jeudi 10 septembre 2020

Une bête au paradis ★★★★☆ de Cécile Coulon

"Une bête au paradis" se lit d'une traite, vite, peut-être un peu trop vite...oui mais voilà la langue est belle,  écriture acérée, tranchante, des chapitres brefs, de belles métaphores, une puissance descriptive accrocheuse des personnages, de leurs sentiments, de leur âme « [...] un frère défait [...] aux yeux baignés de larmes et de peine » « Le vert si dur, si beau de ce regard avalé par le temps se transformait en gris, un gris de terre, un gris de jument, un gris qui ternissait tout, amplifiait les petites peurs, les angoisses sans importance. » ....
Alors, oui, je me suis laissée happer par ce petit coin de paradis, dans cette ferme témoin de souvenirs accumulés depuis plusieurs générations, témoin des dures conditions de vie en milieu rural et qui résiste au temps grâce à la vaillance, au courage de deux femmes, Émilienne la grand-mère et Blanche sa petite-fille. 
On pénètre dans l'intimité de cette famille et l'on découvre que la vie dans ce paradis n'est pas toujours simple, ni rose, que l'espoir cède en un éclair de temps sa place au désespoir, que les rancoeurs, les regrets ternissent l'atmosphère, qu'il est un environnement hostile à la quête du bonheur et que comme tout Paradis ... il est bel et bien empoisonné
« Le Paradis était un endroit maudit tenu par un ange au visage aussi creux qu'une gamelle, aux épaules un peu bases, à la poitrine trop large pour ce corps ramassé.
Émilienne ressemblait à ce que la terre avait fait d'elle : un arbre fort aux branches tordues. Ses mains, ses pieds, ses oreilles semblaient grandir en dehors de son buste, tandis que ses jambes, ses hanches et son ventre, noueux, presque inexistant, n'étaient que muscles et os. Émilienne était solide mais cassée, elle avait collecté les morceaux de sa propre vie, se levant chaque matin à l'aube, se couchant chaque soir après Gabriel, Blanche et Louis, consciente que l'un d'entre eux devrait, un jour, lui succéder. »
Une ambiance particulière dans ce roman et une atmosphère qui se noircit et devient au fil des pages de plus en plus pesante, étouffante jusqu'à la chute ... prévisible (ça c'est un peu dommage !). 
Il est question de trahison, de vengeance, d'attachement viscéral à la terre, de passions, de chagrins, d'amour aussi « Comment guérir d’un amour vivant ? » ...dans un environnement circonscrit à la ferme et ses proches alentour. 
Alors que notre familiarité avec la terre s'effrite de plus en plus et que le mode de vie urbain est privilégié dans notre société, ce livre est un hymne aux racines, à la terre ; la confrontation urbain-rural, vie nourricière-population urbanisée qui occupe la toile de fond de ce roman, le rend justement très intéressant.
« Déjà, ailleurs, on s'armait contre la concurrence, d'une cruauté sans pareille, moderne, dévorante, indifférente ; la concurrence sonnait ses cloches dans les campagnes, aux informations on évoquait la détresse des agriculteurs, on parlait des suicides, des impayés, de la solitude affreuse. »
« On construirait bientôt des maisons qui se ressembleraient, jumelles multipliées, fonctionnelles, la ville arriverait avec ses bras de goudron, de peinture et de péages, elle viendrait jusqu'au Paradis et il ferait partie de cette ville rampante. Les hommes et les animaux mourraient pour que les villes continuent de grandir, dévorantes. »
Des personnages denses et bouleversants, à l'exception d'un d'entre eux, que je n'ai pas su percer...

Des verbes comme titres de chapitres qui pourraient résumer à eux seuls ce roman de vies brisées :
Faire mal, Protéger, Construire, Surmonter, Grandir, Tuer, Naître, Observer, Risquer, Fuir, Se tordre, Rêver, Percevoir, Savoir, Guérir, Continuer, Dire, Avoir faim, Séduire, Cacher, Battre, Rencontrer, Sécher, Frapper, Aider, Vieillir, Soigner, Revenir, Attendre, Se retrouver, Aimer encore, Y croire, Être heureux, Vendre, Tomber, Avouer, Pleurer, Cogner, Lire, Remplir, Venger, Surgir, Vaincre, Vivre...

