivement eux-mêmes leurs chiens maintenant. »
Le Sud versus le Nord, la civilisation versus la nature, les Blancs versus les Inuits, les conversations versus le silence.  
Un monologue éloquent. La narratrice s'adresse d'abord à Eva, feue son amie, dont le corps repose au fond du fjord, un corps meurtri sous les coups d'un homme, et que la narratrice cherche encore. 
« ...je l'aimais moi aussi, s'il-vous-plaît, expliquez-moi pourquoi je ne la verrai plus. » 
Ensuite, c'est à Elijah, le fils d' Eva que la narratrice parle. Deux histoires, deux vies qui en croisent d'autres, et nous donnent une image de ce qu'est la crisse de vie dans l'arctique canadien, la vie et la folie des autres, dans cette contrée septentrionale douloureusement belle. 
« .. ils marchent depuis tellement longtemps sur la ligne à ne jamais franchir, ils narguent la mort avec tellement d'irrévérences qu'ils sont intouchables. »
Il y a de la rage dans ces pages, mais il y a aussi beaucoup d'amour et de tendresse. Il y a du bonheur et de la joie dans ces mots empreints d'une si grande humanité. 
Merci Juliana pour cette lecture devant laquelle je ne peux que m'incliner, genou à terre ou la démarche vacillante, quand les mots donnent le vertige, glacent et émerveillent à la fois, à vous briser le coeur, des mots qui saisissent et auxquels on se laisse prendre. 
Sti que cette voix du Nord m'a marquée, émue ; et pourvu que celle-ci porte loin la cause des Nunavimmiut (les Inuits du Nunavik). 

« Comment reprocher à quelqu'un de ne pas maîtriser notre langue quand on ne peut rien dire dans la sienne ? Votre langue de plus en plus striée d'anglais, votre langue qui n'a pas suivi les avancées technologiques, votre langue qui ne sait pas dire computer, votre langue dans laquelle les jeunes retrouvent difficilement les vieux, votre langue séduite par Justin Bieber et Rihanna, votre langue qui fond à peine plus lentement que le pergélisol. »

« Je sors de l'avion comme un jouet d'une boîte de céréales et cinq secondes plus tard les enfants s'enfoncent dans mon estomac en m'étreignant comme de petits boas constricteurs. C'est bon d'être à la maison. »

« J'ai souvent le goût de brailler, je ne suis pas nécessairement triste, c'est juste que c'est trop ici, trop beau ou trop dur. »

« Tu sais les Blancs achètent leur viande dans des supermarchés, tout est propre, il n'y a pas de plumes, de poils, et surtout pas de sang, surtout rien pour rappeler que ce truc dans un emballage en styromousse courait et piaillait il y a quelques jours encore. »

« La meilleure façon de tuer un homme, c’est de le payer à ne rien faire. »

« DES FOIS ON SE SENT BIEN et protégés parce qu’on est seuls et tranquilles au bord d’un fjord magnifique, parce qu’on est loin de l’agitation des grandes villes, parce qu’en grimpant en haut de n’importe laquelle des montagnes autour on peut embrasser tout le village d’un seul regard, faire mentalement le chemin du fond de la baie au détroit, voir le ciel qui s’éclate en mille couleurs quand le soleil commence à descendre derrière les falaises. Une beauté en forme de coup de poing dans le ventre, il y a juste la toundra qui fait ça, paysage complètement démesuré et bouleversant tout seul au bout du monde avec si peu de gens pour l’admirer. »

« Nous vivons dispersés sur cet énorme continent, dans des villes et des villages qui portent de jolis noms à faire rêver les Européens, de jolis noms qu'on s'empresse de traduire parce que nous sommes si fiers de savoir que « Québec » veut dire là où le fleuve se rétrécit en algonquin, que « Canada » signifie village en iroquois ou que « Tadoussac » vient de l'innu et se traduit en français par mamelles. Nous avons de jolis mots dans le dictionnaire comme toboggan, kayak et caribou, il fut une époque où des hommes issus de générations de paysans de père en fils entendaient l'appel de la forêt et couraient y rejoindre les Sauvages, il fut un temps où nous étions intimement liés, mais nous avons la mémoire courte, hélas. Nous ne nous souvenons plus de rien, et dans les villes où le béton cache le ciel, des gens occupés marchent sans se regarder sur les routes qui ont fendu la forêt, et parfois leurs yeux se posent sur eux. Eux, les épaves imbibées d'alcool qui ne sont plus l'ombre des fiers chasseurs qu'ils ont été, eux dont les formidables talents ne trouvent plus leur utilité dans notre assourdissante modernité, eux massacrés jusqu'à la moelle par l'une ou l'autre des merdes qui, paraît-il, viennent inévitablement avec la civilisation. Eux comme une maladie honteuse, comme un malaise énorme au bord du trottoir, comme un enfant-problème qui jette l'opprobre sur ses parents. Ils ont quitté leur réserve ou leur village, ils ont abouti n'importe comment sur le ciment de Montréal, Winnipeg ou Vancouver, ils confortent les gens occupés dans la vision qu'il sont d'eux : des ivrognes, des paresseux, des irresponsables.
Ils atterrissent brusquement dans le champ de vision de Charline, secrétaire, cinquante-quatre ans de préjugés soigneusement entretenus comme la haie de cèdre devant sa maison de Sainte-Julie, cinquante-quatre ans de mauvaises teintures, de salon de bronzage et de télé-romans, cinquante-quatre ans dans toute sa splendeur de contribuable outrée qui a mal à son gros bon sens. »

