mercredi 9 septembre 2020

Fille de joie ★★★★☆ de Kiyoko Murata

Plongée étonnante dans la prostitution au Japon sous l'ère Meiji, fin XVIIIéme début XIXème,  dans le quartier réservé de Kagoshima.
Une prostitution systémique, organisée et hiérarchisée, et contrôlée notamment pas le biais de l'« Édit de libération des prostituées » (geishōgi kaihōrei 芸娼妓開放令) de 1872.
 Un monde qui semblerait au premier abord (en)cadré, elles y reçoivent éducation et protection ; mais un monde qui n'en reste pas moins un monde sans fond, une prison du désir bestial, une geôle de la débauche dans laquelle les filles survivent en quasi-esclavage, "tantôt flottant, tantôt sombrant". Des familles effroyablement pauvres vend(ai)ent leur fille à des tenanciers, des patrons de maison close. Les filles vendues, asservies, devaient rembourser leur dette (coût le vente initiale, vivres, logis, vêtements, éducation...) tout au long de leur contrat de servitude. Beaucoup n'atteignaient pas cet âge de la "retraite", emportées pas la maladie souvent vénérienne. Et quand leur contrat prenait fin, elles n'avaient que peu de chance de s'en sortir dans une société qu'elles ne connaissaient pas, rejetées comme des parias.
« Un minimum de règles existait à l'intérieur de celui-ci, à l'extérieur aucune. Dedans, c'était l'enfer, dehors, "les enfers". Les filles devaient choisir celui qu'elles préféraient. »
Seules les filles de haut rang avaient la chance de pouvoir élever leur niveau d'intégrité et être rachetées par un client fortunée pour devenir une épouse respectable. 
« Les prostituées de classe supérieure doivent être capables de conduire leur client au septième ciel mais les charmer aussi hors du lit par leurs talents dans tous les domaines, de la lecture à la cérémonie du thé en passant par la poésie et à la danse , la calligraphie . »
"Fille de joie" est un roman d'initiation extrêmement intéressant ; il pourrait se lire comme un essai tant les détails sur les rituels, les coutumes, l'apprentissage pour devenir une bonne courtisane, les codes, les subtilités, etc... foisonnent dans ce récit.
On découvre l'histoire fascinante d'Ichi, une jeune fille vendue par sa famille à un tenancier d'une maison close de Yoshiwara, débarquée de l'île d'Iojima. A l'instar de son île natale, Ichi est une jeune fille au tempérament volcanique, elle est forte, lucide, curieuse, avide d'apprendre. Au contact de son Oïran, de sa professeure et d'autres femmes, elle apprendra que le choix est possible, et la liberté, une réalité tangible. 
Une prise de conscience féministe, un vent de rébellion souffleront alors sur les pages de ce récit, et "mourir sous les vagues" ne sera plus un rêve.
Une écriture intimiste, dépouillée, délicate. Un roman empreint de féminité et d'espoir qui donne envie d'adapter notre chère devise républicaine : Liberté, égalité, sororité !

Officiellement, la prostitution a été abolie au Japon en 1958.
Officieusement, elle existe toujours, à l'abri des regards sous le joug des Yakuzas et le JK business qui exploite des lycéennes en est un triste exemple. 
Sombre réalité. Le Japon, pays de contrastes est passé maître dans l'art de camoufler ses propres démons ; il est définitivement, un pays, parmi tant d'autres, où il ne fait pas bon être femme encore aujourd'hui...

Hitomoto de la maison Daimonjiya. 
Perdue dans ses pensées elle tient une pipe 
et esquisse un vague sourire. 
On ne sait pas vraiment à quoi elle pense 
mais on imagine certainement 
qu’elle se remémore sa rencontre 
avec un beau et fougueux daymio.
    Estampe de Kitagawa Utamaro 







Incipit
SUR LES VAGUES
« La fille arrivée d'une île du Sud ce printemps avait quinze ans.
Le ballot que lui avait remis sa mère contenait deux kimonos faits d'un assemblage de bouts de tissu, qui ressemblaient plus à des chiffons qu'à des vêtements aux yeux de quelqu'un de la ville, et deux ou trois espèces de jupons et de chemises. C'était tout ce dont elle avait muni sa fille avant leur séparation.
Du haut des falaises qui délimitaient son île natale sur trois côtés, on voyait des tortues de mer nager tranquillement dans l'eau transparente. Plus grandes que les hommes, elles se déplaçaient toujours par deux ou trois. Là-bas, le bleu de la mer était traversé de traînées d'un blanc laiteux dues au soufre émis par le volcan actif à l'est de l'île.
Elle avait eu l'impression d'arriver dans un pays étranger lorsqu'elle avait débarqué dans le port de Misumi à Kumamoto au bout d'un voyage de deux jours et deux nuits sur un bateau qui avait contourné la péninsule de Satsuma par l'ouest, en s'arrêtant dans un ou deux ports en route. »

« - Écoute-moi bien, Kojika. Une fille de joie n'a pour partenaires que ses clients et le temps. Tels sont les termes de son contrat. Une fois écoulé le temps convenu, le client s'en va. Elle remet la literie en ordre et c'est tout. Le reste du temps, son corps est à elle et à personne d'autre. Selon moi, aucune femme au monde n'est aussi libre qu'elle. [...]
Une épouse ordinaire, elle, doit toujours être disponible pour son mari. Quand il en a envie, il la culbute et ne lui donne pas un sou. Il lui fait des enfants et elle travaille. Elle est pareille à une bête de somme. Parce que les bêtes de somme, on ne les paie pas, on leur donne juste un peu à manger. Quelle est la différence entre ta mère et une bête de somme ? »

« Un homme âgé était un cadeau pour une novice. C'était ce qu'elle pouvait espérer de mieux. Il ne lui ferait pas de mal. Le souvenir d'une première fois qui s'était passée tranquillement, sans brutalité, tendrement, serait pour la fille une lueur dans les ténèbres qu'elle aurait ensuite à traverser. Un vieillard était comme un dieu du bonheur. »

« La terre s'était dérobée sous les pieds de cette fille de quinze ans qui l'avait découvert. L'institutrice savait ce qu'était ce monde sans fond. Elle se souvenait dans son corps et dans son coeur de ce lieu où les pieds ne trouvent plus le sol, où l'on ne peut ni avancer ni reculer, où l'on s'enfonce un peu plus à chaque pas, où il n'y a de place ni pour le corps ni pour le coeur. »

« Les prostituées et les geishas ayant perdu leurs droits personnels, il n'y a pas de différences entre elles et le bétail. On ne saurait attendre d'un animal qu'il rembourse l'argent pour lequel il a été acheté. De la même façon, on ne saurait exiger des prostituées et des geishas qu'elles remboursent leurs dettes à l'égard de l'établissement qui les a achetés. »

« Il y a dans les familles pauvres un trou noir qui engloutit l'argent, le trou sans fond de la maladie, des blessures, des mauvaises récoltes, des pêches désastreuses. Il ne se comble jamais, quoi que l'on y verse. Ichi le savait depuis qu'elle était enfant. »

« Les mots nécessaires à une fille de joie étaient par exemple ceux qui servaient à écrire une lettre à un client. De gros caractères maladroits ou des petits comme des pattes de mouche le rebuteraient. Une prostituée qui saurait s'attirer les faveurs d'un riche veuf pouvait se faire racheter et devenir sa nouvelle épouse. L'éducation serait pour elle une arme si elle changeait de vie. »

« Il tombait ce matin-là une petite pluie fine aussi persistante que les larmes versées par Hanaji.
Aucune élève n'était encore arrivée dans la classe du cerisier. Une feuille de papier couverte de l'écriture d'Ichi était posée sur son bureau. Quand était-elle venue ?

16 novembre - pluie
Aoi Ichi
Mon père est venu sans rien dire et il est reparti sans rien dire.
Comme le vent.
Comme s'il n'avait pas forme humaine.
Si les parents n'en ont pas, ont-ils vraiment disparu ?
S'ils avaient vraiment disparu, le ciel serait plus vaste.
Et il y aurait plus de place pour les nuages.
Moi je m'en fiche si mes parents n'existent plus.

Maîtresse.
Je vous prie de bien vouloir utiliser ce miroir que j'avais acheté pour ma grande soeur.
Respectueusement.

Un petit miroir était posé sur un coin de la feuille. »

« Les filles étaient arrivées de la mer, des montagnes et des rivières, dans les rues de ce quartier artificiel où la nuit n'existait pas. »

« - C'est trop difficile, maîtresse ! Je n'ai pas assez d doigts pour compter ça.
- Eh bien, emprunte ceux de tes voisines. Si vous ne savez pas compter, vous aurez du mal à quitter le quartier réservé à la fin de votre servitude. C'est simple : compter l'argent, c'est compter votre survie. Maintenant, au travail ! Vous pouvez utiliser les doigts de vos mains et de vos pieds. »

« - Le plus terrifiant dans la vie, ce sont les parents, dit Hanaji. Vous nous enseignez le respect pour eux, maîtresse, mais mes parents à moi me dévorent vivante. Ils vont me vendre et me revendre tant qu'ils peuvent. Mais si je m'enfuyais, je m'en sortirais pas. Je voudrais pour voir leur échapper. »

Quatrième de couverture

L’histoire que voici se déroule au Japon à l’orée du XXème siècle. À quinze ans, Ichi est vendue au tenancier d’une maison close par ses parents – seule possibilité de survie pour cette famille de pêcheurs. Pas vraiment belle, sauvageonne, l’adolescente parle une langue insulaire proche du chant des oiseaux, mais elle est néanmoins placée dès son arrivée sous la tutelle de la courtisane la plus recherchée du quartier réservé. Devenue l’une de ses suivantes, Ichi reçoit de la part de cette dame des leçons d’élégance, de savoir-vivre, elle est initiée aux rites de la séduction, à ceux de la soumission. Et malgré la violence de leur condition, il se trouve néanmoins en ces lieux une chance inestimable pour les prostituées, une possibilité d’échappées qu’Ichi va saisir : la loi oblige les tenanciers de maison close à envoyer leurs filles de joie à l’école.
Assidue, Ichi apprend à lire, à compter, à écrire, elle peut ainsi consigner sa nostalgie, décrire ses peurs quotidiennes. Avec le temps et soutenue par une institutrice, elle prend conscience du pouvoir que lui procure le savoir et, comme d’autres autour d’elle, décide de se rebeller.
Un livre marquant, basé sur l’histoire des prostituées japonaises de l’ère Meiji. Un roman émouvant, porté par le personnage d’une adolescente habitée par les coutumes d’une île du Sud de l’archipel et qui va, contre toute attente, découvrir en ces lieux de tourmente l’existence du choix, celle de l’opposition. Car bien au-delà du contexte c’est de la condition féminine que nous entretient ici, comme dans toute son oeuvre, Kiyoko Murata.

Éditions Actes Sud, avril 2017
271 pages
Traduit du japonais par Sophie Refle
Titre original Yûjokô

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