jeudi 3 septembre 2020

Buveurs de vent ★★★★☆ de Franck Bouysse

Il y a parfois des évidences, et bien souvent peu de hasard dans mes achats lors de la rentrée littéraire. Des rendez-vous immanquables avec les nouveaux opus des auteur(e)s que l'on apprécie et que l'on attend avec une sourde impatience. 
Lire le dernier Franck Bouysse  était une évidence pour moi ;-) et l'assurance d'un très bon, grand moment de lecture. 
Franck Bouysse manie les mots avec une telle précision, une telle justesse que ce n'est pas du vent que je bois, mais bien ses mots ! 
Il crée des personnages qui ont de l'épaisseur et une atmosphère unique, électrisante et angoissante qui nous saisit, nous rend alerte, si bien que les écrits de Franck Bouysse se dévorent, ou plutôt nous dévorent !

*****
« Quatre ils étaient, un ils formaient, forment, et formeront à jamais. Une phrase lisible faite de quatre brins de chair torsadés, soudés, galvanisés. Quatre gamins, quatre vies tressées, liées entre elles dans une même phrase en train de s'écrire. Trois frères et une sœur nés du Gour Noir. »
Quatre buveurs de vent, Luc, Martin, Marc et Jean/Mabel fils et fille de Martin et Martha, adolescents suspendus au rythme de la vie dans le Gour Noir, vallée perdue au milieu de nulle part, dans une ville ouvrière dominée par Joyce, un tyran riche et puissant qui impose ses règles et fait régner sa loi.
Des adolescents au caractère différent mais bien trempé, des habitants écrasés par leur condition, condamnés à plier l'échine sous le poids de la terreur imposée par des gros bras à la solde de Joyce ...  Quelques ombres au tableau viendront encrasser les rouages pas si bien huilés du tyran et dans la vallée, soufflera comme un air d'émancipation, de liberté, de rébellion, et il sera « temps maintenant de laisser venir une suite de mots, sans désir d’épargner quiconque, pas plus les innocents que les coupables, des mots qui finiront par disparaître, mais qui existeront tant qu’ils habiteront des mémoires. »

"Casse ma carcasse", sûr que ce dernier opus de Franck Bouysse est un bon cru !!
Une fresque humaine d'une poésie rare, belle et étrange à la fois que je ne peux que vous conseiller !  
« [...] sans poésie, le monde n'est que contraintes ; qu'avec, il se déploie en un univers sans limites. »

 


« En exergue
Ils voulaient fuir leur misère et les étoiles leur paraissaient trop loin.
Ainsi parlait Zarathoustra,
Nietzche »

« Quatre ils étaient, un ils formaient, forment, et formeront à jamais. Une phrase lisible faite de quatre brins de chair torsadés, soudés, galvanisés. Quatre gamins, quatre vies tressées, liées entre elles dans une même phrase en train de s'écrire. Trois frères et une sœur nés du Gour Noir. »

« [...] résignée, étriquée, le cœur aussi sec qu'un dune balayée par un vent de rancunes et de regrets. »

« La vie, il faut la laisser déborder tant qu'il y en a. »

« Avec la parole, Martin était comme un géomètre perdu en pleine forêt vierge, à ne jamais savoir où poser les jalons pour tracer un chemin cohérent de mots. »

« Il observa un instant la ligne de fuite par où s'engouffrait le courant sous les ramures des saules pleureurs semblables à de blondes chevelures renversées en arrière. »

« L'obscurité tomba comme un couperet, mais la lune de l'autre côté de la vitre leva lentement le voile de la nuit, crayonnant des silhouettes et des reliefs à l'intérieur de la chambre. »

« [Ce départ] sema de drôles de graines dans leurs têtes, et ils ne tarderaient pas à trouver de quoi les faire germer sur le terreau d'une sourde colère. Chacun à leur manière, ils avaient conscience que leur enfance commune venait d'être amputée d'un membre essentiel et que, s'ils voulaient un jour gagner leur liberté, il leur faudrait boiter jusqu'à elle. »