Troisième rencontre avec la plume de Cécile Coulon, et ce ne sera pas la dernière. 

Roman de la rentrée littéraire de septembre dernier, j'arrive un peu après la bataille...Lu pourtant en novembre 2019... Chez moi, il y a la pile de livres à lire (immense) et celle de livres "hérisson", bourrés de post-its marque-pages et de bouts de papier rassemblant mes idées, à chroniquer (conséquente) ;-))

« Ses lèvres vinrent sur les miennes se poser
Et je sentis au coeur une vague brûlante. »
Jules Supervielle, « Le portrait »

« De chaque côté de la route étroite qui serpente entre des champs d'un vert épais, un vert d'orage et d'herbe, des fleurs, énormes, aux couleurs pâles, aux tiges vacillantes, des fleurs poussent en toute saison. Elles bordent ce ruban de goudron jusqu'au chemin où un pieu de bois surmonté d'un écriteau indique : VOUS ÊTES ARRIVÉS AU PARADIS. »

« Au début il cognait sans raison, simplement parce qu'il faisait partie des hommes dont les poings avaient remplacé la bouche, les coups les mots. »

« Lorsque Louis avait réalisé que Blanche n'était plus une petite fille, il se ferma sur lui-même, plein d'une honte, d'une violence qui rappelait celle de son père. Non pas qu'il voulût lever la main sur Blanche : au contraire, cette main qui enfonçait des pieux de bois dans la terre mouillée du Paradis, menait les vaches aux prés, cette main, il voulait qu'elle danse autour des cheveux de Blanche, qu'elle frôle sa nuque, qu'elle l'enveloppe comme quelques années plus tôt l'édredon avait adouci ses blessures. Quand il la vit se transformer sous ses yeux, Louis comprit pourquoi Émilienne avait laissé la petite prendre la grande chambre. »

« Le Paradis était un endroit maudit tenu par un ange au visage aussi creux qu'une gamelle, aux épaules un peu bases, à la poitrine trop large pour ce corps ramassé.
Émilienne ressemblait à ce que la terre avait fait d'elle : un arbre fort aux branches tordues. Ses mains, ses pieds, ses oreilles semblaient grandir en dehors de son buste, tandis que ses jambes, ses hanches et son ventre, noueux, presque inexistant, n'étaient que muscles et os. Émilienne était solide mais cassée, elle avait collecté les morceaux de sa propre vie, se levant chaque matin à l'aube, se couchant chaque soir après Gabriel, Blanche et Louis, consciente que l'un d'entre eux devrait, un jour, lui succéder. »

« [...] elle laissa l'eau froide couler sur ses doigts, se demandant si c'était cela, la caresse d'un garçon, quelque chose de très rafraîchissant par un après-midi brûlant. »

« Ils remontèrent au Paradis en silence, Louis marchait devant. A mi-chemin de la butte il tendit la main pour que Blanche se hisse plus rapidement, mais elle esquiva son geste et devança, soudain enhardie. Alors Louis comprit qu'ici la mort était une affaire de famille que l'on réglait naturellement, ainsi que l'on plie un drap propre. »

« Il n'avait pas pu, ce n'était pas que son corps refuse de la besogne, au contraire, mais Alexandre n'était pas un garçon de grange, d’œufs, de de cornes, Alexandre n'était pas un garçon de marécage, de lisier, de grenouilles, Alexandre était un homme impatient dont les rêves dévorants dépassaient les contours du Paradis, et l'amour qu'il portait à Blanche, son amour d'adolescent, vif, éblouissant, ne suffisait pas à l'immobiliser en ces terres, près de ses pauvres parents, de leur maison étroite, près de la vieillesse d’Émilienne et du regard noir de Louis, près de la mélancolie quotidienne de Gabriel qu'il évitait à tout prix, craignant d'être contaminé par elle. »