« C'est si simple, pour vous, l'adoption, vous avez le don de tout compliquer, mais pas l'adoption, et je vous aime tellement d'aimer les enfants des autres comme les vôtres, si simplement. [...]
C'est comme en Afrique, c'est bizarre… Comment deux coins du monde si éloignés l'un de l'autre peuvent-ils se ressembler autant?
Ce n'est pas bizarre: tout le monde est pareil au fond. Sauf les Occidentaux. Indian time, African time, Mexican time, c'est le même temps, c'est nous qui vivons à l'envers, et c'est nous qui sommes convaincus d'avoir raison. »
[Nunavik, territoire du nord du Québec, occupé essentiellement par des Inuits]

« [...] on va soigner son hypothermie, mais qui va soigner le reste ?»

« [...] peut-on empêcher un coeur d'aimer ?»

« [...] quand la peine glisse vers l'amertume, le coeur a de drôles d'élan. »

« [...] il y a des gens qui ne viennent pas au Nord que pour faire de l'argent. Moi, j'aime ça, ici. J'aime les enfants, les gens, la langue, les chiens, le paysage, le soleil de minuit, les aurores boréales, les caribous, la toundra, les montagnes, les balades. J'aime qu'on soit douze dans une boîte de pick-up pour descendre la côte de l'aéroport au grand vent. J'aime les paquebots qui mouillent majestueusement dans la baie et tout le va-et-vient autour. J'aime le fjord peu importe sa couleur et son niveau d'agitation. J'aime cueillir les moules à marée basse et sourire intérieurement en me disant que j'ai chassé mon dîner. J'aime les dos blancs des bélugas qui viennent percer la surface de l'eau, quand j'ai été fine. J'aime les enfants qui se ramènent de la marina avec un trophée de pêche presque plus gros qu'eux, le fabuleux omble chevalier. J'aime me coucher sur les rochers, les jours de temps doux, et fixer au loin le détroit d'Hudson qui m'appelle en chuchotant. [...] J'aime ça ici. »

« Moi, je n'ai pas de 22, des fois j'ai peur de ce que je ferais si j'en avais une, j'ai peur d'entrer en furie dans les camps de construction et de tirer sur tous les salauds qui se vident dans des fillettes de treize ans, j'ai peur de castrer un par un les quatre ordures qui se sont répandues sur Julia, je ne supporte plus que tous ces porcs s'en tirent sans égratignures, et on me dira que ça ne se passe pas comme ça, que la justice fait son travail amis la justice ne travaille pas ici, c'est pour ça qu'ils sont si nombreux à régler leur compte eux-mêmes. »

Quatrième de couverture

Une jeune femme du Sud qui, comme les oies, fait souvent le voyage jusqu’à Salluit, parle à Eva, son amie du Nord disparue, dont le corps est dans l’eau du fjord et l’esprit, partout. Le Nord est dur – « il y a de l’amour violent entre les murs de ces maisons presque identiques » – et la missionnaire aventurière se demande « comment on fait pour guérir son cœur ». Elle s’active, s’occupe des enfants qui peuplent ses journées, donne une voix aux petites filles inuites et raconte aussi à Eva ce qu’il advient de son fils Elijah, parce qu’il y a forcément une continuité, une descendance, après la passion, puis la mort.

Juliana Léveillé-Trudel livre un récit d’amour et d’amitié beau et rude comme la toundra. Nirliit partage la « beauté en forme de coup de poing dans le ventre » qu’exhale le Nord.

Éditions La Peuplade, octobre 2015
174 pages
PRIX PANTAGRUEL 2018

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