« La chair est partout, englobe tout. Le cœur est un trompe-l'œil, une approximation, rien de plus qu'une pompe vitale, un mécanisme plus ou moins bien réglé, parfois défaillant. On ne sait d'ailleurs pas bien le situer, un peu plus à droite, un peu plus à gauche. Les chairs, elles, se mélangent. Les cœurs restent à distance. Ne peuvent se toucher. Des arpents de sable séparés d'une frontière gardée par un chien de l'enfer. Le cœur est enfermé, pas la chair. La chair est libre, volatile, volage. Les chairs se nourrissent, s’épaississent au contact d'autres chairs. Elles se rêvent à nu, à vif, et ainsi déchirées rendent le monde plus acceptable, comme une blessure exsangue échappant à la suture, une plaie sans cesse ravivée par l'air vif et piquant des désirs, la nuit comme le jour. Les chairs implorent le tranchant des caresses. Il n'existe pas de mot pour définir l'espace où elles se déploient, la vaste plaine que chacun peut fouler sans souci de la morale. Le cœur est un vieux sage ennuyeux. La chair est un dieu endiablé. »

« Une petite vanne céda et des gouttes de flotte s'étalèrent à la lisière inférieure de ses yeux. Il bascula aussitôt le visage en arrière. Quelques nuages blancs glissaient lentement dans le ciel, comme des chaloupes suspendues au-dessus d'une mer d'huile. »

« Ces livres qui, selon son père, abritaient le diable, le sauvaient lui. La littérature avait la faculté d'ensemencer son imagination et d'épandre sa richesse entre les murailles de la vallée, de transformer les pierres des carrières en diamants bruts, d'inventer un langage nouveau que lui seul était en mesure d'interpréter. »

« À la différence du soleil et des intempéries qui atténueraient irrémédiablement les couleurs des fanions et finiraient même par avoir leur peau, l'acide du temps ne viendrait jamais à bout du souvenir de sa sœur, quoi qu'il arrive. Un souvenir cristallisé en émotion. »

« Quelques gouttes se décrochaient de la voûte, étincelantes comme des cristaux de sel. »

« La colère qu'on engrange, faut bien qu'elle sorte un jour. »

« Je voudrais essayer d'être meilleur.
Matthieu jeta un regard froid sur son père.
À quoi bon ? Je vais pas t'apprendre qu'on dresse pas deux fois le même animal. »

« Ils s'assoient sous la vaste paupière maçonnée, serrés les uns contre les autres, dessinant à eux quatre l'iris de l'œil d'un cyclope inscrit dans la pupille laiteuse du ciel, toujours en leur royaume, échappant ainsi à une destinée cartographiée de longue date par les adultes. Ils inspiraient fort et buvaient le vent qui montait de la vallée, le recrachant en relents de tempête sous leurs crânes d'enfants. »


« On embrasse, on acclimate, on déraisonne, on raccommode, on s’accommode, on marchande, on saisit, on repousse, on ment, on fait ce que l’on peut, et on finit par croire que l’on peut. On veut faire croire aux hommes que le temps s’écoule d’un point à un autre, de la naissance à la mort. Ce n’est pas vrai. Le temps est un tourbillon dans lequel on entre, sans jamais vraiment s’éloigner du cœur qu’est l’enfance, et quand les illusions disparaissent, que les muscles viennent à faiblir, que les os se fragilisent, il n’y a plus de raison de ne pas se laisser emporter en ce lieu où les souvenirs apparaissent comme les ombres portées d’une réalité évanouie, car seules ces ombres nous guident sur cette terre.»

« La beauté est une humaine conception. Seule la grâce peut traduire le divin. La beauté peut s’expliquer, pas la grâce. La beauté parade sur la terre ferme, la grâce flotte dans l’air, invisible. La grâce est un sacrement, la beauté, le simple couronnement d’un règne passager. »

« [...] le silence est une vaste prison où l'on enferme ses peurs. »

Quatrième de couverture

    Ils sont quatre, nés au Gour Noir, cette vallée coupée du monde, perdue au milieu des montagnes. Ils sont quatre, frères et sœur, soudés par un indéfectible lien.
    Marc d’abord, qui ne cesse de lire en cachette.
    Matthieu, qui entend penser les arbres.
    Puis Mabel, à la beauté sauvage.
    Et Luc, l’enfant tragique, qui sait parler aux grenouilles, aux cerfs et aux oiseaux, et caresse le rêve d’être un jour l’un des leurs.
    Tous travaillent, comme leur père, leur grand-père avant eux et la ville entière, pour le propriétaire de la centrale, des carrières et du barrage, Joyce le tyran, l’animal à sang froid…
    Dans une langue somptueuse et magnétique, Franck Bouysse, l’auteur de Né d’aucune femme, nous emporte au cœur de la légende du Gour Noir, et signe un roman aux allures de parabole sur la puissance de la nature et la promesse de l’insoumission.

Éditions Albin Michel, août 2020
392 pages

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