« Sa troupe se rassemblait chaque soir et se disloquait chaque matin, sûre de son chef d'orchestre. Le corps d’Émilienne était celui d'une ogresse affamée, d'une rudesse et d'une solidité à toute épreuve, capable de caresses comme de gifles, et tous autour d'elle s'appuyaient sur ce corps pour rester debout. »

« [...] apprendre vite ou mourir. Apprendre vite ou rester à l'arrière du troupeau, et rester à l'arrière du troupeau, pour une fille sans parents que n'attendaient qu'une ferme et un commis amoureux, c'était perdu d'avance. Blanche n'était pas gentille, courtoise, ni polie, mais incroyablement fine, rapide, d'une grande vivacité d'esprit et de parole. Comme deux chevaux de labour, Blanche et sa grand-mère tiraient Gabriel, un garçon naïf, cassé par la mort de ses parents, à travers les plaines de son chagrin. »

« [...] dans ce silence de campagne, elle lui ordonnait de prendre modèle, de continuer, de ne pas se laisser happer par les trous de l'existence qui s'ouvraient devant lui. Elle lui enseignait qu'apprendre à vivre consistait à contourner ces trous. »

« [...] colères et coups sont des fleurs qui poussent en toute saison, même dans des yeux secs, même dans des corps aimés, même dans des coeurs réparés. »

« [Elle] devint une ombre. Une ombre besogneuse, fermée, une ombre de rage et d'abandon. Elle se déplaçait dans sa vie comme une fantôme dans une forteresse, rasant les murs pour s'y enfoncer, devenant invisible ...»

« [...] on ne gère pas un domaine avec des yeux pleins de larmes. »

« [...] il y avait en lui un arbre noir depuis l'enfance, que la mort de ses parents avait arrosé de colère ; elle ne pouvait pas le tomber, cet arbre, seulement couper quelques branches quand elles devenaient trop encombrantes. Elle le rafraîchissait, le frictionnait de ses mots et de son sourire, elle le secouait pour que tombent de son âme des feuilles mortes et des fruits empoisonnés. »

« [Il] lui avait déchiré le coeur comme on craque le papier d'un premier cadeau d'anniversaire. »

« Entendre le prénom d'Alexandre avait réveillé chez elle une bête, créature de désir et de larmes. »

« C'est donc cela, les pleurs, les vrais. Des blessures en avalanche, les muscles, la peau, les os, le sang, qui tentent de sortir par les yeux qui fuient ce navire à la dérive, cette épave incapable d'accueillir d'autres matelots que ceux du passé, dont le pont s'est depuis longtemps écroulé sous le poids de ce grelot, énorme à présent, monstrueux, une gigantesque boule qui grossissait encore. C'est donc cela, les pleurs : le sacre du désespoir. »

Quatrième de couverture

La vie d’Émilienne, c’est le Paradis. Cette ferme isolée, au bout d’un chemin sinueux. C’est là qu’elle élève seule, avec pour uniques ressources son courage et sa terre, ses deux petits-enfants, Blanche et Gabriel. Les saisons se suivent, ils grandissent. Jusqu’à ce que l’adolescence arrive et, avec elle, le premier amour de Blanche, celui qui dévaste tout sur son passage. Il s’appelle Alexandre. Leur couple se forge. Mais la passion que Blanche voue au Paradis la domine tout entière, quand Alexandre, dévoré par son ambition, veut partir en ville, réussir. Alors leurs mondes se déchirent. Et vient la vengeance.

« Une bête au Paradis » est le roman d’une lignée de femmes possédées par leur terre. Un huis clos fiévreux hanté par la folie, le désir et la liberté.

Éditions L'Iconoclaste, août 2019
346 pages
Prix littéraire Le Monde 2019

2 commentaires:

  1. C'est bien de dire du bien des livres surtout quand c'est bien dit...

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    1. Je lis tes chroniques sur Babelio, et à chaque fois, elles font mouche. Alors ton message me touche d'autant plus, merci !

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