vendredi 5 octobre 2018

Nos vies ★★★☆☆ de Marie-Hélène Lafon

Une fenêtre grande ouverte, des volets légèrement entrebâillés; il ne m'en a pas fallu davantage pour avoir envie de découvrir ce qui se cachait derrière cette belle couverture. 
J'y ai découvert une bien belle plume, ciselée et précise, qui sonne juste à bien des égards, une narratrice attachante, Jeanne, jeune retraitée, qui nous conte des vies qui coulent, celle de Gordana, une jeune caissière au Franprix de la rue du Rendez-vous, celle d'Horacio, plus très jeune, un habitué du supermarché et de la caisse de Gordana. Jeanne épie, invente, imagine, se souvient et nous transporte dans un monde très réaliste, dans un Paris grouillant de vie,  d'un souvenir à l'autre, d'un sujet à l'autre, d'une solitude à l'autre avec beaucoup de grâce. 
Les descriptions sont riches, incroyables de précision...j'ai adoré certains passages, surtout ceux de la narratrice parlant de sa vie, au point de les relire plusieurs fois, de les écrire. Parfois à contrario, le foisonnement de mots m'a complètement déstabilisée, allant jusqu'à me faire perdre le fil de la lecture...C'est dommage.
Un ressenti mitigé donc. Un avis qui ne doit absolument pas vous priver de lire/découvrir les écrits de Marie-Hélène LAFON, ils valent VRAIMENT le détour.

***********************
« Les seins de Gordana ne pardonnent pas, ils dépassent la mesure, franchissent les limites, ne nous épargnent pas, ne ménagent personne, heurtent les sensibilités des spectateurs, sèment la zizanie, n'ont aucun respect ni éducation. Ils ne souffrent ni dissidence ni résistance. Ils vous ôtent toute contenance. On se tient devant eux, on voudrait penser aux produits, faire les gestes dans l'ordre, sortir déposer ranger, vider remplir, la carte le code. On s'efforce on se rassemble on s'applique, tous, plus ou moins, femmes et hommes, vieux et jeunes et moyennâgés; mais ça traverse, ça suinte, c'est organique. C'est une lueur tenace et nacrée qui sourdrait à travers les tissus, émanerait, envers et contre tout, de cette chair inouïe, inimaginable et parfaitement tiède, opalescence et suave, dense et moelleuse. On aimerait se recueillir, on fermerait les yeux, on joindrait les mains, on déviderait des litanies éperdues, on humerait des saveurs, des goûts, des grains, des consistances, des fragrances ténues ou lancinantes. On y perdrait son latin et le sens commun. Les seins de Gordana jaillissent, considérables et sûrs, dardés. C'est un dur giron de femme jeune et cuirassée.
On ne sait pas où Gordana fut petite fille. Je suppose la fin des années quatre-vingt, l'est de l'Est, et les ultimes convulsions de républiques moribondes. On suppute des faubourgs sommaires, des frères et des sœurs, des plus jeunes et des plus âgés, un père long de visage et long de jambes, les yeux clairs, les dents tôt gâtées, une mère inépuisable et harassée, l'école qui ne suffit pas à sauver, l'une de ces langues rugueuses que l'on dit minoritaires, des chansons en anglais et , très tôt, des rêves d'ailleurs.
Grand-mère Lucie m'appelait sa poulette, ou michonne, ou la sucrée quand j'ai attrapé quinze ou seize ans et qu'elle a cru que je devenais jolie, que je plairais aux garçons, qu'ils me plairaient aussi, que je serais amoureuse. Elle croyait ce que croient, ce que veulent croire toutes les grands-mères quand elles sont rieuses et aveugles, et leur petite-fille, la seule l'unique, attrape quinze ans.
...pendant quarante ans je me suis enfoncée dans le labyrinthe des vies flairées, humées, nouées, esquissées, comme d'autres eussent crayonné, penchés sur un carnet à spirale.
...c'est de la mort, de la maladie, de la perte, de la trahison, de l'absence qui commence pour toujours ou pour longtemps, on ne sait pas, on tient, on fait face, on attend et on s'arrange plus ou moins, on vieillit, on dure.
Je ne crois en rien, nous sommes seuls et nous ne serons pas secourus, mais j'aime les églises alanguies dans le creux des après-midi. Je ne parle ni des cathédrales orgueilleuses ni des basiliques perchées, ni de la Madeleine ni de Saint-Germain-des Prés, ni de Saint-Etienne-du-Mont ni de Saint-Sulpice, je parle des églises sans qualités, des églises de semaine, assoupies, à peine frottées de catéchèse par des dames de bonne volonté que chapeaute de loin un prêtre encore jeune, expéditif et souriant. Même dans les villes, même à Paris, à l'heure du goûter, la trépidance ordinaire reflue dans le ventre des modestes églises de quartier; la température y est à peu près constante, la lumière aussi, le temps s'y oublie, on y berce à bas bruit des douleurs irrémédiables, personne ne demande rien à personne, le confessionnal est vide, les araignées s'affairent, ça sent la poussière froide, ça sent gris, c'est assez laid, on ne sera ni dérangé ni bousculé.
...il y a de la douceur dans les routines qui font passer le temps, les douleurs, et la vie... »
***********************
Quatrième de couverture

J’ai l’œil, je n’oublie à peu près rien, ce que j’ai oublié, je l’invente. J’ai toujours fait ça, comme ça, c’était mon rôle dans la famille, jusqu’à la mort de grand-mère Lucie, la vraie mort, la seconde. Elle ne voulait personne d’autre pour lui raconter, elle disait qu’avec moi elle voyait mieux qu’avant son attaque.
Le Franprix de la rue du Rendez-Vous, à Paris. Une femme, que l’on devine solitaire, regarde et imagine. Gordana, la caissière. L’homme encore jeune qui s’obstine à venir chaque vendredi matin... Silencieusement elle dévide l’écheveau de ces vies ordinaires. Et remonte le fil de sa propre histoire.
Nos vies est le nouveau roman de Marie-Hélène Lafon. Il aurait pour sujet la ville et ses solitudes.

Éditions Buchet-Chastel, septembre 2018
184 pages
« Le monde qu’explore ici Lafon semble certes immobile (caissière assise, client en attente...), et pourtant sa phrase piaffe et rue, animée d’une cadence versatile qui procède par d’infimes vertiges syntaxiques, une cadence dont il émane, pour reprendre une expression de la narratrice, « une grâce tenace ». Ainsi va la prose chez Lafon : proche de la terre, mais le pied léger. »
Claro. Le Monde des Livres.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire